Ville et justice sociale : peut-on articuler ces deux concepts ? Quel sens et quelle utilité trouver à ce lien ? L’expérience semblerait plutôt indiquer que la ville produit plus d’inégalités de toutes sortes que l’égalité. Dans le prolongement de son dernier livre « Vouloir et dire la ville » et de ses précédents ouvrages (notamment « Penser la ville », rédigé avec Pierre Ansay), René Schoonbrodt nous livre dans les lignes qui suivent ses réflexions sur quelques principes urbains — densité, proximité, mixité — qui doivent contribuer à faire de la ville un lieu de justice sociale.
 

Marx attribuait à la ville l’exploitation des campagnes, tout en reconnaissant à la bourgeoisie urbaine le mérite d’avoir rompu les liens d’obéissance due aux nobles. Et il suffit de visiter un centre-ville pour apercevoir nombre de mendiants… Pour bien des naturalistes et des écologistes, la ville est la grande polluante, comme Babylone est la grande pécheresse. Tels sont les brins d’une opinion courante, que contredisent faits et réflexion. Pour corriger une vision spontanée de ce qu’est une ville et de la justice, tentons d’en vérifier les significations.
La ville, toute ville, est complexité : à l’intérieur de son périmètre, on trouve toutes les activités humaines, sauf ce qui relève du domaine alimentaire. La ville fait place au logement, au travail, à la circulation, au commerce… Et cela, quelle que soit l’origine de la ville : administrative, politique, militaire, industrielle, tertiaire… Traditionnellement, la ville concentre toutes ces fonctions, bien qu’il y ait des dominantes. Et, normalement, chaque quartier aussi : un peu plus de logements dans les uns, davantage de commerces dans d’autres… Chaque ville, chaque quartier offrent donc la diversité, la proximité des différences. Là, les choses et les hommes coexistent. La ville est coexistence. Il faut insister car, justement, une « science » appelée urbanisme vise depuis plus d’un siècle à briser cette coexistence, à éparpiller les fonctions et les hommes sur un territoire donné, à les fixer sur des zones : quartiers sociaux ou résidentiels, zonings industriels, centres d’affaires ou commerciaux. Finie la coexistence, les villes se vident et s’étiolent. L’hygiène, la recherche de la nature, l’accroissement de la production industrielle et de la consommation, l’énergie bon marché… peuvent expliquer l’origine de cette manière de planifier. On trouve des milliers de pages là-dessus ! L’important est de se pencher sur les conséquences sociales (I), écologiques (II) et politiques (III) de cet urbanisme.

Impacts

I. Effet social majeur : l’autre — le voisin, le pauvre et le riche, le bien-pensant et le marginal — disparaît. Est-ce grave ? Oui, pour deux raisons. Non seulement la croissance en intelligence des uns dépend de ce que les autres donnent ; et ils ne sont plus là. De plus, dans une société juste, les autres — les non-moi — ont un droit sur moi, sur nous : j’ai une obligation vis-à-vis d’eux. Et je ne suis pas là. L’urbanisme (et les valeurs foncières) regroupe des gens qui se ressemblent : il suffit de voir le peuplement des lotissements. Les autres m’échappent, donc ne m’apprennent rien, ni sur moi, ni sur eux. La société industrielle, par la production des médias, autorise les contacts indirects, sélectionnés, non globaux, partiels, tronqués. Les autres sont des abstractions ; ils sont mathématiques. Ils ne me touchent pas, je les laisse en paix.
II. Effets écologiques : cette forme de dispersion sur le territoire, caractéristique de l’Europe entière, entraîne une consommation exacerbée de tout : espaces naturels, biens d’équipement publics et privés et, surtout, énergie non renouvelable. Dans la crise qui s’annonce, les premiers qui paieront la note de cette désurbanisation seront les plus pauvres, les limités, les sans-grades… Pour eux, l’espace entre deux points deviendra vite infranchissable. Ou alors, ils rouleront, mais ne mangeront pas.
III. Conséquences politiques : toutes les formes dominantes de pouvoir (économique, culturel, politique) n’ont rien à craindre d’une société d’autistes qui perd son intelligence et ses solidarités… Il pourrait peut-être y avoir, çà et là, des révoltes, mais pas de révolution. Pourquoi ? Parce que la disparition de la ville — pas pour ceux qui ont du pouvoir — oblige une consommation forte individuelle et collective… Mais en même temps, aliénée par l’absence de relation directe avec ce qui alimenterait une vision sur une autre façon de vivre possible, toute espérance est comme interdite. On veut continuer à accumuler des biens, fut-ce au prix de la stabilité, de l’inégalité, de l’illégitimité. On ne veut pas que cela change parce que l’autisme dominant n’a pas permis d’entrevoir l’espérance. D’autant plus que les médias livrent des mondes à condamner ou des styles de vie inaccessibles (voir les séries télévisées).

