On recense très peu de guerres de l’eau dans l’histoire des pays. Mais les crises se font de plus en plus nombreuses depuis le XXe siècle. À la pression démographique qui pèse fortement s’ajoutent les problèmes de pollution de la ressource, ainsi que l’impact des changements climatiques déjà perceptibles. L’eau, indispensable à la vie, n’est pas également répartie dans le monde. Et les pays ne disposent pas des mêmes moyens pour résoudre les difficultés auxquelles ils sont confrontés.

 
La consommation mondiale d’eau connait une augmentation explosive : multipliée par 10 au cours du XXe siècle et par 2 ces 20 dernières années, elle résulte en grande partie de l’essor démographique dans le monde, mais aussi de choix de production et de gestion. Dans les années 1960, la révolution verte a conduit au doublement de la surface des terres agricoles irriguées. La culture intensive, grande consommatrice d’eau et d’engrais chimiques, a été favorisée dans le but de faire reculer le spectre des famines, tandis que la population mondiale ne cessait d’augmenter, passant de 2,5 milliards d’habitants en 1950 à 6 milliards en 2000. Mais le prix à payer en contrepartie est énorme : disparition de certaines réserves (comme la Mer d’Aral) ; pollutions rendant l’eau impropre à la consommation ; salinisation de terres ; déplacements de populations, etc. L’essor démographique couplé à l’épuisement partiel de la ressource entraine une diminution des quantités par habitant. Ce problème est évidemment particulièrement sensible dans les régions du monde où l’eau est une denrée rare.
En 1995, le vice-président de la Banque mondiale, Ismail Sergeldin, fit cette déclaration retentissante : « les guerres du XXIe siècle auront l’eau pour enjeu ». Dans le monde des experts et des chercheurs, il y a les optimistes et les pessimistes. Ceux qui ne croient pas aux guerres de l’eau appuient leurs arguments sur l’histoire : dans le passé, il est très rare que des guerres soient nées d’un conflit sur l’eau. Une guerre est toujours aléatoire et coûteuse alors qu’il existe différentes solutions pour ne pas devoir y recourir. Ceux qui tirent la sonnette d’alarme, en revanche, attirent l’attention sur le fait que la pression démographique a changé la donne : « Les problèmes liés à l’eau se sont multipliés ces dernières années. Une vingtaine de faits recensés avant J.-C. ; autant jusqu’à 1900 ; une centaine jusqu’à l’an 2000 ; une cinquantaine à la fin 2007 : l’accélération des menaces et des tensions est spectaculaire » 1. L’impact des changements climatiques rend plus difficiles encore les prévisions.
Plus de 40 % de la population vit dans un des 250 bassins fluviaux transfrontaliers, avec l’obligation de partager ses ressources en eau avec la population d’un pays voisin, mais aussi avec le risque de développer des conflits liés à l’eau. Les principaux foyers de tension actuelle entre pays se situent :
• autour du bassin formé par les fleuves du Tigre et de l’Euphrate, entre la Turquie, la Syrie, le Kurdistan ;
• autour du bassin du Nil pour lequel s’affrontent l’Égypte et l’Éthiopie ;
• autour du bassin du Jourdain, un des enjeux du conflit entre Israël et la Palestine ;
• autour du bassin formé par le Syr Daria et l’Amou Daria, que se disputent la Kirghizie et le Turkménistan...
Notons encore les tensions à la frontière entre les États-Unis et le Mexique où le partage des eaux du Colorado est source de conflits. L’Europe n’est pas non plus épargnée par des tensions entre pays à propos de l’eau, par exemple entre les Pays-Bas et l’Allemagne, concernant des cas de pollutions industrielles.

