C’est à ne plus rien comprendre. D’un côté, on nous répète que les citoyens belges croulent sous des impôts totalement excessifs. De l’autre, on nous annonce semaine après semaine que de riches hommes d’affaires français s’installent en Belgique pour payer moins d’impôts. Alors, la Belgique est-elle un enfer ou un paradis fiscal? Et si elle était simplement le pays de l’injustice fiscale… Le revenu du travail d’un ouvrier ou d’un employé y est par exemple davantage imposé que le revenu tiré par un propriétaire bailleur de ses immeubles. Une PME verse généralement plus d’impôts relativement à ses bénéfices qu’une multinationale qui profite d’une ingénierie fiscale. Ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres. Tour d’horizon de cette fiscalité si inégalitaire et pourtant si utile à la collectivité. *

 

 Ces dernières semaines, grâce à l’homme d’affaires français Bernard Arnault et à l’ancien ministre belge des Finances (aujourd’hui en charge des Affaires étrangères) Didier Reynders, la question de l’impôt est revenue à l’avant-plan de l’actualité.
Le premier, en demandant d’être naturalisé belge, a donné l’impression de vouloir fuir son pays, juste avant que les projets d’imposition des hauts revenus annoncés par le président français François Hollande ne viennent lui prendre une petite part de sa très grande fortune... Cela a en tout cas mis en lumière ce qui est souvent dénoncé : notre pays est un paradis fiscal pour les plus fortunés.
Quant au ministre, une visite dans cet autre paradis fiscal qu’est la Suisse l’a amené à proposer un deal entre les deux pays : la Belgique fermerait les yeux sur les capitaux belges évadés et accueillis généreusement par les banques helvétiques, et, en échange, la Suisse lui offrirait une rétribution financière, bienvenue en ces temps de disette budgétaire...
Cela ne peut que renforcer un sentiment très répandu dans l’opinion publique et relayé par des médias souvent fort peu critiques sur la question : les citoyens belges croulent sous le poids d’un impôt totalement excessif et d’un État outrageusement dépensier, et, comme le dit la sagesse populaire wallonne, « c’est toudis les p’tits qu’on spotche... ».
L’objet de ce dossier est de tirer tout cela au clair. En apportant des réponses aux questions que chacun est amené à se poser : qui paye de l’impôt ? À quoi cela sert-il ? Et est-ce équitable ?

L’impôt, c’est quoi, et qui le paye ?

Dans les comparaisons internationales, les chiffres présentés englobent généralement la fiscalité (l’impôt) et la parafiscalité (les cotisations sociales perçues sur les salaires, à charge pour une part du travailleur et pour l’autre part de l’employeur). Ce qui permet de conclure que la Belgique est un pays où les citoyens sont très imposés, puisqu’on compare des pays où la sécurité sociale n’existe pas (et où seuls les citoyens fortunés peuvent se payer une couverture sociale via des assurances privées, comme aux États-Unis) et des pays, comme le nôtre, mais aussi les pays scandinaves, qui disposent d’une protection sociale solidaire très forte.

Commençons donc par ce qui n’est pas de l’impôt, mais qui est souvent perçu comme tel : les cotisations sociales.
Ce n’est pas de l’impôt, car les recettes qu’elles génèrent retournent directement à la sécurité sociale, et non au budget de l’État. Elles sont donc clairement et exclusivement dédicacées à la protection sociale des travailleurs (salariés et indépendants) et à leurs familles. Il s’agit des pensions de retraite, des indemnités de maladie et d’invalidité, du remboursement des soins de santé et des frais hospitaliers, des allocations familiales, des allocations de chômage. Le principe de base est double : c’est une assurance (tout le monde y contribue obligatoirement) et elle est solidaire (ceux qui travaillent payent les retraites des actuels pensionnés, les travailleurs qui n’ont pas d’enfant contribuent aux allocations familiales de ceux qui en ont, les personnes en bonne santé payent pour ceux qui sont malades ou invalides, etc.).
Il faut noter ici une inégalité entre les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants : les premiers payent des cotisations sociales proportionnelles à leur revenu (un cadre supérieur paye davantage qu’un ouvrier non qualifié), alors que chez les indépendants, il existe un mécanisme de plafonnement des cotisations sociales, qui conduit à ce que les indépendants les plus riches, relativement à la hauteur de leurs revenus, contribuent moins que les petits indépendants. C’est une injustice, à la fois entre les salariés et les indépendants, mais aussi entre les indépendants eux-mêmes.

