La Belgique est petite, la Communauté française de Belgique l'est davantage encore. Mais ses écrivains sont nombreux et leur talent est grand. Promenade dans le paysage multiple et varié des romans.

– À Damme en Flandre, quand Mai ouvrait les fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes.

– Pourquoi suis-je venu, ce soir, penser devant ces feuilles blanches ?

– Le goût de l'eau diffère selon les puits.

– L'été a fini par revenir... Cela pourrait commencer par l'advenue, enfin, d'un nouvel été.

– Je mourus par un bel après-midi d'automne, m'épargnant ainsi l'hiver que j'ai toujours détesté.

– J'ai arrêté de regarder la télévision

– Ils ont dû être contents d'avoir une lettre de camionneur, au Journal des Familles.

– C'est ta voix que j'ai cru entendre, la sensation de ta voix plutôt, avec cette inflexion lasse, éreintée, comme quelqu'un qui n'attend plus personne mais s'étonne cependant : c'est toi, Hugo, c'est toi ?

De Charles De Coster à François Emmanuel en passant par Marie Gevers, Charles Plisnier, Pierre Mertens, Jacqueline Harpman, Jean-Philippe Toussaint, Xavier Deutsch, Vincent Engel ou Caroline Lamarche, d'hier à aujourd'hui, le paysage des romans francophones de Belgique est divers, multiple, ouvert à tous vents... La Belgique est petite, la Communauté française l'est davantage encore, mais le nombre, la qualité et la diversité de ses écrivains est d'une très grande richesse. Et si l'on considère avec Borgès que « la littérature est une des formes du bonheur », il existe de multiples raisons d'être heureux en Wallonie et à Bruxelles.

« L'Âme belge »

Quand naît la Belgique, les écrivains et les artistes s'enthousiasment eux aussi pour une littérature nationale indépendante. À cette époque, le français est la langue de culture au Sud comme au Nord du pays. Les écrivains issus des deux Communautés sont nombreux et tous l'utilisent, à leur manière, pour exalter ce qu'Edmond Picard, en 1897, appelait l'âme belge : « L'Âme belge ! oui, elle se manifeste multiple en ses facettes, mais unique en son noyau, originale et concentrée... »

En 1867, Charles De Coster publie « La légende de Till Ulenspiegel », une œuvre magistrale généralement considérée comme le début de la littérature de Belgique : « C'est le premier livre où notre pays se retrouve » en dira le grand Verhaeren. L'amusant, c'est que De Coster est né à Munich. Mais il passe toute sa vie en Belgique, à Bruxelles, dans une grande instabilité et une vraie précarité. À sa mort, il laisse une œuvre assez abondante, écrite en un français que d'aucuns qualifient de « rabelaisien » et dont l'action se déroule essentiellement en Flandre. Aujourd'hui encore, « La légende... » est traduite et diffusée de par le monde alors qu'on ne la lit plus guère dans nos écoles. C'est pourtant un beau texte et un grand récit de liberté, « un monument qui rivalise avec le Don Quichotte et le Pantagruel » selon Romain Rolland. Il se compose de cinq livres qui narrent les aventures de Till, l'enfant pauvre né le même jour que le futur Philippe II, de Nele, sa douce fiancée, de Lamme Goedzak, son « Sancho Pança ». Till est le champion populaire de la justice et de la liberté. Et De Coster construit le mythe de son héros de manière singulière, dans une langue riche, personnelle, transgressive. Il ouvre ainsi un courant où puiseront Ghelderode, Crommelynck et, aujourd'hui, Jean-Pierre Verheggen. « Le degré zorro de l'écriture » (1978), « Ni Nietzsche, peau d'chien » (1983) ou « Les Folies-Belgères » (1990) sont en effet de cette veine...

Glèbe rustique et brumes éthérées

En Wallonie comme dans toute l'Europe occidentale, le premier quart du XXe siècle voit l'efflorescence du roman régionaliste. En France, toutes les provinces ont leurs chantres. Les seuls que l'on retienne encore sont ceux que Paris a célébrés, tels Giono ou Genevoix.