D’autres enjeux

Certains analystes considèrent la guerre des Six Jours, entre Israël et États arabes, comme le premier cas de guerre de l’eau contemporaine. Cependant, le géographe québécois Frédéric Lasserre se veut plus circonspect. Il note que si l’eau peut être un facteur de conflit armé, il n’est quasiment jamais le seul en cause. Le plus souvent, la question de l’accès voire de la possession de réserves aquifères constitue un élément de tension supplémentaire entre des pays qui entretiennent déjà pour d’autres raisons des relations conflictuelles. Il constate par exemple que « Syriens et Israéliens se sont affrontés sur les sources du Jourdain en 1953, puis en 1965-66, alors que les relations entre la Syrie et Israël étaient des plus mauvaises. L’Égypte aurait-elle recouru à une expédition militaire au Soudan en 1958 si Le Caire ne considérait pas légitime de défendre sa prééminence régionale ? (…) En 1974, les relations entre Syrie et Irak étaient déjà très tendues du fait de la rivalité entre les deux partis baasistes au pouvoir à Damas et Bagdad. Les relations longtemps exécrables entre Ankara et Damas s’alimentent aussi dans le désir syrien de recouvrer la région du Hatay, cédée par la France en 1939 à la Turquie ».
Bien souvent aussi, le danger provient d’un geste unilatéral posé par l’un des pays en conflit, et qui coupe court à des tentatives d’accord pour un partage. Ainsi la Turquie a-t-elle « pacifié » le Kurdistan en imposant un projet de 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, sans consultation aucune avec les pays se situant en aval. Le projet a fait monter le prix des terres au Kurdistan, terres que l’État turc a rachetées, s’imposant ainsi dans la région.
Le géographe américain Aaron Wolf fait plutôt partie des optimistes. Se basant sur l’analyse de 1 831 crises entre pays survenues depuis 1950, il constate que 1 228 se sont conclues heureusement par des accords de coopération, certains plus équilibrés que d’autres. À titre d’exemple, l’Inde et le Pakistan se sont accordés en 1960 pour un partage jugé satisfaisant des cinq grands cours d’eau de l’Himalaya. Pour les autres crises, 507 ont été vraiment conflictuelles, mais 21 seulement ont donné lieu à des opérations militaires violentes, dont 18 avec Israël pour protagoniste. Ce pays est, avec la Jordanie, le plus mal servi en eau dans le Proche-Orient.
Thomas Homer-Dixon, professeur à l’université de Toronto, attire, lui, l’attention sur le fait que de nombreux conflits à propos de l’eau se passent à l’intérieur même des États, entre populations rivales pour l’accès à la ressource, parce que celle-ci diminue ou parce que la demande augmente. Il en recense toute une série dans divers pays, rien qu’entre 1982 et 2008. Ces conflits interviennent en particulier lorsqu’il y a une rupture brutale dans la capacité d’accès à l’eau. C’est ce qui s’est produit par exemple, au début du siècle passé dans la vallée Owens, entre la ville de Los Angeles et les villages alentour : le captage de l’eau par la ville au moyen d’un aqueduc a provoqué une brusque baisse du niveau de la rivière, privant les villageois des volumes dont ils avaient besoin. Ces conflits localisés sont parfois attisés par les clivages ethniques ou religieux qui préexistent, mais ces facteurs culturels ne sont pas nécessairement dominants. Un des grands défis à relever est le phénomène d’urbanisation croissante dans la plupart des pays. Les villes, voire les mégalopoles et les bidonvilles, se développent et il faut trouver des solutions pour organiser le service de distribution de l’eau potable et de collecte des eaux usées.

Rareté de l’eau

En fait, la rareté de l’eau est un phénomène relatif, car ses effets sont bien différents selon les capacités d’organisation économique, sociale et politique des sociétés. Un pays est pauvre en eau s’il n’a pas les moyens technologiques et financiers de gérer sa situation hydraulique. Frédéric Lasserre donne comme exemple une comparaison entre l’ouest des États-Unis et les fermiers palestiniens de Cisjordanie. Ces deux régions sont confrontées à une certaine pénurie d’eau. Mais l’ouest des États-Unis dispose d’un potentiel important d’économies en eau dans l’agriculture et la consommation domestique. Tandis qu’en Cisjordanie où 18 % de la population active dépend de l’agriculture, toute mesure d’économie en eau les atteint durement. Cela revient à dire que la répartition naturelle de l’eau dans le monde ne suffit pas à expliquer le manque d’eau pour les populations. Il y a aussi un enjeu de répartition des moyens et ceci dépend aussi de choix politiques nationaux et internationaux.
Pour appréhender les questions liées à l’accès à l’eau, les pouvoirs publics opèrent des arbitrages entre différentes politiques : encourager des technologies moins consommatrices, investir dans le recyclage des eaux usées, soutenir des mesures d’économies et préconiser des changements de comportements. Chaque aspect est complexe et appelle à de délicats équilibres. Et surtout, aucune mesure ne peut être envisagée sans tenir compte des réalités géographiques, économiques, sociales, etc. Certains projets ont provoqué des désastres à tel endroit alors qu’ils donnaient des résultats plus satisfaisants ailleurs.