Pour ce qui concerne l’impôt proprement dit, il en existe différentes formes, prélevées soit sur les ménages, soit sur les entreprises (privées et publiques).
L’impôt des personnes physiques est le plus connu : il s’agit de l’impôt sur le revenu du travail, que chaque contribuable qui bénéficie d’un revenu minimal est tenu de payer et pour lequel il remplit chaque année une déclaration d’impôt.
Cet impôt est progressif, c’est-à-dire que le taux de taxation augmente avec le niveau de revenu, en fonction de différentes tranches.
Cette progressivité est toutefois mise à mal par deux phénomènes : la suppression des taux les plus élevés (ceux au-delà de 50 %), qui, décidée dans la dernière réforme fiscale, fut un cadeau fiscal très conséquent aux personnes les plus fortunées ; et le recours systématique et cumulatif aux déductions fiscales de toute forme, qui permettent de réduire fortement l’impôt dû.
Mais chacun paye également de l’impôt sur base de ce qu’il achète, en tant que consommateur : il s’agit ici d’un impôt indirect, constitué essentiellement de la TVA, perçu sur l’ensemble des biens et services, et notamment sur des produits de première nécessité comme l’alimentation et le mazout de chauffage. C’est ici aussi qu’on retrouve les accises, sur l’achat d’alcool ou de cigarettes par exemple.
Les citoyens sont également amenés à s’acquitter d’un impôt lorsqu’ils bénéficient d’un héritage, ou lorsqu’ils sont propriétaires de biens immobiliers.
Ils payent aussi un impôt communal et provincial, très variable selon la commune dans laquelle ils habitent : ce qu’on appelle les centimes additionnels (à savoir un pourcentage calculé sur l’impôt payé en tant qu’impôt des personnes physiques) varie par exemple (pour 2012) de 8,5 % à Charleroi ou à La Louvière, à 5,7 % à Waterloo et à... 0 % à Knokke et à Koksijde.
À côté de l’impôt sur le revenu professionnel, il existe aussi un impôt sur les revenus du patrimoine (capital), qu’il soit immobilier (propriétés mises en location) ou mobilier (épargne, dividendes, etc.). Toutefois, il existe une double injustice au sujet de l’impôt perçu en Belgique sur les revenus du capital : d’une part, il est globalement et largement inférieur à l’impôt sur le revenu professionnel payé par les travailleurs, salariés ou indépendants. Et d’autre part, il n’est pas progressif : cela signifie que les plus gros patrimoines se voient appliquer un taux d’impôt identique à celui qui est perçu sur les plus petits...
Par ailleurs, contrairement à ce qui existe dans la plupart des pays qui nous entourent, les actionnaires belges ne payent pas d’impôt sur les plus-values qu’ils réalisent lorsqu’ils revendent leurs participations ; et contrairement à un pays comme la France, il n’existe pas d’impôt spécifique sur les plus grandes fortunes.

Les entreprises sont également appelées à contribuer à l’impôt, en étant soumises à l’ISOC, c’est-à-dire l’impôt des sociétés, qui est dû en fonction du bénéfice qu’elles génèrent.
Le taux officiel de l’ISOC est de 33,99 %, mais les entreprises disposent d’un arsenal de mesures (plus de 40, selon L’Écho, comme les intérêts notionnels ou les revenus définitivement taxés) qui leur permettent de faire ce qu’on appelle de l’optimisation fiscale, en vue de limiter leur contribution au budget de l’État. Cela réduit très fortement le taux moyen de l’impôt effectivement payé par les entreprises (on parle de 5 % pour les entreprises du Top 20), et ce sont en général les plus grosses et les plus profitables d’entre elles qui ont recours à ce genre de dispositions, ramenant parfois leur impôt à un montant proche de... zéro !
En conclusion, constatons que notre fiscalité a besoin de plus de justice : un revenu tiré de son travail quotidien par un ouvrier ou un employé est davantage imposé que celui obtenu en étant rentier ou propriétaire bailleur de biens immobiliers ; une PME verse en général davantage d’impôt relativement à ses bénéfices qu’une grande entreprise multinationale ; payer de la TVA sur le pain acheté chaque jour coûte plus cher, relativement à son budget, à un chômeur chef de ménage qu’au directeur général d’une grande entreprise.