En Wallonie aussi, nombre d'auteurs régionalistes publient avec succès : Demolder, Virrès, Glesener, Des Ombiaux... Les pages jaunies de leurs romans s'enlisent sous la poussière. On peut rouvrir pourtant « Le pain noir » d'Hubert Krains dont l'action se déroule dans la Hesbaye profonde, au cœur du triangle Huy-Waremme-Fallais avec une échappée vers Bruxelles où vit un fils nécessairement « perdu ». Roman réaliste, le roman de Krains conte la tragédie d'une déchéance ; le style sobre, sans pathos, la grande économie de moyens utilisée pour traiter ce thème universel dans un contexte particulier nous touche et nous émeut encore aujourd'hui. Notre contemporain, Jean-Pierre Otte, se situe dans la lignée de cet héritage. Tant dans ses poèmes que dans ses romans, il décrit les paysages et les gestes quotidiens de sa province de Liège.

En 1911, un Belge, Maurice Maeterlinck reçoit le prix Nobel de littérature. L'œuvre foisonnante et raffinée de ce francophone de Flandre baigne dans cette « mystérieuse présence » propre au symbolisme que Maeterlinck incarne mieux que quiconque. On lui doit des poèmes, des pièces de théâtre, des essais à caractère philosophique, des études (passionnantes) sur la vie des abeilles, des termites, des fourmis. Reconnu et fêté, Maeterlinck fut une célébrité en son temps. Lui non plus, pourtant, n'est plus guère lu aujourd'hui. Seules ses pièces de théâtre – « Pélléas et Mélisande », « La Princesse Maleine » – sont encore régulièrement représentées sur les scènes. Mais sa musicalité résonne aussi et plus souvent sans doute dans les salles d'opéra et de concert : on le sait, « Pelléas » a inspiré un « drame musical » à Debussy, un poème symphonique à Schoenberg et des musiques de scène à Fauré et Sibelius.

Anthologies

La Belgique a fêté son 75e anniversaire, supporté les horreurs de la Grande Guerre. Dans l'après-guerre, l'économie redevient rapidement florissante et les travailleurs veulent leur part de cette prospérité. En 1919, le suffrage « universel » est obtenu, mais uniquement pour les hommes. Sept grandes grèves éclatent entre 1919 et 1921. C'est le temps de la lutte des classes. Les ouvriers obtiennent quelques solides victoires sociales : l'abrogation du fameux « article 310 » qui empêchait les grèves (officiellement autorisées) en réprimant durement les meneurs, l'augmentation des salaires et la semaine de 6 jours de 8 heures. Peu d'auteurs ont illustré cette période, mais Jean Tousseul, syndicaliste et membre du POB, en donne une image exacte et forte dans ses nouvelles, notamment « Cellule 158 ».

En Flandre, le combat populaire pour l'acquisition de droits sociaux et politiques se double d'une lutte pour vivre et s'exprimer entièrement en sa propre langue. En 1932, la législation linguistique est votée ; elle établit l'égalité des langues. De plus en plus, les écrivains de Flandre réapprennent la langue flamande. Les écrivains francophones se tournent alors vers Paris. « La tutelle de Paris est admise, voire recherchée et les écrivains s'insèrent plus que jamais dans les grands courants internationaux (quoique avec quelque liberté) » (1). L'essentiel de l'abondante production francophone de cette époque sommeille dans les pages d'anthologie, sauf quand quelque jeune artiste s'en inspire heureusement. Ainsi le film de Frédéric Fonteyn, « La femme de Gilles » a-t-il tiré de l'oubli le roman homonyme de Madeleine Bourdouxhe, un chef-d'œuvre d'écriture sensuelle, publié chez Gallimard en 1937. La même année, Charles Plisnier avait obtenu le prix Goncourt pour « Les faux passeports » ; basée sur son exclusion du parti communiste, cette œuvre rend compte de la destruction d'une espérance collective et se révèle d'une singulière actualité.

Femmes de lettres

Au début des années 50, une nouvelle génération d'écrivains francophones émerge. La jeune Françoise Mallet-Joris publie « Le rempart des béguines » (1951) dont le thème, l'homosexualité féminine, fait quelque peu scandale. Fille de Suzanne Lilar – à qui l'on devait « Le divertissement portugais » et le remarquable « Benvenuta » ressuscité lui aussi par le cinéma et un superbe film de Paul Delvaux – Françoise Mallet-Joris est emblématique des écrivains francophones de Belgique de cette époque. Sans jamais renier son pays (elle y garde au contraire un ancrage), elle devient l'une des figures de proue de la vie littéraire parisienne : Prix Fémina en 1958 pour « L'empire céleste », elle siège à l'Académie Goncourt et au jury du Prix Fémina. Elle est aussi parolière pour la chanteuse Marie-Paule Belle à qui elle donne de très jolis textes.

