Le 19 septembre dernier, près de cinquante Roms ont été expulsés de la gare du Nord, à Schaerbeek, où ils avaient trouvé un refuge de fortune. Il a fallu un bras de fer politique pour que, le 5 octobre, la commune de Schaerbeek leur propose un logement provisoire. Cet épisode largement médiatisé n’est que la face visible d’une crise profonde, celle de l’accueil des demandeurs d’asile… dont les Roms sont particulièrement victimes alors qu’une majorité d’entre eux sont pourtant des ressortissants européens !


On ne le dira jamais assez, il ne fait pas bon être Rom en République tchèque, en Slovaquie, en Roumanie et on en passe. Les discriminations qu’y subit cette minorité – la plus importante d’Europe – sont telles que rien n’arrête la fuite de ses membres vers d’autres États européens ; ni des condamnations répétées de ces pays par la Cour européenne des droits de l’Homme, ni l’affectation de 13 milliards d’euros par le Fonds social européen pour élaborer sur place des politiques d’intégration dignes de ce nom.
Mais, au bout de cette fuite, l’accueil qui leur est réservé en France, en Allemagne ou en Belgique n’a ni un avant, ni un arrière-goût de terre promise. Même si la Belgique est loin d’avoir la politique d’accueil la plus dure qui soit, deux difficultés majeures se posent à eux: le manque de places dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile et une discrimination spécifique infligée aux demandeurs originaires d’un pays de l’Union européenne. Paradoxalement.

Crise de l’accueil

En Belgique, les demandeurs d’asile bénéficient d’une aide pendant la durée de la procédure visant à l’acceptation ou au rejet de leur demande. Depuis 2007, cette aide est purement matérielle : ils sont accueillis dans des centres ou des structures financés par l’État fédéral. En théorie du moins, car, depuis trois ans, ce réseau est totalement saturé. En 2010, 7 700 personnes n’ont pas trouvé de place d’accueil… et se sont retrouvées à la rue dans la plupart des cas. Et les choses ne se sont pas améliorées cette année si bien que l’hiver à venir fait craindre le pire.
Pourtant, des solutions existent en cas de saturation des lieux d’accueil. En effet, depuis la révision de la loi « accueil » en 2009, le Gouvernement fédéral peut à nouveau activer un « plan de répartition ». Celui-ci permet de renvoyer les demandeurs d’asile qui ne trouvent pas de place dans les centres vers les CPAS des différentes villes et communes du pays, où ils pourront bénéficier d’une aide financière pour se loger et se nourrir.
Cette solution existe sur le papier, mais reste lettre morte. Notre gouvernement semble en effet très sensible à certaines voix qui ont, ces derniers mois, dénoncé le plan de répartition car sa mise en œuvre risquerait de créer « un appel d’air » et entraînerait un flux ingérable de nouveaux migrants. Cette crainte n’est pourtant pas fondée. En effet, ce système de répartition a fonctionné jusqu’en 2007 et n’a pas provoqué un tel scénario 1. En revanche, il a montré son efficacité, car il a permis de prendre en charge un nombre important de demandeurs en période de crise 2. En outre, la mise en œuvre d’un tel plan permettrait à l’État de réaliser de substantielles économies. Comme le rappelait la Ligue des Droits de l’Homme en janvier dernier 3, un demandeur d’asile hébergé en centre d’accueil coûte 40 euros par jour, soit 1 200 euros par mois, tandis que l’aide sociale pour une personne isolée se limite à 755,18 euros mensuels et atteint, à peine, 1 069 euros pour une famille ; l’économie réalisée serait donc substantielle. En ces temps de crise et d’austérité, cette seule perspective devrait motiver un changement de cap politique radical et rapide. Or, rien ne se passe.

