L’actualité de ces dernières années a été incontestablement marquée par la montée médiatique de l’énergie. Prix en augmentation, effets sur le climat, instabilité géopolitique menaçant notre approvisionnement ; l’inquiétude liée aux perspectives d’avenir de l’énergie n’a cessé de grandir. Le secteur de l’électricité a également surfé sur cette vague médiatique énergétique.

 Les spécialistes et les acteurs du secteur s’accordent pour dire que l’électricité est un secteur stratégique et vital d’une société : la part de l’électricité dans le bouquet énergétique des consommateurs est en constante augmentation, aussi bien chez les industriels (exemple : aciéries électriques) qu’auprès des ménages (multiplication des appareils électriques, montée du conditionnement d’air, etc.). Les caractéristiques physiques de l’électricité — pas de stockage possible des électrons, équilibre en permanence entre la production et la consommation d’électricité — donnent un pouvoir particulièrement grand aux acteurs du secteur. Il suffit pour s’en convaincre de peser l’impact que peut avoir une coupure généralisée d’électricité (black-out) : c’est toute notre économie qui serait paralysée. La question posée dans cet article est donc cruciale : en quoi Electrabel, l’opérateur historique qui domine le marché, peut-il assurer un avenir durable au secteur de l’électricité en Belgique ? Cette question mérite d’être posée au regard des événements récents qui modifient profondément la donne : la libéralisation du secteur de l’électricité et la reprise d’Electrabel par Suez-Gaz de France.

Contexte historique1

C’est au cours du XIXe siècle que les propriétés de l’électricité ont été comprises. La Belgique a été à la pointe de la recherche puisque Zénobe Gramme inventa la première dynamo en 1868. Il faut attendre la fin du XIXe siècle puis surtout le XXe siècle pour voir l’électrification se développer progressivement, d’abord dans l’industrie, l’éclairage public et le chemin de fer avant d’entrer dans les foyers2. La distribution et la fourniture d’électricité ont rapidement été jugées d’intérêt public, puisqu’une loi de 1922 octroie aux communes le monopole de droit. À l’opposé, la production d’électricité a été libre dès le début, donnant lieu à une multitude de petits producteurs publics et privés. On raconte ainsi qu’à vieux Waleffe, un meunier qui avait décidé de valoriser l’énergie de son moulin à eau était rémunéré au nombre d’ampoules allumées dans son voisinage.
Mais c’est à partir de 1940 et dans l’après-guerre que les acteurs de la production vont commencer à se regrouper. Deux filières vont se constituer : une filière privée dont est issue Electrabel, et une filière publique donnant naissance à la SPE, sous l’impulsion de certaines communes. Le programme nucléaire va jouer un rôle majeur dans la consolidation des acteurs de ces filières, car la production devient hypercentralisée, avec une interconnexion nécessaire des réseaux. L’histoire retiendra aussi avec intérêt que dans les années 1950, un mouvement de gauche réclama la nationalisation de la production d’électricité, à l’instar de ce qui se passait en France. En réponse à ce mouvement, Gaëtan Rey, ministre libéral de l’époque, créa le Comité de contrôle de l’électricité afin de soumettre le secteur au contrôle de la concertation sociale syndicats-patronats… tout en évitant ce qui apparaissait comme une hérésie libérale !
C’est en 1990 que la société anonyme de droit belge Electrabel est fondée, suite à la fusion de trois sociétés historiques Intercom, Ebes et Unerg qui étaient déjà contrôlées par la Générale de Belgique. La recherche d’économies d’échelle ainsi que l’anticipation du mouvement de libéralisation du secteur de l’électricité par les autorités européennes constituent sans doute les deux vecteurs principaux de ce rapprochement entre acteurs privés belges. Actuellement, Electrabel gère un parc de production d’environ 13 000 MW en Belgique, composé principalement de3 :
• centrales nucléaires (Tihange et Doel) : 5 159 MW
• centrales thermiques conventionnelles : 3 961 MW
• turbines gaz-vapeur (TGV) et cogénération : 2 660 MW
• hydraulique (surtout centrale de pompage à Coo) : 1 329 MW.

