L’objectif convenu lors du Sommet européen de Stockholm, en mars 2001, d’atteindre en 2010 un taux d’emploi de 50 % pour les personnes de 55 à 64 ans, est loin d’être en vue en Belgique. Le débat sur les prépensions reprendra sans doute vigueur d’autant que le nouveau gouvernement sera confronté d’ici peu à des choix budgétaires difficiles. Comment financer notamment la liaison au bien-être des prestations sociales et la réforme fiscale tout en contribuant au Fonds de vieillissement dans une conjoncture au plus bas et des perspectives de reprise lente et graduelle (1) ? Autrement dit, comment faire en sorte que les améliorations sociales soient durables ?


Un rapport de l’OCDE, initialement intitulé « Vieillir au travail : comment promouvoir l’emploi des plus de 50 ans en Belgique ? », vient de sortir de presse sous le titre plus soft : « Vieillissement et politiques de l’emploi – Belgique ». Ce document analyse les systèmes de retrait anticipé de la vie active qui pourraient, sans réformes, nuire à la viabilité financière de la protection sociale. On y constate d’emblée que la diversité des pratiques et politiques en Belgique étonnent les chercheurs de l’OCDE qui comparent plusieurs pays. Si celles-ci sont proches de certains pays comme la France, elles sont à l’opposé dans d’autres pays comme la Suède. Le retrait précoce de la vie active vers 58,3 ans en moyenne pour les hommes et 56,9 pour les femmes (2) correspond à ce que souhaitent les travailleurs, qui l’ont intégré culturellement comme une évidence et même comme un droit. Quant aux entreprises, elles le considèrent comme une modalité de gestion des restructurations et des ressources humaines.

Aux prémices de cette question se retrouve l’objectif énoncé au Sommet de Lisbonne en mars 2000 de relever le taux d’emploi à 70 % pour 2010. Si, pour certains participants à ce sommet, promouvoir un haut taux d’emploi exprimait la volonté de réduire le chômage au sens large, et même de plaider pour le plein-emploi, cet objectif fut attelé à celui de faire de l’UE l’économie « la plus dynamique » et « la plus compétitive » du monde, et de promouvoir une croissance forte en évitant les pénuries de main-d’œuvre qualifiée ou adéquate par rapport aux exigences des entreprises (3). Au Sommet de Stockholm une année plus tard, tablant sur une croissance de 3 % pour 2000-2010, les gouvernements se sont mis d’accord pour assurer en 2010 un taux d’emploi de 50 % des personnes âgées de 55 à 64 ans, étant donné qu’une bonne partie de la réserve potentielle de main-d’œuvre se trouve dans cette tranche d’âge – singulièrement en Belgique où ce taux était de 25,1 % en 2001, contre 38,8 % pour l’Union (et jusqu’à… 66,8 % en Suède). Enfin, en mars 2002, il fut décidé à Barcelone de reculer de 5 ans l’âge moyen de sortie du marché du travail de manière à pouvoir financer les pensions d’une population vieillissante dans le futur sans devoir trop augmenter les cotisations ou les impôts.

Intentions libérales
Les objectifs énoncés dans les sommets européens paraissent très imprégnés de points de vue libéraux. Pour le patronat, promouvoir une croissance forte suppose surtout d’éviter des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs et pour certaines qualifications (surtout en Flandre), de ne pas devoir financer davantage d’efforts de formation dans les entreprises, de ne pas risquer de devoir augmenter les salaires à cause de la difficulté de pourvoir aux postes vacants, et de pouvoir augmenter encore les exigences de qualification à l’embauche pour promouvoir une compétitivité qui développe les exportations et limite la concurrence du reste du monde. Pour cela, il faut élargir l’offre de travail de manière à écrémer le meilleur de la population active potentielle sans augmenter les efforts de formation des entreprises ni dépenser davantage de moyens publics à l’accompagnement des demandeurs d’emploi. L’organisation d’une immigration sélective de travailleurs d’Europe centrale serait un instrument complémentaire de cette stratégie (qui, d’après l’OCDE, rencontre des limites et qui peut avoir pour conséquence d’entraver les potentialités de développement de pays émergents).

