Alors que de nombreux dispositifs ont été mis en place ces dernières années pour favoriser le travail social (Été-Jeunes, contrats de société...), un malaise grandissant s’exprime non seulement du côté de ceux qui sont considérés comme les “receveurs de l’aide” mais aussi de ceux qui sont chargés de la mise en œuvre de ces dispositifs. Le texte que nous publions ci-dessous est un document de réflexion de la Fédération des centres de jeunes en milieu populaire. Il s’agit d’une organisation de jeunesse pluraliste rassemblant principalement des centres de jeunes reconnus qui développent un travail d’animation socioculturel spécifique auprès de jeunes dont les conditions économiques, sociales et culturelles sont les moins favorisées. Un document sans complaisance, reflet d’un certain malaise social, qui doit nous aider à pousser la réflexion et le débat.

 

“La politique sécuritaire revient en force dans le débat politique. En France, la délinquance juvénile fait l'objet d'une attention toute particulière du gouvernement de la gauche plurielle, davantage d'ailleurs sous le mode de la controverse et de la polémique que du consensus. En Belgique, on assiste depuis plusieurs années déjà à une multiplication de mesures en faveur des “quartiers difficiles”, ces quartiers où se concentrent des problèmes de logement, d'emploi, de pauvreté, de violence. On a inventé, successivement, les opérations Été-Jeunes, Été-Sport, les régies de quartier, les contrats de sécurité puis de société, etc. Cet ensemble de mesures tient aujourd'hui lieu de politique sociale. Au point que l'on peut sans doute affirmer que jamais autant d'argent ne leur a été consacré. Pensons particulièrement aux contrats de société (2 milliards de francs), au fonds d'impulsion, à l'aide à la jeunesse, aux interventions des centres publics d'aide sociale, à l'insertion socioprofessionnelle, etc.
Pourtant, on est loin d'assister à une revitalisation de ces quartiers et force est de reconnaître que les problèmes que l'on a voulu résoudre avec ces nombreux dispositifs sont toujours là, voire s'accentuent. La France, qui nous sert de modèle, voit certains “quartiers difficiles” interdits aux forces de l'ordre...

Citoyens au rabais
Quelles leçons tirer de cet échec patent? Tout d'abord, la multiplication des mesures s'est faite sans analyse sérieuse de la portée et de l'efficacité de ces opérations. Dans de nombreux cas, on peut parler d'incohérence (1). Les publics visés ont davantage été considérés comme des consommateurs d'aide sociale que comme des acteurs de développement. Il n'y a pas de reconnaissance du monde populaire, de la culture populaire, qui est une réalité et qui a toujours existé. On parle en termes de “milieu socialement défavorisé”, d'exclus, de minimexés, etc. Et l'on prend des mesures à l'égard de ces personnes, sans les considérer comme des citoyens à part entière. Voici les milieux populaires transformés en receveurs de politique sociale.
La multiplication des mesures sans analyse de l'impact a eu des effets importants sur le travail des acteurs sociaux de terrain. Ceux-ci se sont vus entraînés dans une logique qui privilégie l'action ponctuelle mais médiatique ou spectaculaire au détriment de l'action de fond, plus lente, certes, mais porteuse d'effets à long terme. Sur le plan du financement, les conséquences sont particulièrement négatives: des associations, centres de jeunes, etc. sont actuellement financés en grande majorité par des subsides ponctuels octroyés pour telle ou telle opération, alors que la part des subsides structurels ne cesse de décroître. Certains de ces acteurs se voient contraints de créer de nouvelles structures pour avoir accès à des sources de financement spécifiques (telles que les contrats de société).

Le “marché” du social
Autre leçon: on constate que la politique sociale est de plus en plus contaminée par la politique sécuritaire. Que les deux soient nécessaires ne fait guère de doute, mais il ne s'agit pas de mélanger les objectifs. Est-il vraiment normal que ce soient des commissaires en chef ou des représentants du ministère de l'Intérieur qui viennent présenter à des jeunes d'un "quartier difficile" les actions socioculturelles qui y seront menées (bibliothèques de rue, école de devoirs, etc.)? Qu'en pensent les jeunes? Ils ne savent plus à qui ils ont affaire: animateur, éducateur, contrôleur? Difficile ensuite de se présenter à eux, sans compter qu'une certaine concurrence entre intervenants peut alors apparaître ("Chacun ses pauvres"!). La pauvreté est devenue une sorte de marché. Il faut multiplier l’offre par rapport aux pouvoirs publics pour garantir la subsistance. Dans ce contexte, le "pauvre" est perçu comme un "handicapé social": il n’a pas les acquis suffisants pour participer à la construction de la société. Il faut l'assister, penser pour lui, agir pour lui. Dans cette logique, un jour on se demandera s'il doit vraiment participer à la vie politique et donc voter... Formidable régression! De leur côté, les jeunes expriment leur mal-être par la violence. Ils ne voient pas leur sort s'améliorer, mais permettent la création d'emplois pour sociologues, psychologues et assistants sociaux. Plutôt que de se laisser devenir "les enfants de l’assistance publique" jusqu’à leur mort, ils menacent cette société qui les enferme dans un rôle qu'ils n'ont pas choisi. Lorsqu'ils deviennent adultes, troisième ou quatrième génération de chômeurs, entre la drogue, la psychiatrie et la morgue, l'espace se rétrécit. Il reste alors la politique sécuritaire, l'enfermement, la lutte contre la drogue et le traitement psychiatrique. On n'a jamais autant travaillé sur les effets de la perte de lien social qu'aujourd'hui. Et l'on ne s'est jamais autant trompé. En réalité, la seule cohérence des mesures prises en matière sociale pour ces quartiers, c'est le contrôle de la pression. En d'autres termes, éviter les émeutes.

La reconnaissance sociale
Ces questions doivent également être renvoyées aux intervenants sociaux et culturels afin d'aiguiser leur fonction critique. Il faut, aujourd'hui plus que jamais, se poser des questions sur le fonctionnement du travail social, sur le sens de la mission d'un animateur, d'un éducateur ou d'un assistant social, sur le rôle qu'ils ont à jouer. Est-il encore possible de réaliser un travail social d'émancipation des personnes ou faut-il se contenter de les occuper dans l'attente d'une très hypothétique amélioration du marché de l'emploi, de la situation sociale en général? Sans réflexion critique et sans réponse claire à de telles questions, le risque existe de voir les acteurs sociaux devenir, même inconsciemment, complices ou alibis du jeu que d'aucuns veulent leur faire jouer. La réflexion sur la finalité du travail social ne doit jamais s'interrompre.
Il importe de reconnaître l'existence d'un monde et d'une culture populaire. Il faut prendre le temps de parler avec les gens, surtout avec les jeunes, et d'écouter leurs attentes. Ils veulent du travail, certes. Mais à travers l'emploi, ce dont ils ont besoin, c'est avant tout d'une utilité sociale, une reconnaissance, un moyen de participer activement à la société, de contribuer à la bâtir. Sans la reconnaissance de cette utilité, l'emploi, s'il vient, ne sera qu'un pis-aller. Sans un renforcement du lien social, les infrastructures, les tables de ping-pong, les vidéos, etc. ne seront que l'opium de leur culture. Sans projet à construire ensemble et à réaliser, les régies de quartier ne seront d'aucune utilité. L'urgence est de permettre que les populations se réapproprient des projets. Et cela doit interpeller la société dans son ensemble.”