Et finalement, à quoi sert l’impôt ?
Dans notre conception d’un État moderne, nous attendons de lui qu’il assure à ses citoyens un cadre de vie de qualité, un environnement épanouissant, un espace public où chacun a sa place et se sent en sécurité.
Bien sûr, on n’est jamais complètement dans cette image idyllique, et beaucoup de choses doivent être constamment améliorées.
Il n’empêche, notre pays offre à sa population un système d’enseignement obligatoire qui est, à peu de choses près, gratuit ; des moyens de transport public accessibles, comme le train ou le bus ; un aménagement des villes et des villages qui propose des fonctions collectives variées (en matière de sport, de culture, d’accueil de l’enfance, de services aux personnes âgées, etc.) ; une sécurité des biens et des personnes qui est très largement mieux garantie que dans la plupart des pays du monde, grâce à notre système judiciaire, à notre police, à nos services de secours et à notre protection civile.
Bref, si l’on a parfois l’impression d’être pressés comme des citrons, l’on doit bien reconnaître que nous vivons dans un pays où l’organisation de la vie en société est plutôt meilleure que dans beaucoup d’autres endroits de la planète ; et que cette qualité de vie est principalement due au fait que nous disposons d’un système de redistribution des revenus par l’impôt.
Au MOC, nous sommes de fervents partisans de ce système, mais nous sommes convaincus, avec beaucoup d’autres, qu’il y a un besoin urgent de l’améliorer, en le rendant plus équitable et plus lisible pour l’ensemble des citoyens. C’est, selon nous, une condition nécessaire pour lui redonner sa pleine légitimité, et pour assurer à nous tous et à nos enfants un avenir juste et durable.

 Les femmes et les hommes égaux face à l’impôt?

À partir du moment où l’impôt se calcule à la fois sur les revenus et sur le ménage comme unité de base, il court le risque de reproduire, voire d’aggraver les inégalités entre les hommes et les femmes. En effet, les femmes bénéficiant en moyenne de moindres revenus devraient donc proportionnellement payer moins d’impôts (principe de la dégressivité de l’impôt). Pourtant, les taux moyens d’imposition des femmes et des hommes sont proches. Cette asymétrie entre les revenus favorise aussi la prise en charge des déductions fiscales admises par celui qui a les revenus les plus élevés, généralement, l’homme.
Par ailleurs, les couples mariés ou cohabitants légaux sont imposés conjointement, mais selon des mécanismes qui augmentent la pression fiscale sur les conjointes travailleuses et qui l’allègent sur les époux pourvoyeurs uniques de revenus. Il s’agit plus précisément du « quotient conjugal ». Pour rappel, c’est une mesure fiscale destinée à alléger la charge fiscale des époux et des cohabitants légaux imposés de manière conjointe. Elle permet d’attribuer fictivement 30 % des revenus à un-e conjoint-e à charge, et concerne dans 98 % des cas des contribuables masculins. L’objectif affiché de la mesure était de soutenir les familles. En réalité, elle bénéficie principalement aux familles à hauts revenus et aux ménages de pensionnés, plutôt qu’aux familles à faibles et moyens revenus avec enfants (sans parler des familles monoparentales qui ne sont pas concernées). Ce « soutien » augmente aussi en proportion des revenus déclarés (même s’il est plafonné à 9.180 euros), mais ne donne pas lieu à un crédit d’impôt qui bénéficierait à tous : c’est donc un mécanisme anti-redistributif.