Équité contre égalité

Peut-on découvrir une valeur partagée socialement qui expliquerait l’acceptation du dépérissement des fonctions urbaines sous la poussée du « déménagement » du territoire (et aussi celui de la planète sous l’effet du refus de prendre en compte les effets écologiques des techniques de production) ? Réponse par un exemple. Souvenons-nous du slogan : « Ma voiture, c’est ma liberté ». Liberté d’aller et de venir en dépendant le moins possible des autres, au sein d’une bulle. Est-ce la liberté qui agite le consommateur et, partant, la vie technique et économique ? Sans doute est-elle une valeur présente. Mais est-ce la première valeur motrice ? J’opterais plutôt pour une recherche ambiguë d’égalité. Ambiguïté découlant, d’une part, de l’envie de jouir de ce que les autres ont, mais, d’autre part, en acceptant le maintien de différences. On veut bénéficier de tout ce que le marché (la société) produit, tout en se satisfaisant d’un partage inégal. On veut une voiture, pas nécessairement la plus forte, la plus rapide… On ne veut pas un château, mais on sacrifie beaucoup pour une maison de 200 m2 sur 3 ares de terrain… et ainsi de suite. Pas question de faire ceinture et de se priver de ce dû. Cette recherche-là d’égalité ne conduit pas un questionnement sur l’état du monde et ne peut entraîner des volontés de changements. On se réjouit du fait que quand la marée monte, elle fait monter de la même manière les petits et les grands bateaux : les bénéfices de la croissance peuvent se partager inégalement dans l’indifférence générale. La société paraît équitable dans la mesure où les progrès sont partagés bien qu’ils soient partagés de manière inégale. C’est ainsi que l’équité accepte l’inégalité de traitement alors que la justice comme principe moral et politique, cherche radicalement l’égalité.
Quel sens y a-t-il à revendiquer et à promouvoir un égal droit d’accès (de présence) à la ville ? En quoi la ville peut-elle être source d’égalité, participer à la construction de l’égalité et partant, devenir libératrice, construire la liberté ? Comment bâtir un lien entre une société juste et la ville qui est à la fois objet matériel doté de formes — rues, places, îlots… — et relations de pouvoirs — politiques, sociaux, culturels, financiers… ?

Domination des uns, négociation des autres

Constatons au départ deux phénomènes simultanés qui produisent aujourd’hui, et de par le monde entier, un mouvement de croissance urbaine. Les villes croissent par la concentration des lieux du pouvoir et de l’immigration (l’afflux de ruraux venant souvent, chez nous, d’autres continents). Ces deux mouvements s’entrecroisent. Les différentes formes de pouvoir accaparent les villes, surtout leurs centres. Pour quelles raisons ? Parce que les villes sont des capitaux massifs dont on peut user sans avoir à en payer le coût ; ou en ne payant qu’une partie de ce coût. La ville est une somme de valeurs d’usage : on appelle ainsi tous les biens matériels et immatériels dont on peut jouir sans payer. À l’opposé, les valeurs marchandes correspondent à tous ces mêmes biens qui ne sont accessibles qu’en payant. Sans trop simplifier, disons que les pouvoirs dominants accaparant les villes, renforcent leurs puissances en accaparant les valeurs d’usage offertes par la ville ; tandis qu’à l’opposé, la survie des sans-pouvoir exige paiement, car ils n’ont à leur disposition que des valeurs marchandes. Ils peuvent jouir de biens nouveaux, mais l’héritage collectif, la ville, leur a échappé. Ainsi se renforcent au jour le jour l’aliénation des uns et la puissance des autres.

Inégalité

Mais, en même temps, les villes attirent des populations (pauvres, marginales) dont le but est aussi d’atteindre un certain niveau d’autonomie que ne livrent pas les sociétés de départ. Aller à la ville, s’y insérer par le moindre orifice, vise à s’appuyer sur les valeurs d’usage disponibles dans le but de renégocier son statut. Cette formule veut simplement dire : améliorer son sort, avoir aussi accès à la société marchande. Le vieux dicton allemand, « l’air de la ville rend libre », rend compte de ce que l’héritage urbain peut produire, parce que la ville offre des lieux et des moyens de (re)constitution d’une autonomie, même minimale. Cette aventure est assumée quotidiennement par des milliers de personnes. Ce n’est pas sans risque, mais c’est irrésistible, le mouvement ne se tarira pas. Mais le risque politique majeur est, à terme, l’engloutissement dans la société de consommation et partant, l’absorption dans les formes d’urbanisation fragmentant les hommes et leurs activités dans l’espace, supprimant leur capacité d’accès aux valeurs d’usage. Alors, il ne faut jamais le perdre de vue, les pouvoirs dominants en jouissent.