Dans la nouvelle génération, Amélie Nothomb peut être comparée à sa talentueuse aînée. Belge, issue d'une famille connue et engagée au service de l'État, originale et productive, elle est aussi parolière de la chanteuse Robert. Leurs styles toutefois sont différents, de même que les thèmes abordés. Mais il y a chez toutes deux une révolte contre le conformisme. Dans « Les mensonges » (1956) Mallet-Joris dénonce une bourgeoisie hypocrite – la même que Simenon déchire dans « Le bourgmestre de Furnes ». Quant aux romans d'Amélie Nothomb, ils s'en prennent mine de rien à certaines convenances d'aujourd'hui : « Son œuvre interroge des phénomènes de société, notamment le rapport au corps. Ses personnages obèses et répugnants s'opposent aux corps lisses de la publicité. Et elle excelle à démonter les rapports de pouvoir entre les gens », analyse Michel Torrekens, nouvelliste et rédacteur en chef-adjoint au Ligueur où il est titulaire d'une rubrique consacrée à la littérature francophone de Belgique.

Bruxelles-Paris-Bruxelles

Cet axe Bruxelles-Paris, Paris-Bruxelles se poursuit au cours des décennies suivantes. «En France, aujourd'hui, un écrivain français sur deux est Belge » ! La boutade de Jean-Jacques Brochier, directeur du Magazine littéraire, repose sur un constat incontestable. Partis pour Paris, entre autres et au hasard, plusieurs générations confondues : Dominique Rolin, Henry Bauchau, Conrad Detrez, Alain Bosquet, Béatrice Beck, Jean-Claude Bologne... Autant d'écrivains de talent, aux styles et univers différents et dont l'appartenance à la Belgique est le seul point commun. Et, peut-être, avec elle un certain décalage par rapport aux mondes, une exigence : « (...) la littérature française de Belgique n'a jamais eu à embrasser un quelconque destin national, à s'identifier à l'histoire d'une grande nation. Elle a le plus souvent choisi la périphérie pour observer le monde. Elle s'est laissé fasciner par la marge, le décalage. En témoigne l'importance du dadaïsme, du surréalisme et des mouvements divers où soufflent le rire, la dérision absolue. En témoigne la place du fantastique à travers des œuvres où dominent le rêve, l'insolite et l'imaginaire. En témoigne la place du policier ou de la bande dessinée, genres mineurs réhabilités par Simenon et Hergé qui ne sont pas pour rien les deux écrivains les plus lus de ce pays » analyse Jean-Luc Outers, romancier, responsable du Service des Lettres du ministère de la Communauté française. Peu à peu émerge la conscience d'une identité culturelle : « (...) la Belgique a constitué une réalité qui s'est objectivement imposée à ses citoyens pendant plus de cent-cinquante ans, et puisque dire c'est faire, les adhésions ou les résistances des Belges à cet imaginaire ont forcément déterminé la trame de leur existence intime quotidienne » (2).

Belgitude

Pierre Mertens marque un tournant pour les lettres francophones belges. Certes, il édite dans de prestigieuses maisons d'édition parisiennes, il est reconnu et primé à Paris. Mais il vit à Bruxelles et il y fait carrière. Il est l'un des premiers à oser ancrer son œuvre en Belgique tout en l'ouvrant largement sur le monde. Il constitue, comme l'écrit Paul Emond, lui-même romancier de talent, « un point de repère pour toute une génération » (3). C'est à lui que l'on doit le concept de « Belgitude » qu'il fait émerger, en 1976, dans un numéro des « Nouvelles Littéraires » consacré à « L'Autre Belgique ». Il est l'une des figures de proue parmi les artistes et écrivains qui, engagés dans des esthétiques différentes et des démarches contrastées, vont « développer au sein de leur communauté culturelle une culture originale et dénuée de complexes » (4). Parmi eux, plusieurs écrivains dont Jean Sigrid, Jacques Sojcher, Michèle Fabien, Jean Louvet, Jacques De Decker, Paul Emond, Jean-Pierre Verheggen, Werner Lambersy, Marc Rombaut, Guy Goffette... et tant d'autres.