Électrabel et la libéralisation

Jusque la fin des années 1990, l’intérêt général de la société belge était garanti, avec plus ou moins de bonheur, par un contrôle public strict de l’acteur majeur disposant d’un monopole de fait qu’était Electrabel. D’une part, Electrabel devait remettre tous les dix ans un plan d’équipement devant assurer la satisfaction des besoins énergétiques du pays, en assurant l’équilibre entre la production et la consommation. D’autre part, la fixation des prix était contrôlée par les pouvoirs publics et le Comité de contrôle de l’électricité et du gaz, selon un principe comptable « cost plus » : le prix autorisé était composé des coûts (prix de revient, y compris amortissements) augmentés d’une rémunération raisonnable octroyée aux actionnaires.
Avec la libéralisation, ces deux verrous ont partiellement sauté : les investissements nécessaires dans la production d’énergie ne sont plus soumis qu’à un plan indicatif des moyens de production. Il n’y a donc plus de garantie que ces investissements seront effectivement réalisés, puisque c’est à la discrétion des opérateurs de marché. Et les prix ont été dérégulés pour ce qui concerne la production et la fourniture d’électricité : les opérateurs les fixent à leur guise, il n’y a plus de contrôle effectué comme auparavant. Les seuls segments soumis à régulation sont le transport (réseaux haute tension et équilibrage) et la distribution (réseaux basse tension) d’électricité. Bref, à un système énergétique intégré a succédé un système énergétique marqué par la séparation des métiers (production, transport, distribution, fourniture), avec en théorie une mise en concurrence sur la production et la fourniture d’électricité devant exercer une pression à la baisse sur les prix.
Electrabel a donc dû s’adapter à ce nouveau contexte de libéralisation et à la fin de son monopole de fait sur l’ensemble de la chaîne de valeurs de la filière électrique. Est-ce à dire qu’elle a perdu au change ? Que du contraire ! Jugez-en par vous-mêmes au regard des éléments suivants :
– l’obligation européenne de séparation des métiers a permis à Electrabel d’encaisser un cash non négligeable. Elle a en effet revendu son réseau de haute tension au nouvel opérateur Elia à un prix largement surévalué. En outre, elle détient encore près de 25 % du capital d’Elia, soit une part suffisante que pour influencer les décisions qui y sont prises et pour semer le doute auprès des nouveaux investisseurs quant à l’accès équitable au réseau (notamment pour les sources d’énergie renouvelable).
– Electrabel a gardé une partie de son pouvoir d’influence auprès des intercommunales mixtes (c’est-à-dire privé-public) de distribution. Elle a gardé sa participation de 50 % (depuis lors, ramenée à 30 % en Flandre et à Bruxelles, 41 % en Wallonie), ce qui lui a notamment permis de s’adjuger le rôle très lucratif de « fournisseur par défaut » auprès de la grande majorité des consommateurs dormants, à savoir ceux qui n’ont pas signé un contrat avec un nouveau fournisseur ;
– Electrabel bénéficie de conditions préférentielles pour l’approvisionnement en gaz de ses centrales au gaz. Et ce, grâce à sa société sœur Distrigaz, fille de la même maison-mère Suez. Il s’agit d’un avantage considérable par rapport aux nouveaux investisseurs actifs dans cette technologie qui a le vent en poupe. Il faudra voir dans quelle mesure la revente de Distrigaz au pétrolier ENI (imposée par la Commission européenne suite à la fusion Suez-Gaz de France) va modifier la donne.
– Last but not least, Electrabel a pu maintenir des prix très élevés de l’électricité malgré l’amortissement complet des investissements initiaux de l’ensemble des centrales nucléaires (le nucléaire représente 55 % de la production en Belgique), dont le rythme accéléré avait été financé par l’ensemble des consommateurs belges (industriels et résidentiels). Le coût du KWh produit par Electrabel a donc chuté, mais la société ne l’a pas répercuté par une baisse de ses tarifs pour les consommateurs, notamment par manque de concurrence et suite à la dissolution du Comité de contrôle.

Une proie idéale…

Electrabel a donc bien manœuvré dans les méandres des nouvelles réglementations liées à la libéralisation pour accroître ses profits. En 2005 4, elle affichait un bulletin financier insolent : 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont la moitié réalisée pour son activité « électricité » dans le Benelux, des bénéfices nets de près de 2 milliards d’euros et un endettement faible, un dividende par action en progression constante depuis 1990 et une trésorerie débordante ! Pas étonnant dès lors que l’actionnaire majoritaire, Suez-Tractebel, ait racheté, par une OPA en août 2005, les 49,9 % des actions restantes aux actionnaires minoritaires, notamment les communes. Suez est une société multinationale de droit français active initialement dans l’environnement, dont l’actionnaire principal n’est autre que… Albert Frère, par l’intermédiaire de son groupe GBL.
Actuellement, l’impression domine qu’Electrabel est la vache à lait de Suez pour financer ses opérations de rachat dans l’Europe et dans le monde. Bref, que c’est la logique financière qui éclipse la logique industrielle. La CSC ne peut évidemment accepter cette dérive : les quelque 9 000 travailleurs belges d’Electrabel méritent mieux, et l’approvisionnement énergétique de notre pays, durable et accessible à tous, est en jeu !

Enjeux majeurs

Deux enjeux majeurs doivent être pris à bras le corps par nos responsables politiques dans les prochaines années, si l’on veut garantir un avenir énergétique à notre pays. Tout d’abord, garantir des investissements suffisants et propres. La libéralisation du secteur de l’électricité, couplée au manque de concurrence sur le marché belge, n’incite pas l’acteur dominant à investir dans de nouvelles capacités de production, et ce, afin de maintenir des prix élevés. La marge de sécurité entre l’offre et la demande d’électricité a ainsi été réduite fortement ces dernières années5, avec des importations d’électricité en nette augmentation. Il est donc urgent que l’État fédéral incite l’ensemble des acteurs énergétiques à investir massivement dans de nouvelles capacités de production qui répondent aux exigences environnementales, en particulier les sources d’énergie renouvelable et la cogénération.
Ensuite, assurer une redistribution équitable et intelligente de la rente nucléaire. Le surprofit lié à la possession des centrales nucléaires amorties (coûts de production bas et prix élevés) est évalué entre 500 millions et un milliard d’euros par an6. Il est donc grand temps de récupérer la majeure partie de cette rente (le solde étant accordé à une juste rémunération des actionnaires) au profit des consommateurs qui ont financé pendant des décennies les investissements. Il s’agirait de créer un fonds, alimenté par une taxe sur le combustible nucléaire, qui permettrait de financer des programmes ambitieux d’utilisation rationnelle de l’énergie et de développement d’énergies renouvelables. Afin d’éviter une répercussion à la hausse sur les prix, un prix maximum serait imposé le temps qu’il faut sur le marché de gros, c’est-à-dire là où producteurs, fournisseurs et traders négocient les prix de la partie énergie de l’électricité.

(*) Service d’études de la CSC. L’auteur tient à remercier Thibaud DeMenten pour ses conseils précieux.



1 Voir Florence Loriaux, directrice CARHOP.
2 www.wikipedia.org.
3 Electrabel, Rapport annuel 2005.
4 Ibid.
5 Rapport préliminaire de la Commission Énergie 2030.
6 Études de la CREG.

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