Ces temps-ci, le concept de « prospérité » fait… fortune. Depuis le programme d’Ecolo — le terme y est cité à douze reprises — jusqu’aux interviews d’Elio Di Rupo réclamant une « prospérité écosolidaire », la voici soudainement promue au rang de mot-à-tout-faire, tenant tout à la fois de la clé-de-voûte d’un nouveau modèle économique à inventer, de la pierre philosophale transmuant par une mystérieuse alchimie la finitude des ressources en félicité absolue, du poncif — l’argent ne ferait pas le bonheur, même de ceux qui en ont —, de la panacée qui guérira maux et crises de croissance, et enfin du sésame qui déverrouillera enfin les portes d’un monde plus habitable où le bien-être cesserait d’être évalué à l’aune du produit intérieur brut (PIB).

 

Cet Âge d’or subit, la « prospérité » le doit sans doute à la traduction récente d’un ouvrage de l’économiste anglais Tim Jackson, « Prospérité sans croissance » 1. Tiré d’un rapport rédigé pour la très officielle Sustainable Development Commission (Commission britannique du développement durable), dont Tim Jackson est Economics Commissionner, le livre a profité de ce bouche-à-oreille réticulaire habituellement plus favorable, pourtant, au téléchargement des vidéos de quelque ministre wallon aviné qu’à celui d’austères rapports émanant de commissions consultatives.
Plus qu’à sa radicale nouveauté, c’est sans doute à l’extrême accessibilité de ses thèses et propositions, ainsi qu’à la manière d’articuler des domaines de recherche trop souvent étanches que « Prospérité sans croissance » doit son succès. Tim Jackson y entrecroise en effet des concepts économiques classiques (revisités par les Ecological Economics), des données émanant d’enquêtes de consommation ou d’études de marketing, des théories sociologiques et des principes fondamentaux provenant de la philosophie politique ou des théories de la Justice. Il y équilibre également constats et propositions, offrant pour une des premières fois un cadre, macroéconomiquement fondé, de sortie progressive du modèle de croissance.
Le principal des constats sur lequel se construit le livre est celui des limites du découplage — compris comme la possibilité de faire diverger les courbes de la croissance économique et de l’impact environnemental des activités productives. Sans en exclure complètement la possibilité, Tim Jackson montre néanmoins à quel point cette condition nécessaire à la soutenabilité de nos économies est loin d’en être une condition suffisante. Pour ce faire, il distingue utilement « découplage relatif » et « découplage absolu ». Le premier se produit si, par des améliorations de processus de fabrication, la production d’un bien donné entraîne un impact moindre sur l’environnement ou une utilisation plus faible de ressources. Il constitue une conséquence logique du progrès technique. Le second, quant à lui, se produit si, prise dans son ensemble, une économie réduit sa consommation globale de ressources et se montre moins nuisible pour l’environnement.
Pour illustrer la différence, Tim Jackson prend le cas des émissions mondiales de CO2, et les rapporte à l’évolution du PIB mondial. Ce rapport constitue l’intensité carbone de l’économie mondiale (soit, la quantité de CO2 émise par dollar de PIB) : si cette intensité baisse, il y a découplage relatif (en matière d’émission de CO2 — ce qui ne constitue qu’une des variables de la soutenabilité). Ce découplage relatif est en l’occurrence incontestablement avéré puisque l’économie mondiale est passée de 1970 à 2006, d’une intensité carbone d’un peu plus d’un kilogramme d’émissions de CO2 par $ en début de période à 768 grammes, 37 ans plus tard. Mais ce découplage relatif n’est en rien synonyme de découplage absolu : sur la période envisagée, l’explosion de la croissance mondiale a plus que compensé les effets bénéfiques du découplage relatif puisque les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de plus de 80 %. Autrement dit, si l’économie mondiale est désormais plus économe dans la production de chaque unité (découplage relatif), elle produit tellement plus de ces unités, que les émissions globales sont, elles, en augmentation (pas de découplage absolu). Or, il va de soi que les écosystèmes n’ont que faire d’un découplage relatif : seules les influencent les émissions globales de CO2, et donc le découplage absolu. Pour atteindre celui-ci, il s’agirait donc que le rythme d’amélioration de l’intensité carbone de nos économies soit plus élevé que leur taux de croissance, ce qui n’a absolument pas été vérifié depuis 1970 — ni auparavant, d’ailleurs.
Mais ce n’est qu’en le projetant dans l’avenir que ce constat rétrospectif prend tout son sens. Travaillant sur différents scénarios, en termes de croissance économique et démographique, Tim Jackson montre en effet que si l’économie mondiale est soumise à la double contrainte de respecter, en 2050, les objectifs d’émission établis par le GIEC (450 ppm) et de continuer à croître aux taux actuels, son intensité énergétique devra passer des 768 g CO2/$ actuels à… 36 g CO2 (voir le graphique 1, page suivante). Soit une réduction de plus de 95 % en à peine 40 ans, alors que, pour rappel, cette réduction a été d’environ 25 % au cours des 40 années écoulées. Pire encore, nous annonce Tim Jackson, « si nous prenons l’équité au sérieux », et que nous souhaitons que tous les habitants de la planète jouissent en 2050 d’un revenu équivalent à celui connu par les citoyens de l’UE en 2007, l’intensité carbone de l’économie mondiale devra atteindre cette fois 14 g CO2/$. Et si, au surplus, ils devaient atteindre un niveau de vie équivalent à celui de l’UE en 2007, augmenté d’un taux de croissance de 2 % par an, chaque dollar de PIB mondial ne devrait plus s’accompagner que d’une émission de 6 g de CO2. Soit 130 fois moins qu’actuellement !
Saisissants par les ordres de grandeur presque incommensurables qu’ils évoquent, ces chiffres constituent le cœur de la démonstration jacksonienne. Celle-ci s’accompagne toutefois de développements ancrés dans la psychologie sociale, notamment autour du rôle symbolique joué par le « langage des objets » et le rôle de la consommation comme marqueur de distinction sociale : la société de consommation ne se réduit pas à une folle course à l’innovation et au toujours plus, elle est aussi profondément inscrite dans nos manières d’interagir avec autrui et de nous définir nous-mêmes.