De nombreux jeunes écrivains ont emprunté leurs traces et la relève est assurée avec brio. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer les « Prix Rossel » des quinze dernières années et les plus récents « Prix des lycéens ». Dans le désordre, on peut alors citer des plumes aussi brillantes que François Emmanuel, nouvelliste et romancier étincelant, Xavier Deutsch, dont la fantaisie est la pudeur de la recherche de sens, Thomas Gunzig, humour noir et cynisme tranquille, Caroline Lamarche, sereine et intranquille, Ariane Lefort et Michel Lambert à l'affût du quotidien et de ses fêlures, Jean-Luc Outers qui, du dérisoire, tire des questions essentielles, Armel Job, questionneur de certitudes, Xavier Hanotte, Philippe Blasband... Jacqueline Harpman dont chaque livre est un succès se plaît, elle aussi, à ancrer ses personnages dans les paysages de Belgique.

Enfin, les plus jeunes, bien ancrés dans leur belgitude, mais avec l'Europe en perspective : Vincent Engel élabore une œuvre où la mémoire a la part belle et où le présent prend sens dans le passé. Il a un tropisme pour l'Italie comme Grégoire Polet qui en est, lui, à son premier roman, a un tropisme madrilène. Belgitude, toujours, mais aujourd'hui, au cœur de l'Europe.

Anne-Marie Pirard

(1) Robert Frickx et Jean-Marie Klinkenberg, « La littérature française de Belgique », Éd. Nathan/Labor.

(2) Jean-Marie Klinkenberg, « Petites mythologies belges », Éd. Labor /Espaces de Liberté, 2003. À lire absolument !

(3) Sous la direction de Danielle Bajomée, « Pierre Mertens l'Arpenteur », Éd. Labor, coll. « Archives du futur », 1989.

(4) Marc Quaghebeur, « Lettres belges entre absence et magie », Éd. Labor, coll. « Archives du futur », 1990.

 

Yourcenar, d'ici et d'ailleurs

Parler de roman francophone de Belgique sans parler de Yourcenar ? Impensable! Écrivain majeur, dominant de toute la splendeur de sa plume le roman du XXe siècle, elle est incontestablement née à Bruxelles, ainsi qu'elle l'évoque dès les premières lignes de « Souvenirs pieux », le premier des trois volumes du « Labyrinthe du monde ». Mais, née Belge, elle habita la France et, surtout, les États-Unis. Elle voyagea partout « en pèlerin et en étranger », faisant sans cesse, comme Zénon – le héros de « L'œuvre au noir » – « le tour de sa prison », cette prison étant le monde.

Elle-même ne renie pas sa belgitude, mais ne la revendique pas, ayant quitté Bruxelles à l'âge de dix jours ! « Je ne m'y retrouve pas toujours moi-même, explique-t-elle à Jacques Goossens, dans un entretien diffusé en 1971 à la RTBF. Je suis née à Bruxelles, un peu par hasard, d'un père français, résidant de la région lilloise, et d'une mère belge qui tenait à se trouver dans sa famille pour cet événement – ce qui n'était peut-être pas un très bon choix puisqu'elle n'y a pas survécu. Elle était une Belge du Hainaut, originaire des environs de Namur, et mon père, au contraire, appartenait au pays flamand de la Flandre française, ce qui fait que je suis wallonne par ma mère belge et flamande par mon père français ».

Bref, si ne pas revendiquer ici ce gigantesque écrivain était une faute, se l'approprier semblerait indécent car, si elle est d'ici, elle est aussi d'ailleurs, n'étant vraiment de nulle part. « Yourcenar habite l'histoire » écrit Georges Jacquemin, l'un de ses biographes. C'est très juste. Reste son œuvre, superbe, écrite dans une langue irréprochable, abordant avec exigence et tolérance des thèmes essentiels. « Il y a plus d'une sagesse. Toutes sont nécessaires au monde » écrit-elle dans « Mémoires d'Hadrien ». Ses romans, mais aussi ses essais, reflétant un peu de cette sagesse sont, eux aussi, nécessaires au monde.

A.M.P

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