Il y a dix ans mourrait assassiné Roger Vanthournout, prêtre ouvrier maçon. Révolté par la misère dans laquelle on laisse vivre des jeunes exclus, il avait décidé de recueillir chez lui les plus démunis d’entre eux qu’il rencontrait près de Charleroi et ailleurs en Wallonie, et de leur fournir l’occasion d’apprendre un métier par le travail dans le secteur du bâtiment. C’est ainsi que naquit la première entreprise d’apprentissage professionnel (EAP). En Wallonie et à Bruxelles, celles-ci se développeront ensuite sous la dénomination d’entreprises – ou d’ateliers – de formation par le travail.


C’est peu dire que la crise du marché de l’emploi a mis au devant de la scène sociale les questions de formation et d’apprentissage professionnels. L’initiative de Roger Vanthournout intervient dans les années 1980, c’est-à-dire à une période où le chômage des jeunes croît de manière alarmante. Elle rappelle, si besoin en était, l’importance de l’emploi comme vecteur d’insertion professionnelle, bien sûr, mais aussi et surtout sociale. Aujourd’hui, il existe à Bruxelles et en Wallonie des centaines d’associations de formation et d’insertion.
Dans de nombreux discours politiques (et patronaux), la question de l’adéquation entre qualifications et exigences du marché du travail sera progressivement mise en évidence. Et ce, de manière excessive voire perverse. Car ces discours finiront par attribuer comme principale cause au chômage massif un problème de formation, et particulièrement de formation des jeunes. Dans cette perspective, les 10% de chômeurs que comptent à peu près tous les pays européens ne sont plus un problème collectif, structurel qui renvoie aux nombreux dysfonctionnements de l’économie européenne mais deviennent dans les discours un problème individuel de compétences et de qualifications. Les responsabilités politiques et économiques peuvent alors être tues. L’expression ô combien ambiguë d’ “employabilité” semble résumer à elle seule cette dérive: la question n’est plus “avez-vous trouvé un travail?”, mais “êtes-vous réellement employable? “...
Ce surinvestissement de la formation professionnelle pose également problème aux formateurs, éducateurs et responsables d’associations d’insertion qui se voient investis d’une mission impossible: on finirait presque par attendre d’eux qu’ils résolvent le problème du chômage en lieu et place des responsables économiques et politiques, et en occultant une fois de plus le problème fondamental et complexe d’une croissance économique qui n’est plus suffisamment créatrice d’emplois. Rien d’étonnant dès lors que du côté des acteurs sociaux, la formation et ses liens avec l’emploi soient sans cesse réinterrogés.