Prospérité plutôt que PIB

S’appuyant sur ce constat, et sur celui, maintes fois avéré 2 du découplage — absolu celui-là — entre niveau de PIB et bien-être d’une population, Tim Jackson entreprend alors la tâche hardie d’une redéfinition de la prospérité, qui soit partiellement déconnectée de l’opulence et de la consommation matérielles. Pour ce faire, il recourt notamment à l’étymologie (pro-speres, soit « selon les espoirs ») et à la notion de capabilité développée par Amartya Sen (voir encadré) pour parvenir à une définition initiale minimaliste, progressivement étoffée par la suite : « Une société prospère ne peut se concevoir que comme une société au sein de laquelle la population dispose partout de la capabilité de s’épanouir sur certains modes élémentaires. »
Pour minimale qu’elle puisse apparaître, cette manière, à la fois nouvelle et ancrée dans toute une série de philosophies et de traditions pré-modernes, de définir la prospérité entraîne, si on la prend au sérieux, une cascade d’effets de reconfiguration radicale du système économique — dont la plus visible réside sans doute dans le relai pris par l’investissement public en faveur d’infrastructures collectives durables pour palier la décélération progressive de la consommation individuelle. Ce nouveau rôle accordé aux sphères publique et de l’action collective constitue d’ailleurs un des éléments centraux de l’ouvrage.
La place manque évidemment pour mentionner tous ces effets en cascade qu’évoque « Prospérité sans croissance » 3. Arrêtons-nous toutefois sur la mise en place au cœur des politiques publiques d’indicateurs crédibles de capabilités et de prospérité — pour lesquels Tim Jackson esquisse quelques pistes. Cette manière de détrôner le PIB et de le remplacer par des indicateurs de bien-être réellement effectifs et opérationnels demeure cruellement en friche : les outils existent sur le plan académique, mais leur appropriation politique fait encore très largement défaut. Ce travail constitue probablement une des tâches les plus urgentes d’une politique à la fois impatiente et radicalement réformiste. Il devra rassembler fonctionnaires, académiques, syndicalistes et personnel politique. Une de ses conditions de réussite réside dans son caractère démocratique. Et ce, pour une double raison : tout d’abord, le travail de renoncement progressif à la revendication du pouvoir d’achat individuel au profit de celle, autrement plus subversive, de prospérité partagée, nécessitera un travail d’éducation permanente d’autant plus susceptible de réussir qu’il aura été mené avec les principaux acteurs concernés. Parce que, ensuite, le caractère fondamentalement composite des indicateurs de bien-être implique choix et arbitrages qui ne peuvent être scientifiquement réglés mais nécessitent au contraire un travail de délibération collective et démocratique sur ce qu’une société donnée décide de valoriser positivement, et sur les pondérations entre différents ordres incommensurables de valeur (pondérations qui, précisément, peuvent varier d’une société à l’autre, selon les préférences collectives que chacune se donne).
Il importe bien sûr que ces indicateurs ne se contentent pas de mesurer, à la manière passive d’un thermomètre, les dégâts collatéraux du capitalisme débridé, mais constituent bel et bien des instruments de décision et d’arbitrage politique. Ces dégâts, les mouvements sociaux sont bien placés pour le savoir, ne se limitent pas aux dommages environnementaux, mais s’étendent également à ce que Christian Arnsperger appelle les dégâts bio-anthropocentriques — le stress lié à l’accroissement des rythmes productifs, l’angoisse provoquée par une existence atomisée par le marché et ses illusoires consolations, etc. 4. Il y a là, pour le mouvement ouvrier au sens large, l’occasion de renouer avec certaines de ces traditions premières, qui mêlaient inextricablement revendications environnementales liées aux conditions « hygiéniques » du travail et revendications purement salariales 5. Sur un mode plus contemporain, Juan Martinez-Alier, montre remarquablement dans The Environmentalism of the Poor — scandaleusement non traduit en français — comment ces deux thématiques de l’environnement et du social demeurent indissolubles parmi les mouvements sociaux du sud 6. La séparation n’en est que récente, artificielle, géographiquement limitée… et fondée sur des malentendus.

