Le concept de « mixité sociale » est un concept en vogue, mais controversé. Qu’il s’agisse d’enseignement (et de la série de décrets censés le traduire) ou des politiques de la Ville et du logement, quand on se demande exactement ce que cette notion recouvre, les réponses sont floues.


Le Centre pour l’égalité des chances et de lutte contre le racisme s’est penché sur le volet « logement », en particulier le logement social, à travers une étude et une matinée de réflexion toutes deux intitulées : « Diversité et discrimination dans le logement social : pour une approche critique de la mixité sociale » 1. Questions de fond des débats : qu’est-ce qui entre dans la définition de la mixité sociale : la différence de revenus, de générations, de cultures, etc. ? Peut-on réduire la fracture sociale en réduisant la distance spatiale ? Et si oui, comment ? Comment la mixité sociale est-elle abordée par les trois Régions de notre pays ? Enfin, est-ce que les pratiques actuelles de mixité sociale, aussi louables soient-elles, n’entraînent pas des risques de discrimination ?
Fait rare en politique : les plaidoyers en faveur d’une plus grande mixité sociale trouvent un écho dans l’ensemble du spectre politique, depuis les idéologies égalitaires jusqu’aux conceptions néolibérales. Divers arguments sont avancés, certains étant plus ou moins accentués en fonction de la couleur politique. Il s’agirait essentiellement de favoriser la mobilité sociale et l’égalité des chances ; favoriser la cohésion sociale et lutter contre le racisme et les conflits interethniques ; améliorer le contrôle social et la cohabitation. À ces arguments s’ajoutent des aspects fonctionnalistes (accroître les ressources financières des communes et des sociétés de logement social, réduire les coûts de l’entretien, de la sécurité…).
Mais la mixité sociale peut aussi être politiquement instrumentalisée afin de pouvoir discuter de problèmes de société sans devoir s’attaquer à leurs causes sous-jacentes. Elle permet par exemple de lutter contre la pauvreté visible plutôt que de s’attaquer à l’inégalité dans notre société ou encore d’aborder la question de la désidentification ethnoculturelle au lieu de s’en prendre au terreau du racisme et du repli communautaire. Autre critique : la mixité sociale ne s’envisage généralement que dans un seul sens : on se soucie « d’injecter » de la classe moyenne dans des quartiers défavorisés, alors que certaines communes dites « riches » refusent d’accueillir du logement social 2.

Mixité et logement social

Le logement social n’a pas bonne presse, suite notamment aux polémiques et affaires de corruption qui l’ont affecté ces dernières années. Par ailleurs, les sociétés de logement social mettent en avant un certain nombre de problèmes spécifiques, entre autres l’intolérance croissante entre les locataires et la dégradation de la cohabitation. On observe aussi une concentration de locataires fragilisés dans certains quartiers et un affaiblissement du profil socio-économique des locataires sociaux — tout comme pour les locataires privés, d’ailleurs. Pour briser cet engrenage de ségrégation sociale, les plaidoyers pour une plus grande mixité dans le logement social ont refait surface. Et ses détracteurs aussi.
Des associations de locataires et organisations syndicales critiquent par exemple l’évolution vers des règlements d’attribution par lesquels on essaie de corriger la mixité sociale dans le logement social.
Notons que notre pays se distingue d’autres États européens en ce sens qu’après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique a surtout encouragé la construction d’habitations particulières et donc l’accès à la propriété, plutôt que la construction de logements sociaux.
Dans le secteur du logement social, l’accès à un logement est sélectif par nature puisqu’il s’agit de permettre à des personnes à faibles revenus d’avoir accès à un logement financièrement abordable. L’étude vérifie si les pratiques actuelles de mixité sociale, par le biais du patrimoine et des mécanismes d’attribution, n’entraînent pas des risques de discrimination.
Prenons l’exemple d’un programme de construction tendant à mélanger différents types de logement. Si cette démarche semble à première vue être un moyen objectif de tendre à la mixité sociale au sein d’un quartier ou d’un immeuble, elle implique également un risque de discrimination si elle n’offre pas, à dessein, un certain type de logement. On pourra par exemple limiter l’afflux de familles immigrées en ne construisant pas de logements comptant un grand nombre de chambres.
Les chercheurs ont également eu vent de rumeurs selon lesquelles certaines sociétés de logement social tentent d’influer sur la composition de la population de certains quartiers ou immeubles en interdisant les antennes paraboliques ou en proposant des logements dont la cuisine est ouverte (« ce qui passe mal dans les familles musulmanes traditionnelles du fait de la séparation des hommes et des femmes »).
En ce qui concerne les mécanismes d’attribution, on peut dire de manière générale que le renforcement des règles d’attribution et de leur contrôle a fortement réduit les abus et les discriminations dans le secteur du logement social. Auparavant, les pratiques d’intervention politique et de discrimination institutionnalisée, comme les « quotas ethniques », étaient encore très répandues. En principe, la nouvelle législation exclut de telles dérives.