Les Européens pénalisés

Curieusement, cette crise de l’accueil pénalise particulièrement les ressortissants de l’Union européenne, comme le vivent à leurs dépens une bonne partie des Roms de Schaerbeek. Les ressortissants européens jouissent des droits de séjour les plus étendus, certes, mais la concrétisation de ces droits s’avère difficile. Pratiquement, pendant les trois mois qui suivent leur arrivée en Belgique, ils bénéficient du principe de « libre circulation des personnes » et se trouvent donc en séjour régulier. Passé ce délai, ils peuvent prolonger ce séjour en introduisant une demande et en faisant la démonstration qu’ils travaillent en Belgique ou qu’ils y étudient ou, à tout le moins, qu’ils bénéficient de ressources suffisantes pour y vivre. S’ils parviennent à apporter ces preuves, ils bénéficient d’un droit de séjour. Et, paradoxalement, ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils peuvent réclamer un équivalent du revenu d’intégration sociale au CPAS. Toutefois, l’intervention sollicitée ne doit pas constituer une « charge déraisonnable » pour l’État belge 4. Dans la pratique, l’Office des Étrangers ne se prive pas pour utiliser abondamment cette limitation et refuser tout renouvellement du titre de séjour aux personnes qu’il estime trop recourir à l’aide. Faute de revenus suffisants, les Roms parviennent donc difficilement à prolonger un séjour régulier. « Illégaux », la seule aide à laquelle ils peuvent alors prétendre est l’aide médicale urgente. Seule exception à la règle, les familles avec enfants mineurs conservent leur droit à l’accueil dans un centre ou une structure de Fédasil... Mais comme le réseau est saturé, l’exercice de ce droit est généralement illusoire.

Misère de l’asile

Comme toute personne s’estimant maltraitée dans son pays d’origine, les Roms peuvent introduire une demande d’asile, ce qui leur ouvre en théorie les portes d’un centre d’accueil. Mais les choses sont plus compliquées pour les ressortissants européens. En effet, il existe entre les États européens une présomption de respect des droits de l’Homme. Dès lors, les pays de l’Union européenne ne prennent jamais en considération les demandes d’asile des ressortissants d’autres États membres. À l’exception de la Belgique qui seule déroge à cette règle écrite dans le protocole Aznar 5. Notre pays accepte d’étudier les demandes des ressortissants européens et à ce titre devrait leur garantir le droit à l’accueil pendant la durée de la procédure. Mais dans les faits, les ressortissants extraeuropéens sont prioritaires dans l’octroi des rares places qui se libèrent. Les raisons avancées sont que les Européens bénéficient d’une procédure accélérée et peuvent plus facilement trouver du travail puisqu’ils n’ont pas besoin de permis de travail. Conclusions : les demandeurs d’asile issus de l’Union européenne se retrouvent généralement à la rue.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, les choses ne sont pas roses non plus pour les Roms issus de pays non membres de l’Union européenne, comme la Serbie. Car si leur situation juridique de demandeurs d’asile est plus simple et leur droit à l’accueil davantage reconnu, la saturation du réseau rend souvent ineffective l’application de ce droit fondamental.

Ne pas se tromper d’adversaire

Si l’immobilisme politique belge en la matière est indéfendable et doit être fermement dénoncé, il n’en demeure pas moins que les premiers oppresseurs des Roms sont leurs États d’origine. À l’heure où l’Union européenne milite ardemment en faveur du droit de la population lybienne à la dignité humaine, on peut attendre le même discours à l’égard des populations roms qui sont discriminées quotidiennement. Or, l’Union se tait, et son silence ressemble de plus en plus à une caution aux États membres qui bafouent des droits fondamentaux.
Mais la Belgique aurait beau jeu de se retrancher derrière l’assourdissant silence européen. Elle s’est démarquée en ne souscrivant pas à la présomption de respect des droits de l’Homme par l’ensemble des pays de l’Union. Fort bien. Elle accepte d’étudier les demandes d’asiles des ressortissants européens. Parfait. Mais comment comprendre qu’elle les discrimine ensuite lorsqu’il s’agit de mettre en application le droit à l’accueil? Et comment justifier que son gouvernement fédéral se refuse à un minimum de courage politique pour mettre en œuvre un plan de répartition qui préserverait les droits des demandeurs et réduirait les dépenses publiques ? 6
D’autant que les perspectives ne sont pas rassurantes. De plus en plus de parlementaires et partis politiques, flamands en tête (NV-A, VLD, MR), durcissent le ton sur les politiques à mener en matière d’asile et d’immigration. Celles-ci sont revues à la loupe d’un climat ultrasécuritaire dans lequel l’étranger n’est pas le bienvenu. La nouvelle loi sur le regroupement familial en témoigne et laisse présager le pire pour les autres dossiers qui sont à l’agenda parlementaire (réforme du code de nationalité, refonte de la procédure d’asile…). Parvenir à modifier l’approche du problème n’est évidemment pas une mince affaire. Cela passe par un « front » uni des forces progressistes de notre pays pour changer le « bruit de fond » nauséabond qui s’amplifie.

