Ils sont nés en Belgique ou y sont arrivés très jeunes, ils ont fait des "conneries", ils ont purgé leur peine mais se retrouvent expulsés… Longtemps oubliés, les "double peine" reviennent à la une des médias à la faveur d’une campagne française pour l’abolition du bannissement.

En décembre dernier, le cas de Moussa Brihmat, Algérien de 49 ans, a fait couler beaucoup d’encre chez nos voisins français. Né en 1952 en France, où vit toute sa famille, il a été condamné à huit mois de prison pour un trafic de cannabis. Cette peine avait été alourdie en 1995 à cinq ans de prison assortie d’une interdiction définitive du territoire par la cour d’appel de Lyon. Depuis sa sortie de prison, en juin 1997, M. Brihmat a obtenu la garde de ses deux enfants, âgés de 11 et 14 ans, de nationalité française. Il travaille dans une association qui vient en aide aux familles de détenus. Interpellé le 19 décembre dans les locaux de la préfecture du Rhône où il faisait renouveler son titre de séjour, il se retrouve au centre de " rétention administrative " de Lyon-Saint-Exupéry, où il se voit signifier un arrêté d’expulsion vers l’Algérie. Depuis, soutenu par les adversaires de la "double peine", il ne cesse de répéter que, d’une part, il a déjà payé pour sa faute et que, d’autre part, il n’a jamais mis les pieds en Algérie, pays où il n’a aucune attache et dont il ne parle pas la langue. En cas d’expulsion, ses enfants risquent d’être confiés aux services de la DASS. Le ministère français de l’Intérieur a finalement décidé de l’assigner à résidence en attendant que la Cour de Lyon statue sur la peine d’interdiction du territoire. Ce cas de double peine très médiatisé conjugué à la sortie en France du documentaire de Bertrand Tavernier Histoires de vies brisées sur le même thème (cf. encadré) a eu le mérite de remettre à l’avant-plan de la scène politique une problématique que d’aucuns auraient voulu laisser enfouie (1), on est en France, il faut le rappeler, à quelques mois des présidentielles…

En Belgique aussi

Mais la "double peine" n’est pas typiquement française. En Belgique aussi, tant le comité anti-bannissement, créé dans les années 80 par l’avocat Michel Graindorge, que divers juristes et les familles concernées se battent depuis des années pour abroger cette procédure considérée comme inique et cruelle. Elle repose chez nous sur la "loi Gol" du 15 décembre 80 permettant de renvoyer chez eux "des étrangers établis en Belgique qui ont porté atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale". Cela signifie qu’après avoir purgé sa peine, l’individu condamné, loin d’être quitte, se voit notifier un ordre de quitter le territoire et se voit donc interdire l’accès à notre territoire pour une période de dix ans.
Cette mesure fut, et est toujours, appliquée à des personnes nées en Belgique, dont toute la famille y est installée et qui n’ont plus aucun lien avec le pays d’origine. "Soit, ces personnes acceptent de partir, pour le Maroc le plus souvent, avec la quasi certitude d’y ‘galérer’, explique Houria Kembouche, sœur de "banni" et porte-parole du collectif pour l’abolition du bannissement (2) créé en 1998. Soit, et c’est la majorité, elles ne peuvent se résoudre à ce départ et tombent dans la clandestinité ‘dans leur propre pays’". Avec pour conséquences que ces "proscrits n’ont la possibilité ni de se marier, ni de se soigner, ni de travailler... et très vite pour certains, c’est la spirale, sans revenus, dépressifs, ils commettent de nouveaux délits, se droguent, nous avons connu trois décès en trois ans au Collectif. Il est clair que le bannissement trouble plus l’ordre public qu’il ne le protège et plonge souvent les familles concernées dans le drame. " Dans les difficultés financières aussi car, seul, un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, permet d’espérer une situation plus favorable. Une démarche relativement coûteuse : "nous avons introduit un recours pour mon frère, confie Houria Kembouche, il nous en a coûté pratiquement 7.436 euros (soit 300.000 FB)."