Conditions politiques de la transition

Ces malentendus, qui entretiennent l’idée que la notion d’« écologie sociale » pourrait constituer autre chose qu’un simple pléonasme, constituent certes un des facteurs de blocage d’une politique de transition écologique digne de ce nom. Mais ce qui rend également confuse et erratique cette transition, c’est surtout, outre l’arbitrage complexe entre court-terme long-terme, l’incapacité à produire un consensus social large sur cette vision de long-terme, sur une utopie mobilisante indiquant un horizon qui, certes, se dérobera sans cesse, mais détiendra le potentiel de guider la marche et les décisions. À cet égard, il serait salubre que tant les programmes de partis que les mémorandums de la société civile se structurent désormais autour de ce clivage entre termes court et long. Par son accessibilité même, « Prospérité sans croissance » pourrait constituer un premier pas sur ce chemin escarpé.
Il faut en effet parier que l’extraordinaire apathie actuelle de l’opinion publique, et même du mouvement social, ne tient pas tant à un déficit d’indignation face à la pire crise économique depuis des décennies, mais à l’absence de canaux à cette indignation, capables de lui offrir des propositions à la fois crédibles et novatrices. La posture essentiellement défensive de repli sur des acquis menacés, mâtinée d’un zeste de déploration, voire de « dépit amoureux » pour la disparition des mobilisations collectives, ne pourra longtemps se substituer à une réélaboration idéologique plus profonde : cette élaboration collective est probablement la seule à même de mobiliser les forces atomisées d’indignation qui, faute de trouver cet horizon utopique à nouveau ouvert, pourraient se replier sur des aventures et des passions autrement plus mornes.
Le monde intellectuel n’a certes pas attendu Tim Jackson pour s’atteler à cette tâche, mais le mérite de ce dernier réside sans doute dans le caractère crédible — que vient redoubler le cachet officiel du gouvernement britannique — des propositions, pourtant radicales, qu’il avance. Ainsi, à partir des travaux de l’économiste canadien Peter Victor, il développe l’un des premiers modèles macroéconomiques de sortie d’un modèle de croissance. Données canadiennes à l’appui, il montre comment, en jouant sur une réduction drastique du temps de travail, cette sortie peut s’effectuer sans montée du chômage, ni effondrement social, augmentation de la pauvreté — au contraire ! — ou explosion de la dette 7. On ne peut que souhaiter qu’un économiste belge trouve quelques heures pour transposer ces chiffres à la Belgique et contribuer ainsi à dessiner un peu plus précisément les contours de cette utopie mobilisatrice qui nous fait si cruellement défaut.