Objectif autonomie

Faut-il ébranler le système de domination, surtout dans ses moyens physiques, que l’aménagement du territoire produit ? Car la question qui finalement se pose est celle-ci : pourquoi les « obéissants » ne jouiraient-ils pas aussi des valeurs d’usage de la ville ? Et pourquoi auraient-ils ce projet ? Quelles pourraient être leurs motivations ? La réponse appelle deux niveaux d’analyse : politique et écologique. Tout homme peut accepter sa « servitude », ne pas vouloir croître en liberté et en autonomie, accepter sa place (sinon sa caste) dans la hiérarchie sociale, tant que les inégalités ne le brutalisent pas trop. Cette attitude peut être consciente, volontaire. Mais elle peut aussi découler de l’incapacité d’imaginer autre chose, de ne même pas l’entrevoir. Manque de formation, oui ; mais aussi conséquence de l’urbanisme de la fragmentation, de l’isolement dans des lieux homogènes, de la distance physique autant que sociale, rendant les différences sociales plus invisibles, opaques, et obscurcissant les visions d’autres chemins possibles.
À l’inverse, on peut refuser, par effet d’une conscience plus claire et plus fière, son aliénation, son obéissance. Et ne pas vouloir, ni supporter, que les valeurs d’usage de la ville soient accaparées par les pouvoirs dominants. On peut vouloir user des mêmes opportunités pour accroître son autonomie, son autodétermination, tant au plan politique, culturel qu’économique. On peut vouloir sortir au plus vite et au plus loin de la société marchande.

Objectif réduction

Au-delà de cette attitude de conviction (vivre une vie plus maîtrisée), on rencontre une nécessité : résister à la crise énergétique. Toute l’urbanisation est bâtie sur les bas coûts du pétrole, sur la mobilité. Mais c’en est fini. Et toutes les alternatives seront chères. Conséquence : des populations entières seront coincées, enfermées, dans leur domicile, leur lotissement. Les habitants des cités sociales souffriront. Or, le logement intégré dans la ville offre l’accès aux activités de la ville. Accès directs par des moyens légers ou collectifs. La solution à la crise de l’énergie se trouve dans la ville quand celle-ci par son organisation, sa taille, sa densité, transforme l’obligation de circuler avec des moyens énergivores chers (la voiture individuelle) en capacité de mobilité par des moyens sobres. Ce constat, de plus en plus de gens l’ont fait et se placent dans la compétition de la reconquête de la ville. Autrement dit, pour bénéficier de cette valeur d’usage qu’est la mobilité sobre, ceux qui en ont la capacité financière cherchent déjà à se loger dans la ville. Bel avertissement !
La ville, son investissement — presque au sens militaire — est, pour la gauche, pour les travailleurs, pour les marginaux… un projet politique solide et une nécessité vitale, individuelle et collective, dans la perspective de la fondation d’une société plus juste. Mais comment procéder ? Deux champs intrinsèquement liés s’ouvrent à l’action (comprise comme travail intellectuel et interventions) : technique et politique. Il s’agit de changer l’urbanisation. En bref, alors que depuis la fin de la Première Guerre, les plans et les investissements sont conçus a priori au départ de la voiture individuelle (donc dans un esprit de dispersion), les plans et les investissements seront conçus à partir de l’inexistence de la voiture individuelle. Autrement dit encore : la ville se construit en prenant d’abord en compte les habitants qui peuvent/doivent avoir accès sans voiture à toutes les activités de la ville. Il en résulte l’application des principes de densité, de proximité et de mixité, à savoir de coexistence des différences fonctionnelles et sociales dans le même espace. D’où, les politiques de transport en commun, des espaces verts, de lutte contre les bruits et autres pollutions…