Expulsions

En 1991, la Cour donnait toutefois quelqu’espoirs aux bannis. Dans un arrêt dit "Moustaquim", elle arguait du fait que "le droit au respect de la vie privée peut faire obstacle à une mesure d’éloignement". Depuis, les expulsions d’étrangers CEE ou non-CEE de la deuxième génération (installation en Belgique avant l’âge de sept ans) ayant commis un délit sont beaucoup plus rares. Par voie de circulaire, le ministre de la Justice, puis le ministre de l’Intérieur ont indiqué qu’ils n’expulsent plus les immigrés de la seconde génération ni ceux qui ont une famille en Belgique. Ces principes souffrent pourtant d’exceptions, et les circulaires ne constituent que des instructions à l’intention de l’administration auxquelles ne peuvent véritablement se référer la défense de l’étranger. Cet adoucissement de la politique d’expulsion a conduit au début des années 90 à la révision, l’abrogation et la suspension de nombreuses mesures de bannissement contre des jeunes issus de l’immigration. Toutefois, elle n’a pas donné lieu à une mesure générale de levée des double peine et, nombre de bannis n’ont pu bénéficier d’une révision équitable de leur dossier.
Cette population d’éloignés où se retrouvent de nombreux Marocains mais également des Italiens, des Espagnols, des Français, est impossible à chiffrer. Certains sont retournés dans leur pays d’origine, d’autres sont revenus ici dans l’illégalité. "Nous connaissons soixante-six cas au collectif, confie Houria Kembouche, mais de nombreux "bannis" entrés clandestinement en Belgique n’osent pas nous contacter ou bouger, ils ont trop peur de se faire réexpulser. On sait également que lors de l’opération de régularisation lancée en 1999, quelque 1.400 dossiers de bannis ont été rentrés, mais la Commission de régularisation s’est systématiquement dessaisie des cas de bannis et les a renvoyés au ministre de l’Intérieur, Antoine Duquesne, qui refuse leur demande, en majeure partie, pour des raisons d’ordre public. Les dossiers sont actuellement toujours bloqués chez lui."

Une proposition de loi vite enterrée

Il y a trois ans déjà, une partie des familles frappées par la double peine dénonçaient par une conférence de presse, la situation dramatique de leurs frères ou époux, expulsés au terme d’une peine de prison. Depuis lors pratiquement rien n’a évolué. En juin 2001, lors d’une nouvelle conférence de presse, le Collectif, la Ligue des droits de l’Homme, le Mrax et le CBAI dénonçaient toujours les mêmes discriminations : "le dispositif d’éloignement des étrangers condamnés crée des injustices dans l’exécution des peines. À cause de l’examen de leur dossier, nombre de détenus de nationalité étrangère ne peuvent bénéficier ni des congés pénitentiaires, ni d’une libération anticipée. Quant à la réhabilitation du droit de séjour des bannis, une fois la mesure d’interdiction du territoire arrivée à terme (après plus de dix ans !) elle ne leur est pas assurée, loin s’en faut." En fait, leurs demandes de visa ou d’autorisation de séjour sont traitées selon le même régime que celles introduites par de nouveaux migrants. À moins de pouvoir invoquer le regroupement familial, leur chance de revenir légalement en Belgique est particulièrement mince.
Seule une proposition de loi déposée en juin 2000 par Thierry Giet (PS) et co-signée par les députés Vincent Decroly (ex-Ecolo) et Fauzaya Talhaoui (Agalev) pourrait faire bouger les choses. Encore faut-il qu’elle soit inscrite à l’ordre du jour de la Commission de l’Intérieur et qu’une majorité se dégage autour d’elle, "une préoccupation qui ne semble plus à l’agenda politique, même chez les partis qui avaient inscrit la double peine à leur programme avant les élections de 1999", soupire Houria découragée.
Catherine Morenville