Une lecture radicale de cette analyse pourrait être que, d’un point de vue libéral et patronal, cette politique vise aussi à maintenir un chômage suffisamment important même dans les régions les plus prospères, de manière à ce que les augmentations salariales restent modérées et les revendications pour la qualité de l’emploi soient tues. Les luttes syndicales contre les excès de flexibilité et la détérioration des conditions de travail et d’emploi pourraient en effet être aiguillonnées par les difficultés de recrutement des entreprises et s’accentuer au fur et à mesure d’une réduction continue du chômage. Une lecture « plus soft », et plus répandue notamment parmi les économistes, estime que le chômage structurel en termes de travailleurs inemployables restera trop élevé et que les périodes de reprise de la croissance seront freinées par la difficulté de trouver des travailleurs qualifiés. Les projections macroéconomiques à moyen et long terme tablent sur un chômage incompressible élevé et donc sur une politique inchangée en matière d’insertion professionnelle, d’enseignement, etc. C’est considérer qu’on ne peut dépenser plus pour la formation professionnelle et l’accompagnement des demandeurs d’emploi, ni faire plus efficacement, ou que cela ne sert pas à grand-chose. Le pessimisme social est l’allié objectif des réductions d’impôts. Proclamer qu’il faut relever le taux d’emploi (alors qu’on vise le taux d’activité) est un leitmotiv qui occulte d’autres volontarismes possibles par rapport auxquels certains, même à gauche, sont semble-t-il devenus pessimistes. Notamment faute de refinancement des politiques sociales.

Viabilité
Le Sommet de Barcelone a porté l’attention sur un autre objectif : rendre viables les régimes de pension, sans nuire à l’orthodoxie budgétaire considérée comme nécessaire à une politique monétaire anti-inflationniste (d’autant que nombre de gouvernements avaient des programmes ou des options de réduction d’impôts). Avec des perspectives économiques désenchantées, ce qui préoccupe aujourd’hui, c’est davantage le financement des pensions que l’objectif du plein-emploi. En Belgique, si le Bureau du Plan et le Comité d’études sur le vieillissement n’ont pas estimé jusqu’il y a peu devoir tirer la sonnette d’alarme, cela ne saurait tarder. La réforme fiscale et une seconde réduction d’impôts annoncée par les libéraux, d’une part, et les convergences à gauche dans le programme du PS, de l’autre, sont incompatibles tels quels si l’on veut alimenter le Fonds de vieillissement comme il se devrait.
Toutefois, même si les ambitions sociales devront être plus limitées, les convergences à gauche, qui regardaient certainement par-delà la nouvelle législature, restent défendables et même nécessaires à moyen terme. Il y a lieu de s’interroger sur les moyens de financer le coût d’une véritable liaison au bien-être des prestations sociales et d’une meilleure accessibilité à des soins de santé de qualité tout en prémunissant les générations de moins de 50 ans d’une dette publique coûteuse en intérêts ou d’un relèvement excessif des cotisations ou des impôts dans 15 ans. La taxation des revenus du patrimoine et des fortunes est probablement une longue route semée de ralentisseurs. Face au double défi des améliorations sociales et du vieillissement, il faudra donc aussi se demander par quels moyens relever la croissance et la productivité, et dans quelles conditions. Un de ces moyens est sans doute la « qualité de la main-d’œuvre » (formations initiales et continues). Et peut-être faudra-t-il débattre des manières d’allonger progressivement les carrières effectives, pour atténuer la montée du coût des pensions, et des conditions à poser en termes de politiques gouvernementales et de la part des entreprises. À cet égard, le rapport de l’OCDE peut nourrir le débat.