Insertion “adaptative”?
Consciente de former des gens qui iront parfois s’ajouter, faire un “come-back” ou avancer d’une place dans la file des chômeurs sans pour autant la raccourcir, certaines entreprises de formation par le travail se sont donc engagées dans une réflexion sur l’économie sociale et la mise en place d’entreprises d’insertion afin de promouvoir l’emploi à long terme. Cette préoccupation révèle un problème plus structurel qui touche au raisonnement même de la politique d’insertion socioprofessionnelle en Belgique. Les évaluations menées à l’initiative du Fonds social européen montrent un secteur de la formation et de l’insertion professionnelle trop centré sur un modèle d’insertion adaptatif, c’est-à-dire qui se conforme aux conditions imposées par le marché de l’emploi mais qui ne remet pas en cause le fonctionnement de ce marché de l’emploi. Ce modèle repose sur un postulat: “C’est le marché du travail et finalement la compétition entre demandeurs d’emploi qui déterminera l’accès ou non à l’emploi des personnes prises en charge. Les exigences du monde du travail et des entreprises sont considérées comme intangibles”1. L’insertion devient alors un outil de qualification des chômeurs et de rotation du chômage (insertion par l’éviction d’autres chômeurs).
Les missions régionales wallonnes, mais aussi d’autres initiatives publiques ou privées plus éparses, sont apparues comme des réactions à ce modèle d’insertion. Une partie, notamment en associant des partenaires sociaux, ont tenté de développer des approches plus centrées sur la demande de main-d’œuvre, pour arriver à des meilleurs taux d’insertion dans l’emploi en aval tout en gardant un volet fort du point de vue de l’accompagnement social. Il s’agit alors de négocier, avec les personnes responsables du recrutement, des profils de compétence propices à l’embauche du personnel peu qualifié mais formé “sur mesure”. On sort alors d’un modèle d’insertion adaptatif, en créant des formes de responsabilisation des employeurs qui atteignent leurs objectifs. Un effet pervers se présente toutefois: le peu de mobilité professionnelle des travailleurs concernés, de manière inversement proportionnelle aux efforts consentis par l’entreprise en termes de formation continuée.
Idéalement seule une démarche dite “d’intrusion” pourrait à terme permettre l’insertion de la majorité du public des opérateurs d’insertion. “Elle se caractérise par une volonté ou une capacité d’agir sur le système productif, de contourner les barrières à l’entrée de la main-d’œuvre, de faire intrusion dans l’entreprise pour les lever.”1 Á défaut, comme la réalité actuelle nous le démontre seuls les plus qualifiés des stagiaires et les moins socialement stigmatisés ont une chance de se réinsérer. Il y aurait pour reprendre la terminologie qui fait référence à “l’employabilité” les employables et les inemployables, c’est-à-dire en quelque sorte les insérables et les non-insérables dans le circuit du travail.
Avec un taux d’insertion variant de 30 à 50%, fourchette proche de la réalité plurielle des opérateurs, se pose une question: que deviennent les publics les plus fragilisés, les “non-insérables”? Pour la plupart, ils retournent à leur situation de départ ou sont orientés vers des dispositifs quasi occupationnels. Ce qui ne signifie nullement que les formations ne servent à rien pour cette partie des usagers. Il est clair qu’elles permettent une remise en selle, en confiance, à niveau et une resocialisation, outils indispensables à une réinsertion. Elles sont aussi parfois l’étape obligée vers une autre formation plus qualifiante.
Néanmoins, si l’objectif d’une plus grande ouverture de l’économie marchande est nécessaire comme le préconise le modèle de l’intrusion, il est insuffisant devant l’ampleur de l’exclusion sociale. C’est pourquoi certains réfléchissent au développement à terme d’une troisième voie, entre marchand et non marchand pour assurer l’intégration sociale de tous, celle d’une économie sociale ou solidaire. C’est la réflexion qu’entreprennent les EFT-AFT et dont l’entreprise d’insertion est la concrétisation.

Gestion sociale du chômage
L’effet de la formation sur l’insertion dans l’emploi dépend largement d’une série de caractéristiques telles que le niveau de diplôme, l’expérience professionnelle ou encore le type de trajectoire avant la formation. Celle-ci est donc un élément positif de la trajectoire d’un individu qui possède déjà des éléments valorisés sur le marché du travail; elle joue un rôle de relance de la trajectoire. Par contre, on l’a vu, elle semble bien ne pas suffir à redresser la trajectoire des publics les plus défavorisés. Ce n’est pas ici la qualité de la formation qui est en cause, mais bien la sélectivité des processus d’insertion professionnelle: la présence d’une formation, quelle qu’elle soit au sein d’un curriculum vitae n’efface pas les autres éléments qui y figurent. Selon Bernard Conter, chercheur à l’Unité de sociologie de l’UCL et auteur de plusieurs évaluations de dispositifs de formation, un modèle d’insertion plus participative, associé à des politiques créatrices d’emploi permettrait une aspiration des travailleurs vers le haut de l’échelle des compétences et favoriserait, par l’abaissement des seuils de compétences exigés lors des recrutements, l’accès à l’emploi des moins qualifiés. Selon lui, l’accès à l’emploi des travailleurs peu qualifiés passe donc (aussi) par la création d’emploi qualifiés. À l’inverse, une obligation de résultat imposée aux opérateurs de formation, le développement des politiques contraignantes vis-à-vis des demandeurs d’emploi et le développement d’emplois peu qualifiés sans perspective professionnelle contribueraient à maintenir les demandeurs d’emploi peu qualifiés dans des processus d’insertion précaires.
La formation seule ne peut-être en finale qu’indirectement créatrice d’emplois. Dans son orientation actuelle, elle participe plutôt à une gestion sociale du chômage par la remise en compétition des individus. De sous-filières de formations à sous-filières d'emplois, c'est alors le spectre de la société duale qui se profile en filigrane...

 

  1. FTU et DULBEA, Évaluation de l’objectif 3 en Communauté française 1994-1995, Bruxelles, 1997, cité par Bernard Conter.
  2. Ibidem

Sources:
Insertion professionnelle: suffit-il de former?, Bernard Conter, Christian Hecq, Olivier Plasman, in Wallonie, n°53, juillet 98.
Rapport de recherche en préparation pour l’Institut des Sciences du travail de l’UCL, Thomas Lemaigre, 1999.

 

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