    Voir à ce sujet l’excellent dossier réalisé pour la campagne française sur le site : www.unepeinepointbarre.org
    Collectif contre le bannissement, c/o Mrax, rue de la Poste 37 à 1210 Bruxelles, tél. : 02/218.23.71, courriel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.">Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Histoires de vies brisées

La rencontre des “double peine” avec Tavernier remonte à une première grève de la faim, en 1997. Ému, le réalisateur avait promis de revenir filmer. Ce qu’il a fait, en avril 1998, à l’occasion d’un nouveau jeûne de dix hommes. Tous avaient été condamnés, de un à sept ans de prison, pour vol avec violences ou trafic de drogue. Cinq d’entre eux étaient frappés d’une interdiction du territoire français (ITF) – mesure judiciaire –, cinq autres, d’un arrêté ministériel d’expulsion – mesure administrative. Avec, à chaque fois, la même conséquence: l’expulsion. Tous avaient leur famille en France, souvent une femme et des enfants. Deux d’entre eux y étaient même nés. Des "invisibles". Le film raconte leur histoire. Et s’efforce de montrer que la double peine, l’ajout d’une peine de bannissement à une peine d’emprisonnement touche non seulement la personne condamnée, mais aussi sa famille.

Face à la caméra, visage amaigri, Abdel Chaba résume: "C’est une peine, plus une autre, plus une autre..." Le gréviste de la faim poursuit: "On est obligé de mettre nos vies en jeu pour être entendu. Je suis en France depuis trente-cinq ans, j’ai travaillé, cotisé. On est des invisibles." Ahmed Hassaine est arrivé d’Algérie en 1965, à 2 ans, il y est renvoyé en 1987. Il raconte le choc de l’expulsion. "J’ai grandi avec Jacques Martin à la télé, je comprenais rien. Ici, on vous apprend les droits de l’homme; là-bas, tout est bafoué. Toute l’éducation que j’ai eue ici, je me suis senti dupé... On nous jette hors de France: on est pire que les déchets radioactifs. "
En 1998, après cinquante jours de jeûne, un médiateur est nommé par le gouvernement Jospin. Les grévistes obtiennent l’autorisation de travailler, avec une assignation à résidence de six mois. Tavernier filme l’enthousiasme de Lila, compagne de Moncef Khalfaoui, l’un des grévistes, quand elle évoque sa "première fiche de paye". "J’étais prête à la faire publier, tellement j’étais émue." Mais le réalisateur montre aussi son abattement quand, plus tard, l’interdiction du territoire est confirmée. "C’est un tatouage", dit-elle, accablée. Lila entame alors à son tour une grève de la faim, toute seule, et espère une grâce présidentielle qui ne viendra pas. Les autres lui rendent visite. La caméra tourne. Mohamed Mezguiche, en France depuis 1969, dit à Lila: "On a 40 ans, des enfants, où est ce qu’on irait faire les cons? "

Où se trouve l’équité

Le film de Bertrand Tavernier sur la double peine, dont il faut saluer le courage et l’engagement, relance le débat sur cette question qui pose un double problème : celui de l’équité et de l’universalité de la loi, et celui du respect des droits de l’homme, quand le pays destinataire n’est pas un pays de droit, où n’existe pas le minimum de protection juridique. Il faut espérer que le film aide à la prise de conscience des politiques et des magistrats sur une pratique certes légale, en ce qu’elle est conforme à la loi, mais fondamentalement injuste, en ce que la loi est en décalage avec la complexité de la réalité sociale.
Courrez donc voir le film, emmenez votre voisin socialiste, écolo, social-chrétien et votre oncle libéral (surtout lui !). Organisez autour de lui, des débats avec vos associations et votre syndicat. Soutenez la campagne pour changer la loi qui sera bientôt lancée par le Collectif pour l’abolition du bannissement en collaboration avec la Ligue des droits de l’homme et le Mrax. Infos sur la diffusion du film auprès de la Ligue des droits de l’homme, tél. : 02/209.62.80.
C.M.

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