Politiques inadaptées
L’utilisation de diverses formules «relativement généreuses» de retraite anticipée comme amortisseur économique et social a eu, selon l’OCDE, un coût exorbitant notamment pour les régimes publics de pension, sans avoir significativement favorisé l’embauche des jeunes. Dans l’avenir, la part des travailleurs de plus de 50 ans va augmenter tandis que les jeunes souvent plus diplômés seront moins nombreux. Si le degré de recours au départ précoce se maintient, il en résultera une perte de savoir-faire et des difficultés de recrutement de personnes qualifiées qui vont avoir un impact sur les coûts du travail et sur le potentiel de croissance de l’économie. Or, c’est du niveau de croissance que dépendra la capacité contributive des actifs pour financer les transferts sociaux en faveur des personnes âgées dont le nombre ira croissant. Pour inverser cette tendance, une véritable révolution culturelle s’impose, selon l’OCDE. Les employeurs ont tellement utilisé les dispositifs de retrait pour gérer les pertes d’emploi sans conflit majeur et maîtriser la masse salariale qu’ils semblent désormais mésestimer les qualités de leurs travailleurs âgés, croyant qu’ils manquent d’adaptabilité et qu’il n’est pas rentable de leur permettre de bénéficier d’une formation continue vu la durée probable durant laquelle ils resteront encore dans l’entreprise. Même des firmes qui ne sont pas spécialement en difficulté offrent un plan de préretraite aux plus de 50 ans. D’ailleurs, les recrutements à partir de 45 ans sont très limités (3 à 4 % des nouveaux engagés d’après l’Hiva, cf. tableau page précédente) (4). L’OCDE préconise de ne plus écarter précocement les travailleurs de plus de 50 ans « qui sont expérimentés et encore dans la force de l’âge », de mettre en place des systèmes de coopération entre générations, et d’atténuer la revalorisation sur la base de l’âge ou de l’ancienneté qui prévaut à l’égard de 97 % des employés en prenant mieux en compte les compétences et la productivité. Aux Pays-Bas depuis 1994, en cas de licenciement collectif, le groupe des licenciés doit être représentatif de l’ensemble de la structure d’âge de l’entreprise, de façon à limiter les pertes d’expérience et de savoir-faire. Un revirement de tendance demande aussi que les entreprises adoptent une politique des ressources humaines « attentive à l’âge » qui améliore les conditions de travail ainsi que la productivité et l’employabilité des travailleurs âgés, notamment par des possibilités de formations de qualité « tout au long de la vie » reconnues et valorisées sur le marché du travail et par des systèmes de reconnaissance, de certification et de validation des acquis de l’expérience professionnelle. D’après l’OCDE, l’enquête européenne sur les conditions de travail n’indique pas que celles-ci soient particulièrement dégradées en Belgique. Et la proportion de travailleurs exposés à des conditions de travail objectivement pénibles est moins élevée pour les travailleurs de 50-64 ans que pour les autres catégories d’âge. Il n’en reste pas moins que les situations de pénibilité touchent une grande partie des travailleurs et qu’elles influencent l’envie d’arrêter de travailler (Enquête Randstad, 2002). L’âge de départ souhaité est de 55,7 ans en moyenne mais augmente avec l’âge (ou la génération) jusqu’à près de 59 ans pour les travailleurs de 50 à 64 ans. 93 % des prépensionnés ne veulent plus travailler et aucun ne veut retravailler à temps plein.
Les mesures prises par le gouvernement pour maintenir au travail les travailleurs âgés comportent des risques, selon l’OCDE. Trop de travailleurs de plus de 50 ans vont-il opter pour le crédit-temps à temps partiel ? L’obligation d’outplacement sera-t-elle dissuasive pour embaucher des travailleurs à partir de 45 ans ? Le catalogue de mesures prises par les autorités (5) ne serait pas suffisant pour inverser la tendance, « surtout parce que l’attrait des dispositifs de retraite anticipée reste globalement inchangé ». Il y aurait lieu, dès lors, d’instaurer des désincitants et pas seulement des incitants dans le cadre d’une politique coordonnée impliquant les partenaires sociaux. « Les autorités publiques devraient annoncer clairement qu’à terme, elles ne vont plus subventionner les dispositifs de cessation anticipée d’activité », les sommes dégagées servant au maintien dans l’emploi et à l’embauche des travailleurs âgés en difficulté. L’OCDE conseille « de sortir d’un immobilisme défensif et d’innover pour aboutir (…) à un nouveau consensus social dans lequel la protection sociale ne joue pas contre l’emploi des travailleurs âgés ».

L’OCDE fustige particulièrement le fait que les dispositifs sont « excessivement complexes, peu transparents et globalement inéquitables », notamment parce que chacun n’y accède pas dans les mêmes conditions. Une partie des travailleurs écartés bénéficie, par exemple, d’une assurance patronale complémentaire dont les versements ne doivent pas être déclarés à l’Onem et qui, dans certains cas, est la pension du « deuxième pilier » éventuellement versée avant 60 ans et assortie d’un avantage fiscal important (6). Ce qui peut rendre le statut de chômeur âgé aussi intéressant qu’une prépension. On qualifie de « prépension Canada Dry » ces formules au succès grandissant. Pour l’employeur, ce statut est moins cher que celui de prépensionné et est, de surcroît, plus souple (pas de remplacement obligatoire, pas de cotisations spéciales). Le chômeur âgé prenant sa pension à 60 ans et non à 65 ans comme les prépensionnés, coûtera 5 années de plus au régime de pensions. Depuis juillet 2002, les nouveaux chômeurs âgés doivent graduellement se réinscrire comme demandeurs d’emploi jusqu’à leurs 57 ans, mais l’OCDE propose des mesures plus radicales. Encore faut-il que le Forem et l’Orbem leur proposent des offres, mettent l’accent sur l’aide à la recherche d’emploi notamment avec l’aide de conseillers spécifiquement formés, et fassent du démarchage auprès des employeurs. Le rapport propose que les modalités de départ en retraite (conditions de carrière minimale pour partir avant 65 ans, par exemple) évoluent avec la prolongation de l’espérance de vie (7), que l’anticipation donne lieu à une réduction des prestations afin que la décision du travailleur n’occasionne pas de coût supplémentaire pour le régime des pensions, et que le futur pensionné soit régulièrement informé de la pension auquel il a droit afin qu’il choisisse en connaissance de cause. Il est probable en effet que connaître sa pension avant que l’envie d’arrêter soit irréversible soit fortement dissuasif.