Revoir la représentativité

Cette reconstruction de la ville, de l’urbanité, appelle à son tour une reconstruction de la politique, de la citoyenneté. On peut l’exprimer autrement : la cité bâtit la ville. C’est-à-dire que pour produire cet environnement urbain, substrat physique d’une progression vers le pouvoir, il faut redonner toute sa place au politique. Une ville plus juste, qui produit l’égalité et la liberté, résulte de processus démocratiques. Dans ses aspects les plus techniques, la ville résulte d’une politique et fonde le politique, dans un mouvement réciproque et permanent. Et c’est une chance pour nous de vivre dans une démocratie représentative. Cet avantage, toutefois, interroge : ne faut-il pas aller plus avant, non par jeu de l’esprit, mais par nécessité, parce que le bilan est loin d’être satisfaisant, confrontés que nous sommes à des situations et un avenir auxquels répond trop de silence. Il ne faut pas moins de démocratie pour régler les questions qui se posent en termes de justice et d’environnement ; il en faut davantage. Ceci implique qu’il faut refonder nombre de principes tels la représentativité, la sanction politique, la participation, la société civile, le marché.
Ainsi, l’expérience montre que la représentativité est invoquée trop souvent par les élus contre les interventions des habitants, comme s’il n’y avait qu’une unique parole légitime. Reconnaître aux élus le rôle d’arbitrer entre les exigences du marché et les demandes de la société civile est le fondement de la démocratie dans la ville et ailleurs. Les élus « représentent » les habitants, ce qui implique aussi que les habitants peuvent « présenter » leurs critiques et leurs projets, et être entendus. On est loin du compte. Car, en fait, la sanction des élus joue peu, du moins dans notre système à la proportionnelle. Étonnamment, les électeurs ne déterminent pas leur choix politique en fonction de l’urbanisme, ou plus généralement, de l’environnement. D’autres clivages interviennent qui éclipsent la responsabilité des élus dans ces domaines.
Se pose alors la question suivante : peut-on dépasser la sanction électorale ? Certes, des formes de contrôle existent (tant de légalité que d’opportunité) : mais sans doute faut-il les renforcer, à l’image des surveillances multiples existant dans l’antique démocratie athénienne. La philosophe Simone Weil — qui travailla en usine un peu comme le ferait un prêtre-ouvrier — va plus avant encore en proposant un projet de constitution où les élus (et les non réélus) peuvent être traduits en justice et punis, s’il échet. Le laisser-faire et le manque de courage des élus devant la destruction irrémédiable de la nature, des villes et du patrimoine appellent de toute manière une réflexion sur la représentation, la responsabilité et la sanction. C’est un peu dans ce sens que Ségolène Royal a invoqué lors de la campagne présidentielle française l’éventuel établissement d’une forme de jury de citoyens.

Politisation absolue

Pour un peuple, il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi, c’est sa chose. Donc, pas d’égalité. Tandis que sous l’empire de lois écrites, pauvres et riches ont les mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a raison, vaincre le grand. Quant à la liberté, elle est dans ces paroles : « Qui veut, qui peut donner un avis à sa patrie ? » : alors, à son gré, chacun peut briller… ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité (1) ?
Certes, cette liberté dans la prise de parole ne dépend pas que du régime politique, de la polis. Euripide ne connaissait pas les freins liés à l’inconscient, aux manques de ressources économiques et culturelles : ni Freud, ni Marx, ni Bourdieu. Mais il établit dans la gestion de la ville, le rôle de la cité où la liberté crée l’égalité et partant, la justice. À conquérir quotidiennement, à revoir tous les jours. La participation, c’est de cela qu’il s’agit ici. Mais Euripide est-il assez exigeant ? La participation est-elle une liberté d’agir, de parler ou de se taire, en se déchargeant sur les élus de ses propres responsabilités ? Ou, au contraire, est-elle une fonction de la citoyenneté, une obligation ? Non seulement un droit, mais une exigence inaliénable ?
La jouissance d’institutions adéquates et efficaces et l’exigence de formation politique de l’ensemble de la population conditionnent la participation qui, elle aussi, est prise de responsabilité. Le « participant » ne peut dire n’importe quoi et son contraire. C’est du bien commun qu’il s’agit (pour Aristote, le siège du bien commun est la polis, la ville). Ce qui ne nie pas les conflits, ni l’existence des groupes qui les portent : la ville n’est pas un long fleuve tranquille. Il y aura toujours une histoire, car la liberté et l’égalité ne se donnent pas, elles se construisent toujours confrontées qu’elles sont aux résistances au changement.
Il ne faut jamais croire que la participation est acquise. Aujourd’hui, le gouvernement de la Région de Bruxelles projette de réduire l’impact des enquêtes publiques sur les plans d’urbanisme et de rendre plus fragiles les faibles protections du patrimoine bâti. Le projet du gouvernement de Charles Picqué n’est pas de faire de Bruxelles la ville la plus démocratique de l’Europe et du monde, mais des stades de foot, des hypermarchés et des bureaux. Félicitations. En même temps, se développent sous la guidance de « jeunes » architectes des pratiques qui visent à faire taire les formes acquises de participation perçues comme trop critiques de leur créativité. Elles ont l’appui des pouvoirs et de la promotion immobilière. Puisse le mouvement ouvrier réaliser ce qui se trame.


(*) Ancien professeur à la FOPES.
(1) Euripide, Les suppliantes, vers 430-441, in Jacqueline de Romilly, L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne, Éditions de Fallois, Paris, 2005, p. 18.