L'an prochain, il y aura tout juste 180 ans que fut prise la première photo de l'histoire de l'humanité. Obtenue par Nicéphore Niépce en 1826 d'après la technique de la chambre noire, cette photo représente « le point de vue pris d'une fenêtre du Gras, Saint-Loup-de-Varennes ». On y distingue vaguement deux bâtisses, un arbre, l'horizon... Ce jour-là, le bon vieux Nicéphore se doutait-il qu'il ouvrait, avec cette première vue, la voie à une nouvelle technique qui se mettrait très rapidement au service de l'art, mais aussi des sciences, de l'information, de la politique, de la propagande, du commerce ?

En 1839, l'État français, qui avait acheté la nouvelle invention de Niépce, l'offrit au monde lors d'une séance historique devant l'Académie des Sciences et l'Académie des Beaux-Arts. Aujourd'hui, la photo est omniprésente : dans les galeries d'art, dans les journaux, les documentaires, les ouvrages scientifiques, les magazines, les affiches 20m2, mais aussi les albums de familles, les ordinateurs, internet... Les techniques ont très largement évolué : du daguerréotype au reflex numérique, les procédés n'ont plus grand-chose en commun. La photo de 1826 avait nécessité un temps de pose de presque une journée entière ! Difficile de faire du reportage sportif ou animalier dans ces conditions... Néanmoins son principe fondamental demeure le même : enregistrer une image. Pour quoi faire ? Pour un souvenir, pour une émotion, pour informer, pour divertir ou raconter une histoire, mais aussi pour influencer, manipuler, aguicher...

Musée de la photo

C'est un peu tout cela qu'il y a à découvrir lors d'une visite au Musée de la photographie de Charleroi. L'histoire de la photo, c'est l'histoire d'un procédé, mais c'est aussi l'histoire d'un usage. Les procédés s'amélioreront dès le milieu du XIXe siècle et permettront rapidement à la photo de devenir l'instrument de documentaires et de reportages. C'est ainsi que la Guerre de Crimée ouvre en quelque sorte le bal : en 1855, les premiers « reporters » couvrent ce conflit. Aujourd'hui, toutes les guerres de par le monde nous sont expliquées, mises au jour par des centaines de reporters qui paient trop souvent de leur vie leur volonté d'informer. Il n'y a, bien sûr, pas que les reportages de guerre. Dès le XIXe siècle, les autorités publiques prendront conscience du potentiel de la photographie pour « fixer » le patrimoine architectural, inventorier et archiver les monuments (par exemple, les vues de la Senne à Bruxelles avant son voûtement) ; tandis que les pratiques commerciales se développeront tout aussi rapidement : vues touristiques, images de voyages – l'Orient était très prisé –, portraits, etc. envahiront progressivement les salons bourgeois.

À la fin du XIXe siècle, la photographie se crée une première école : le pictorialisme. Il s'agit moins d'obtenir une représentation d'une scène donnée que de construire un tableau, presqu'à la manière des grands peintres. Déjà à l'époque, on se rend compte que l'observateur n'est pas neutre dans la prise de vue, mais que sa subjectivité « construit » son sujet. Le pictorialisme sera toutefois progressivement abandonné au début du XXe siècle, au motif que la photographie ne doit pas essayer d'emprunter à la peinture, mais trouver ses qualités propres (c'est aussi l'époque où la peinture elle-même délaisse le figuratif).

Reportage

C'est également au début du XXe siècle que le reportage photographique prend son essor. Le Musée de la photographie donne à voir de très nombreuses photos de reportage souvent touchantes, émouvantes, troublantes. Ainsi en est-il d'une mission photographique lancée aux États-Unis dans les années 1930 dans le but de soutenir le lancement du New Deal du président Roosevelt : plusieurs photographes américains parcourent le pays pour témoigner de la terrible crise sociale que traverse la population suite au krach boursier de 1929 et une sécheresse sans précédent. Une mission photographique mise au service d'un programme politique, mais exemplaire quant à son rôle documentaire et éducatif (voir photo ci-contre). D'autres photographes utiliseront leurs talents pour dénoncer l'exploitation de la classe ouvrière, les mauvaises conditions de logement, le travail des enfants, etc. La Belgique n'est pas en reste avec le film-document Misère au Borinage de Henri Storck et Joris Ivens (1933). L'essor du reportage photographique se reflète dans la création, en 1947, de l'agence Magnum par, notamment, Henri Cartier-Bresson (mort le 3 août 2004). Cette agence deviendra rapidement la plus renommée des agences de reportage. La photo d'alors témoigne aussi bien de la famine aux Indes, que de la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, des ouvriers en grève chez Citroën, que du rapatriement de réfugiés, ou de l'assassinat d'un ouvrier en grève au Mexique...