De la théorie à la pratique

L’intérêt de l’étude n’est pas uniquement de proposer un état des lieux de la question de la mixité dans le logement social en Belgique. À travers une série d’interviews réalisées auprès de représentants de société de logement social, des pouvoirs locaux ainsi que des organismes représentant les locataires, complétées d’une analyse de cas à l’étranger, elle a permis de confronter la théorie à la pratique et de rapporter les intérêts et les faiblesses de chaque approche. La démarche se révèle particulièrement intéressante dans un domaine où le choc est grand entre l’idéal de mixité sociale auquel on prête toutes les vertus et la réalité du terrain. Des interviews émergent d’ailleurs de vives critiques, mais aussi de nombreuses pistes de travail, que nous présentons dans les lignes qui suivent.
– Accroître l’offre de logements sociaux. Plus l’offre de logements sociaux est large, plus la diversité des habitants peut être grande. À cet égard, un premier risque de discrimination apparaît d’emblée en raison d’une répartition inégale de cette offre. Le risque subsiste que certaines communes, en refusant délibérément de proposer des logements sociaux, discriminent les habitants qui ont droit à ce type de logement et empêchent ainsi certaines catégories sociales indésirées de venir s’installer chez elles.
– Tendre vers davantage de mixité dans les nouveaux quartiers. C’est une planification urbanistique bien réfléchie, qui vise à mêler différents types de logements (privés et sociaux, locataires et propriétaires), qui doit empêcher le développement de nouveaux quartiers « ghettos ». Ceci exige, en plus d’une concertation entre les différents acteurs, un éventail d’outils urbanistiques adaptés permettant de tendre vers une plus grande mixité sociale. Ainsi, les administrations locales ou les sociétés de logement social justifient souvent le nombre restreint de logements de grande taille par le fait qu’elles ne disposent pas de suffisamment de moyens financiers. Mais il s’agit aussi, dans les trois Régions, d’une stratégie bien connue pour empêcher des familles immigrées de venir s’établir dans un quartier ou une commune.
– La restructuration de cités sociales dont le patrimoine locatif est vieilli peut être une piste recommandée dans certains cas. Il faut toutefois être attentif à ce que la clé de répartition des logements, et la sélection de ceux qui devront quitter le quartier ou qui pourront y rester ne visent pas particulièrement certaines personnes ou certaines catégories de la population.
– L’utilisation de quotas implique que l’on fixe des pourcentages à atteindre pour certaines catégories d’habitants (par exemple des personnes ayant des revenus plus élevés ou des ménages traditionnels) au moyen d’un règlement local d’attribution. La législation permet de le faire en Région wallonne et en Région flamande au cas où des problèmes de cohabitation se poseraient dans un quartier. Mais ce type de politique entraîne toujours des effets secondaires.
– Le placement permet à une société de logement social de décider qui occupera quel appartement dans un quartier ou un immeuble. En vue de garantir de bonnes relations de voisinage, on s’efforce par exemple d’éviter de mettre une famille nombreuse avec des personnes âgées, un Palestinien à côté d’un juif orthodoxe, un pédophile condamné à côté d’une école... ou d’empêcher de trop grandes concentrations dans un même bâtiment de toxicomanes ou de personnes ayant des problèmes psychologiques. De telles pratiques sont possibles en Région flamande et dans la Région de Bruxelles-Capitale, dans les limites de la législation. En Région wallonne aussi, il est possible de tenir compte de dossiers individuels grâce à un système comportant six listes de candidats-locataires et une double clé annuelle de répartition.

Recommandations

Une société de logement social ne contrôle pas complètement, tant s’en faut, la composition d’un quartier. Il semble toutefois qu’il y ait consensus au sein des diverses administrations locales et sociétés de logement social sur la nécessité de pouvoir adapter la composition de la population dans le logement social pour obtenir une meilleure mixité sociale. Il est dès lors crucial que la politique explicite, pour les trois Régions du pays, les objectifs stratégiques du secteur locatif social et la vision que l’on en a dans le cadre de la politique de logement.
La possibilité de tendre vers davantage de mixité sociale dans le logement social dépend dès lors étroitement des objectifs et du public cible. Si l’on opte pour un modèle de type « protection sociale », cela implique un patrimoine social peu étendu qui entraîne dans tous les cas une population précarisée homogène. Si l’on opte pour un modèle de « logement populaire », une plus grande diversité est possible parmi les locataires.
Les recherches montrent qu’on ne peut pas se fier aveuglément à la mixité sociale comme outil de prévention des problèmes de cohabitation. La particularité du groupe cible et les besoins sur le terrain exigent que le logement du groupe cible soit encadré socialement. Un encadrement social bien développé peut contribuer tant à la cohésion sociale qu’à une bonne qualité de vie.
Depuis le début des années 1980, la crise a profondément modifié le profil des bénéficiaires du logement social. Le marché du logement social n’est pas seulement confronté à un vieillissement et à une plus grande diversité de sa population, mais de plus en plus aussi aux conditions de vie précaires de réfugiés et à une demande croissante de personnes handicapées et de chômeurs de longue durée. Il faut s’attaquer en priorité à la source du problème, la pauvreté dans la société.



1. L’étude définit le concept de « mixité sociale » dans la politique du logement comme le « mélange d’habitants, à l’intérieur d’un territoire géographique délimité, qui diffèrent par la classe sociale ou le statut socio-économique, l’origine ethnique ou le bagage culturel, la phase de l’existence dans laquelle elles se trouvent (dont l’âge) et le profil familial ou le type de ménage ».
2. Voir aussi les chiffres publiés par le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale : www.luttepauvrete.be (rubrique Faits & chiffres et rubrique publications : Rapport 2008-2009, Lutte contre la pauvreté).

(*) L’étude « Diversité et discrimination dans le logement social : pour une approche critique de la mixité sociale » peut être téléchargée sur www.diversite.be, rubrique Publications.

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