Opportunités pour l’action syndicale
Un tel rapport suscite de multiples objections en même temps qu’il interpelle. Mais allons à l’essentiel. L’OCDE dénonce l’immobilisme. Du point de vue des travailleurs, celui-ci risque de faire accepter plus tard des mesures sans contrepartie suffisante et ouvrant la voie aux effets pervers.
Faut-il accepter la main au képi les propositions de l’OCDE et l’allongement des carrières recommandé par l’Europe ? Travailler plus longtemps permettrait certes de ralentir la montée du coût des pensions mais pas nécessairement de grossir le volume des cotisations. La croissance crée de l’emploi, plus que réciproquement, et en termes de compétences, si une partie des retraits précoces constitue une perte non compensée, il y a bien d’autres manques à gagner, surtout du fait de la relégation de personnes dans le chômage ou dans des emplois déqualifiants. Un investissement plus efficace et refinancé dans l’accompagnement et la formation des demandeurs d’emploi et dans la formation des travailleurs occupés qui souhaitent une promotion professionnelle, ou changer de travail, d’entreprise, ou d’activité, peut faire partie d’une négociation pied à pied, année après année, en contrepartie de mesures visant à augmenter le taux d’activité des âgés. Mais sera-t-il possible que l’augmentation du taux d’emploi des âgés ne se fasse pas au détriment des autres catégories d’âge, et que les incitants et désincitants ne profitent pas financièrement aux plus qualifiés au détriment des autres ? Le défi du vieillissement ouvre l’opportunité d’obtenir également des améliorations des conditions d’emploi et de travail, et des possibilités d’aménagement du temps de travail pour une meilleure conciliation entre le travail et les autres aspirations et besoins de la vie, en particulier la vie familiale et de fait surtout celle des femmes. Finalement, l’enjeu principal pour la politique du marché du travail est davantage qualitatif que quantitatif (relever le taux d’activité). Pour financer le coût du vieillissement et une liaison au bien-être des pensions et allocations, il faudra favoriser la croissance et la productivité. Et pour cela, notamment, relever la qualité moyenne de la main-d’œuvre, celle des emplois et celle de la vie professionnelle.
Patrick Feltesse
Fondation Travail-Université

1 « Lendemains économiques de la guerre en Irak: un “remake” de 1991 ? », IRES (UCL), in Regards n°10, avril 2003.
2 Moyenne 1995-2000.
3 Patrick Feltesse, Taux d’emploi et vieillissement, in Démocratie n°21, 1er novembre 2002, pages 5-7.
4 Les entreprises et le recrutement en Belgique en 2000, UPEDI, HIVA, 2001.
5 Cellule ministérielle de conseil pour la gestion des fins de carrière, outplacement, Fonds pour améliorer les conditions de travail des travailleurs de plus de 55 ans, réductions de cotisations sociales pour les plus de 58 ans, pour l’engagement de chômeurs de 45 ans et plus depuis six mois au moins, activation des allocations de chômage pour subsidier le salaire (500 euros pour un temps plein), ouverture de la convention premier emploi en cas de pénurie de jeunes chômeurs, crédit-temps indemnisé à 1/5 ou mi-temps, parrainage et tutorat, maintien des allocations de chômage après une reprise de travail, pension calculée sur le salaire le plus avantageux. Des mesures ont aussi été prises par les Régions ainsi que par le secteur public pour ses agents : un complément de pension pour ceux qui travaillent après 60 ans notamment.
6 Une loi de 2002 supprime graduellement entre 2003 et 2009 l’avantage fiscal si les prestations du deuxième pilier sont versées avant 60 ans.
7 16 ans pour les hommes et 20,3 ans pour les femmes à 65 ans en Belgique en 2001 (Enquête nationale de santé, INS et BFP).

 

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