Après la Seconde Guerre mondiale, la photographie créative connaîtra de son côté un nouvel essor en Europe, notamment au sein du groupe Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). Il s'agit moins de se servir de son appareil photo pour « figer l'instant » que de construire une image, des formes, des lumières au départ du visible, pour créer et susciter l'émotion. À la manière de l'architecte ou du metteur en scène. La couleur apparaît aussi progressivement, mais elle se répand essentiellement dans l'usage amateur et commercial. Les photographes créatifs préféreront longtemps le noir et blanc. Ce qui, pour nombre d'entre eux, est aujourd'hui encore le cas.

Voilà un aperçu de ce qu'il y a à découvrir au Musée de la photo, grâce à l'exposition permanente consacrée à l'histoire de cette invention, et aux expositions thématiques temporaires (dont celle actuellement consacrée à Lee Miller, lire ci-contre). Par ailleurs, des explications plus techniques – trop rares à notre goût – permettent d'un peu mieux comprendre le fonctionnement de la photographie. Ainsi en va-t-il d'une des pièces de l'exposition transformée en étonnante chambre noire dont les volets sont percés d'un petit trou : et voilà le visiteur au cœur même d'un appareil photo plus grand que nature.

Si la « photographie » est aujourd'hui un monstre de polysémie (quoi de commun entre le photomaton, le reporter, le chercheur, le portraitiste de studio, le créatif, le photographe amateur ?), il n'en demeure pas moins qu'en près de deux siècles d'existence, l'invention de Niépce comme processus d'enregistrement aura connu un extraordinaire développement de son usage.

Christophe Degryse

 

 

 

Lee Miller, une femme photographe

Francoise RobertJusqu'au 27 novembre, le Musée de la photographie à Charleroi dévoile le parcours de Lee Miller qui fût le modèle, l'assistante et l'amante de Man Ray, travailla pour Vogue pendant 30 ans et fût correspondante de guerre pour l'armée américaine. Est-ce parce qu'elle a côtoyé les surréalistes que la vie de Lee Miller a tant de côtés improbables pour une femme de son époque ? Cette très belle femme, née en 1908 dans l'État de New York fait ses débuts chez Vogue où elle devient très vite le mannequin-vedette de nombreux photographes. Elle n'a alors que 16 ans. En 1929, elle débarque à Paris dans l'atelier de Man Ray en le priant de la prendre comme assistante. Elle fera bien plus que l'assister ; elle deviendra son égérie, sa maîtresse, son modèle. Bien vite, cette femme de caractère prendra ses marques en tant que photographe. Elle ouvre un studio à Paris, puis à New York et réalise de nombreux portraits. Paul et Nush Eluard, Max Ernst, Magritte, Paul Delvaux, Cocteau, Colette et bien d'autres passent devant son objectif. Ses images mêlent la connivence qu'elle avait avec ces artistes, l'esthétisme et un regard influencé par les surréalistes. En 1934, elle se marie avec l'homme d'affaires Aziz Eloui Bey et vit en Égypte. Durant cette période, elle prendra de splendides images du désert, comme cette ombre portée d'une pyramide, ou encore l'image pure et poétique d'une moustiquaire déchirée. Lorsqu'elle photographie ce jeune colon british prêt à dévaler une dune à ski, on nage encore en plein surréalisme... Entre-temps, elle rencontre Roland Penrose, critique d'art, avec qui elle terminera sa vie, et se sépare d'Aziz. En 1940, elle rejoindra le staff de Vogue en tant que photographe de mode cette fois mais la guerre décidera de son destin et transformera sa vie jusque-là faite d'un brin d'insouciance... Correspondante de guerre pour l'armée américaine, Lee Miller est aux premières lignes. Ses images sont extrêmement dures. Gardes de prison SS tabassés, SS ou officiers suicidés, déporté mort sur les voies ferrées de Dachau, restes humains dans un four crématoire, tas d'ossements dans un camp... il n'est plus question d'esthétisme, bien que les lumières restent très bien maîtrisées par la photographe. Après la guerre, le visage de la blonde angélique est désormais marqué par l'horreur dont elle a témoigné. Elle se retire dans une ferme du Sussex avec Penrose avec qui elle se marie et dont elle aura un fils alors qu'elle a 40 ans. Elle y photographie les personnalités et amis qui défilent tels Picasso, Braque ou Miro. Cette femme diablement moderne se découvre aussi une passion pour la cuisine, avant de décéder en 1977.

Françoise Robert (avec l'aimable autorisation d'En Marche)

Lee Miller, une vie • jusqu'au 27 novembre au Musée de la photographie, 11 av. Paul Pastur à 6032 Charleroi (Mont-sur-Marchienne) • 071/43.58.10, www.museephoto.be À voir aussi : l'étonnante série Treshold de la photographe Lisa Klapstock et les images du philosophe français Maurice Blondel, photographe amateur de grand talent (1861-1949).

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