(*) MOC

 

 Schaerbeek, une illustration par l’absurde

Le lundi 19 septembre 2011, sur ordre de la bourgmestre de Schaerbeek, 47 Roms ont été évacués de la gare du Nord. Après un vain détour par Bruxelles-ville, ils ont trouvé refuge sur la place Gaucheret, toujours à Schaerbeek, à l’abri des voitures, mais pas des intempéries. Une semaine plus tard, ils étaient 72 femmes, hommes et surtout enfants en bas âge. La plupart de ces personnes sont originaires d’un pays de l’Union européenne. Présentes sur le territoire belge depuis moins de trois mois, elles étaient considérées comme des «touristes» et n’avaient droit ni à l’aide sociale, ni à l’accueil. Dans l’urgence, le CPAS leur a néanmoins délivré colis alimentaires et premiers soins. Le 5 octobre, le Foyer schaerbeekois a réussi à mettre un bâtiment en attente de rénovation à disposition. Pour raisons juridiques, la bourgmestre a dû délivrer un ordre de réquisition en attendant la conclusion d’une convention d’occupation précaire. Cette solution n’est donc que provisoire. Après les trois mois, ces Roms peuvent faire une demande d’asile à l’Office des Étrangers. Mais, vu la jurisprudence récente, il y a de fortes chances que le Commissariat aux Réfugiés rejettera leur demande au terme de la procédure. Ils se retrouveront à nouveau dans l’illégalité et sans ressources. Sans une politique spécifique pour les Roms, construite par tous les niveaux de pouvoirs, à commencer par l’Europe, ces familles, comme 12 familles slovaques et tchèques contraintes de squatter un immeuble désaffecté à Ixelles depuis le mois d’août, et comme tant d’autres familles à venir, continueront à fuir la misère pour une autre misère.


 


1. En 2005 par exemple, on avait enregistré 15 957 demandes d’asile et en 2006, elles n’étaient que de 11 587, pour un total d’environ 19.941 en 2010.
2. Jusqu’à 42 691 demandeurs en 2000.
3. «Politique d’asile: une opinion publique manipulée», dans Démocratie du 1er janvier 2011.
4. Selon l’interprétation faite par l’Office des Étrangers en Belgique de la directive européenne 2004/229/35.
5. À l’adoption du traité d’Amsterdam en 1997, il était prévu dans le protocole n° 6 – dit «protocole Aznar» – qu’en matière de droit d’asile pour les ressortissants des États membres de l’Union européenne «toute demande d’asile présentée par un ressortissant d’un État membre ne peut être prise en considération ou déclarée admissible par un autre État membre».
6. D’autant que la politique actuelle crée des victimes collatérales : le personnel de certains CPAS (Bruxelles, Schaerbeek...). Vu leur situation géographique, ils doivent gérer plus de demandes d’aide de migrants. Leur personnel n’est de facto pas capable d’y donner une réponse dans les plus brefs délais. Une politique d’accueil bien pensée doit aussi s’accompagner de moyens supplémentaires pour les structures qui doivent en assurer l’application quotidienne.