La « science » économique ou « Le poison, c’est la dose » (Paracelse)

Au cœur de ce projet collectif, doit s’inscrire une révision de fond en comble de la « science » économique, de son organisation institutionnelle, et de son impérialisme disciplinaire. Il ne s’agit certes pas de créer une science d’État, modelée sur la biologie lyssenkiste imposée par Staline contre le darwinisme « bourgeois », mais de s’interroger sur les limites maintes fois étalées des économistes orthodoxes — limites qui vont, chez la plupart d’entre eux, à ne même pas comprendre pourquoi ils se sont trompés. Il s’agit au contraire de créer des dispositifs institutionnels permettant à des paradigmes alternatifs d’émerger et aux personnes qui les portent de faire carrière ailleurs que dans les marges obscures que leur laissent l’obsession du ranking et la course à l’uniformisation qu’il provoque. Bien qu’on puisse regretter lenteur, insuffisance et effets de rémanence du monde académique, des signes encourageants se font jour. Pour se cantonner à la Belgique francophone, signalons les naissances récentes d’un « groupe de contact du FNRS » intitulé « Économie et gestion plurielles », présidé par Christian Arnsperger et Marek Hudon, et rassemblant l’ensemble des économistes « hétérodoxes » en Communauté française autour de la « redéfinition de la prospérité ». Ce réseau interuniversitaire permet à des chercheurs, souvent isolés au sein de leurs propres facultés, de se rencontrer et de débattre — face à l’unicité de l’orthodoxie, les hétérodoxes sont multiples, variés et souvent en désaccord. Il est important que cet enjeu devienne également une priorité du mouvement social : combien de temps les syndicats accepteront-ils encore de négocier sur la base de données, de concepts et de principes provenant d’un idiome qui leur est fondamentalement hostile 8 ? Seconde initiative à saluer, la création, récente elle aussi du site Econosphères (www.econospheres.org), qui constitue un point de rencontre entre chercheurs, académiques ou non, visant à jeter sur les questions économiques, au sens large, un autre regard que celui de la vulgate néo-libérale/néo-classique/orthodoxe/standard (rien ne sert de biffer les mentions inutiles : elles le sont toutes). Force est de constater que, jusqu’à présent, ces réseaux n’ont pas occupé dans l’espace public la place qui pourrait leur revenir, mais cette carence n’oblitère en rien leurs capacités potentielles 9.
Parodiant la XIe — et dernière — thèse de Marx sur Feuerbach, on en viendrait presque à écrire que « les économistes hétérodoxes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit de le transformer. » Presque, parce qu’au-delà de leur seul travail, c’est surtout l’appropriation de celui-ci par le mouvement social — voire sa co-élaboration par lui qu’il s’agit de viser.



1. Tim Jackson, « Prospérité sans croissance – La transition vers une économie durable », coédition De Boeck – Etopia, 2010 (version originale : Prosperity without Growth – Economics for a Finite Planet, Earthscan, 2009).
2. Voir entre autres le rapport Sen-Stiglitz-Fitoussi, disponible sur : http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/ et Isabelle Cassiers & Catherine Delain, « La croissance ne fait pas le bonheur. Les économistes le savent-ils ? », in Regards économiques, n° 38, mars 2006. Disponible sur : http://sites.uclouvain.be/econ/Regards/Archives/RE038.pdf (voir aussi graphique 2).
3. Le chapitre conclusif du livre ressemble à lui seul à un programme politique, dont il est évidemment impossible de rendre compte de tous les éléments.
4. Christian Arnsperger, « Transition écologique et Transition économique : Quels fondements pour la pensée ? Quelles tâches pour l’action ? », UCL, 2010, accessible sur : http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/documents/Arnsperger.TRANSITION.12.02.2010.pdf Voir également la recension circonstanciée que Christian Arnsperger fournit de Tim Jackson sur son blog : http://transitioneconomique.blogspot.com/2010/06/transition-vers-une-prosperite-sans.html.
5. Alain Lipietz, « Qu’est-ce que l’écologie politique ? », La Découverte, 1999.
6. Juan Martinez-Alier, « The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation », Edward Elgar Publishing, 2002.
7. Peter Victor, « Managing Without Growth », Edward Elgar Publishing, 2008.
8. Pour s’en tenir à un seul exemple, revendiquer une liaison des allocations sociales au bien-être (en signifiant par là « à la croissance »), c’est entériner implicitement cette synonymie appauvrissante qu’il devrait se donner comme objectif de combattre. Dire ceci ne revient pas à délégitimer la revendication, mais seulement son expression.
9. Dans le même ordre d’idées, signalons que la parution de « Prospérité sans croissance » aux Éditions De Boeck constitue également le signal du lancement d’une nouvelle collection « Planète en jeu », se donnant pour but de diffuser ces pensées « hérétiques ». Le prochain titre de la collection sera « Gouvernance des biens communs » de la « Prix Nobel d’économie » 2010, Elinor Ostrom, qui démontre les avantages d’une prise en charge collective des biens communs par rapport à leur privatisation.

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