Projets colossaux

Parmi les principaux moyens utilisés pour remédier au manque d’eau, le plus connu actuellement est peut-être la construction de grands barrages. Il en existe 45 000 dans le monde, dont 22 000 en Chine, où se trouve le plus grand de tous, le barrage des Trois Gorges. Malheureusement, il s’agit d’un moyen très coûteux et bien souvent plus destructeur qu’avantageux : ruineuse pour les finances publiques, désastreuse pour l’environnement, leur construction nécessite aussi le déplacement de populations (1,5 million de personnes pour les Trois Gorges) ; la stagnation des eaux dans le barrage provoque des maladies graves telles le paludisme, etc. Éric Orsenna cite cependant le témoignage d’un inspecteur des barrages français, Nicolas Fornage, qui nuance quelque peu le propos, en prenant l’exemple de deux barrages construits en Ouganda, à Bujagali. De taille modeste et construit « dans le fil de l’eau », il remplit son office de production (250 mégawatts) d’électricité sans épuiser le lac Victoria, et n’a nécessité le déplacement « que » de 634 personnes. En revanche, le projet Taoussa sur le Niger fait figure de nouveau monstre en perspective, y compris pour des ingénieurs hydrauliques. Cependant, malgré les évaluations négatives du projet (pertes par évaporation énormes, salinisation des sols, déplacement de 25 000 personnes), les autorités ont décidé de le construire.
Autre procédé utilisé, le dessalement des eaux de mer est également fort coûteux, car très énergivore et exigeant une haute technologie. Il n’est vraiment efficient que pour les villes côtières. Il existe deux manières de dessaler : la distillation, de moins en moins utilisée, et le filtrage au moyen d’une membrane spéciale qui retient le sel (procédé dit d’osmose inverse). L’usine de dessalement d’Ashkelon, au sud de Tel-Aviv transforme ainsi l’eau de la Méditerranée et produit 110 millions de m3 d’eau potable par an. Sur l’estuaire de la Tamise, ce sont 150 000 m3 par jour qui sont ainsi produits.
Le pompage des nappes aquifères n’échappe ni au problème du coût ni aux impacts environnementaux. En Lybie, la Great-Man river, rivière artificielle, a été construite pour permettre au pays de conquérir une indépendance alimentaire. Ce projet de 27 milliards de dollars consiste en des conduites de béton parallèles de 4 m de diamètre disposées sur un parcours de 500 km, acheminant l’eau depuis la nappe fossile de Tazerboo vers la côte. Mais le débit apparaît insuffisant pour correspondre aux ambitions de départ. Par ailleurs, lorsque le pompage est trop intense, les résultats peuvent être catastrophiques : des puits creusés trop profondément libèrent des substances toxiques enfermées dans les sous-sols.

Et idées raisonnables

À côté de ces projets parfois colossaux en taille et en coûts, d’autres leviers peuvent être actionnés. En premier lieu, faire des économies. Le mot fera peut-être sourire, mais voici un chiffre qui lui rendra du crédit : Londres perd pas moins de 30 % de son approvisionnement en eau du fait des fuites dans ses canalisations. Soit 100 litres par foyer et par jour. D’autres grandes villes connaissent la même déperdition. Il y a donc là une piste d’économies. Récupérer l’eau de pluie en est une autre. À Berlin, par exemple, on teste des revêtements de sols poreux, afin de permettre à l’eau de pluie de s’infiltrer dans les nappes phréatiques.
La méthode du goutte-à-goutte est également intéressante, même si son coût est assez élevé. Les Israéliens ont développé des techniques de pointe dans ce domaine. Et puis, un certain nombre de pratiques ancestrales auraient avantage à retrouver un succès que les grandes constructions de béton lui ont injustement fait perdre : création d’étangs, utilisation d’anciennes carrières, retenues collinaires (sorte de micro-barrages permettant de stocker l’eau), c’est avec ces procédés que bien des populations ont survécu au manque d’eau durant des siècles.
Autre défi à rencontrer : la lutte contre la pollution. Si l’eau a un coût, c’est parce qu’elle n’est pas (plus) potable et saine à l’état naturel. Le temps où l’on pouvait boire l’eau des rivières est passé depuis belle lurette, et il faut préciser qu’en ce temps-là, les épidémies de choléra (pour ne citer que cette maladie de l’eau) n’étaient pas rares non plus. Les stations d’épuration se multiplient dans les pays développés. En revanche, le problème devient explosif dans les pays émergents comme l’Inde et la Chine.
Une partie du problème réside dans les choix et les modes de production : par exemple, on pourrait décider de ne plus cultiver de coton dans les zones plus arides. Et privilégier des relocalisations qui éviteraient un pompage trop intense des réserves pour une production massive. La réserve fossile de l’Ogallala, aux États-Unis, a été épuisée en fournissant les 3/4 des céréales consommées dans le monde. Pendant ce temps, des marchés locaux étaient cassés dans d’autres régions. La question de l’accès à l’eau, comme tant d’autres, pose aussi celle bien connue de savoir à qui profite le crime.


(*) Cet article a été publié dans un dossier de mars 2009 de la revue “Contrastes”, des Équipes populaires.



1 Alain Bauer, criminologue, cité par Éric Orsenna, L’avenir de l’eau, Fayard, Paris, 2008, p. 364.

Quelques sources bibliographiques
- Frédéric Lasserre, Guerres de l’eau : paradigme des guerres du 21e siècle, http://www.fig-st-die.education.fr/actes/actes_2008/lasserre/article.html ;
- La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ? Dossier d’Alternatives internationales, février 2005, pp.28-41 ;
- Bernard André, Géopolitique de l’eau, Le rotarien, janvier 2009 ;
- Didier Masfrand, Coopérations et conflits pour l’eau, http://www.histoire.ac-versailles.fr/imprimer.php3?id_article=84, 2006 ;
- Éric Orsenna, L’avenir de l’eau, Fayard, Paris, 2008.