Des pistes : comme pour la sécurité sociale, une piste est l’individualisation des droits. Une réforme consisterait à considérer et faire valoir les droits propres de chaque contribuable plutôt que de fonctionner par des mécanismes de transfert de droits au sein des couples. À l’époque où l’on peut mettre fin à un mariage ou à une cohabitation légale de manière unilatérale, doit-on encore tenir compte des différents modes de vie en commun ? Le quotient conjugal devrait donc aussi laisser place à un système qui améliore l’autonomie économique des femmes, notamment quand elles rencontrent des difficultés sur le marché du travail. Enfin, toute réforme vers une fiscalité plus juste doit aussi atteindre des améliorations en matière d’égalité réelle entre les sexes.

Vous voulez agir ou réagir : www.ciep.be, onglet «campagne» ou par voie postale : CIEP, chaussée de Haecht 579 - 1030 Bruxelles.

 

 La Belgique, un enfer fiscal ?

Votre revenu est de 40.000 euros (salaire annuel imposable), vous payerez en moyenne 14.000 euros d’impôts, alors que, pour une rentrée équivalente, un rentier ou un spéculateur ne paiera que 9.200 euros. « L’enfer fiscal » tant décrié est en réalité un paradis fiscal pour ceux qui ont d’importants revenus immobiliers ou mobiliers (issus de placements financiers). Bernard Arnault et d’autres exilés fiscaux ont bien compris l’intérêt de la Belgique ! Mais pourquoi l’impôt sur l’IPP est-il à ce point inégalitaire en Belgique ? Différentes raisons sont à pointer.
• La progressivité de l’impôt, un des principes de base de la redistribution des richesses, a été supprimée pour les tranches supérieures de revenus. Auparavant, le % d’imposition des hauts revenus était entre 52,5 % et 55 % (supprimé en 2002 par la réforme fiscale du ministre Reynders) et jusqu’à 62,5 % pour les tranches les plus élevées (supprimé en 1998).
• Les revenus mobiliers ne sont pas globalisés : l’impôt n’est pas calculé sur base de tous les revenus, mais de façon différenciée et à taux plus favorables pour les revenus financiers.
• Les déductions fiscales (épargne-pension, travaux de rénovation, titres-services…) et les avantages fiscaux de toute nature ( % de voitures de société le plus élevé d’Europe) bénéficient principalement aux moyens et hauts revenus, et diminuent de facto leur taux d’imposition.
• Lors de vente d’actions, aucune taxe n’est payée sur les plus-values réalisées. La Belgique est un des seuls pays européens à ne pas appliquer d’impôt sur ce type de revenus.
• La fraude et l’évasion fiscales sont principalement pratiquées par des personnes qui disposent déjà de hauts revenus et qui bénéficient de conseils de fiscalistes avisés pour réaliser des montages fiscaux leur permettant d’éluder ou de diminuer fortement leurs impôts. Lutter contre la fraude et l’évasion fiscales n’est possible qu’avec une levée effective du secret bancaire.
• Il n’y a plus de péréquation cadastrale depuis 1975, les revenus immobiliers sont donc taxés sur la valeur des biens en 1975 et non sur les loyers réellement perçus actuellement.
• Aucun impôt sur la fortune (ISF) n’est perçu en Belgique.
• La législation belge n’est pas adaptée à une perception correcte des droits d’enregistrement et de succession.
Tout cela fait de la Belgique un paradis fiscal pour les riches. Le déséquilibre entre la taxation des revenus du travail et ceux du patrimoine doit donc être corrigé en profondeur.

Des pistes : avec le Réseau pour le Justice Fiscale, le MOC revendique notamment:
- la levée complète du secret bancaire et la mise en place d’un cadastre des revenus mobiliers et immobiliers pour taxer correctement l’ensemble des revenus et lutter plus efficacement contre la fraude fiscale ;
- l’instauration d’un impôt sur la fortune (progressif de 1 à 3 % sur les fortunes de plus d’un million d’euros hors habitation propre) ;
- la taxation des plus-values, comme c’est le cas dans la plupart des pays européens.


* Ce dossier a été réalisé par le Ciep, avec la précieuse participation de Catherine DALOZE, Virginie DELVAUX, Thierry DOCK, France HUART, Thierry JACQUES, Olivier LAMBERT, Nicole TINANT, Monique VAN DIEREN, Cécile de WANDELEER • Illustrations Salemi

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