Le monde du vivant nous est connaissable jusqu’aux intimes confins de ses subtiles architectures génétiques et moléculaires. La profusion des savoirs de la biologie laisse augurer des avenirs meilleurs mais les tentations monopolistiques et la monétarisation des connaissances veillent. Connaître ne peut suffire à qui veut posséder et vendre, quitte à rompre de fragiles équilibres de sagesse patiemment construits.


Le troisième millénaire naissant négocie dans la pénombre un grand dérapage éthique. La capture légale du vivant et son commerce, en ce compris l’être humain, sont à l’agenda des grandes puissances économiques et politiques de notre planète. Des juristes sont sur la brèche pour nous construire des textes en trompe-l’œil. La directive européenne relative au brevetage du vivant et la Convention européenne des brevets (CEB) en sont deux exemples des plus révélateurs. Il est fondamental, dans une société évoluée, de protéger les droits de ceux qui contribuent par leur travail à l’approfondissement de la connaissance et à l’enrichissement du patrimoine collectif de l’humanité. Les créateurs, les chercheurs, les inventeurs ne peuvent se voir déposséder de la paternité de leur invention, en particulier lorsque des applications commerciales rentables sont prévisibles. Les législations internationales existent pour protéger la propriété intellectuelle. Un des outils adoptés de longue date dans les pays industrialisés est le brevet. Il s’agit d’un instrument économique destiné à récompenser un inventeur en lui accordant un monopole exclusif, mais limité dans le temps, sur l’utilisation de son invention; en échange de quoi la description complète du procédé ou du produit créé est rendue publique. Les autres utilisateurs doivent payer un droit de licence ou une redevance. Ce mécanisme du brevet ne pose guère de problème quand on reste dans le domaine de l’inanimé mais soulève, au contraire, des questions fondamentales dès qu’on veut l’appliquer au vivant (1), en particulier à l’homme lui-même.
L’entrée en scène du génie génétique et ses applications potentielles en agriculture, dans l’agroalimentaire, en pharmacie et en médecine met aujourd’hui ces questions au premier plan de l’actualité. Alors que depuis 1973 en Europe, la Convention européenne sur les brevets reconnaissait aux seules inventions le droit à la brevetabilité et excluait de celui-ci les processus et les matières biologiques du fait de leur caractère incontrôlable et simplement découvert, la pression des milieux industriels a réussi – au nom de la compétitivité – à remettre en question ces principes fondamentaux et à faire adopter par le Conseil des ministres et le Parlement européen, une directive qui désormais protège juridiquement les "inventions" biotechnologiques.
Cette directive relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques a été adoptée par l’Union européenne le 6 juillet 1998 (2). Elle devait faire l’objet d’une transposition dans le droit national des Etats membres à la date du 30 juillet 2000 (3). Le gouvernement des Pays-Bas a, quant à lui, introduit le 19 octobre 1998, une action en annulation de la directive auprès de la Cour européenne de justice (4). Les gouvernements italien puis norvégien se sont joints à cette action en 1999. Les arguments avancés sont liés au fait que l’objet principal de la directive en question n’est pas d’harmoniser les principes juridiques nationaux en matière de brevets. Or, ce texte va au-delà d’une réelle harmonisation en créant de nouveaux brevets d’origine communautaire. Autre argument : sous le régime de la directive, il sera possible de breveter des éléments isolés du corps humain. Une telle instrumentalisation de la matière humaine n’est pas tolérable au regard de la dignité humaine. Elle constitue une atteinte à cette dignité et au droit des patients de disposer d’eux-mêmes ainsi qu’une violation de la convention sur la biodiversité et des droits fondamentaux.
La Cour européenne de justice pourrait rendre son verdict dans les six prochains mois de l’année 2001.

Enjeux politiques
Les enjeux politiques de la directive européenne concernent non seulement l’autorisation de breveter ce qui est simplement découvert, mais également l’autorisation de breveter les patrimoines génétiques de l’ensemble du monde vivant en ce compris l’humain (5). Par ailleurs, la directive n’affecte pas les obligations découlant, pour les États membres, des conventions internationales et notamment de l’accord ADPIC et de la Convention sur la diversité biologique.
En Belgique, les déclarations de politique générale du gouvernement fédéral de 1999 et d’octobre 2000 ne traitent pas de ce sujet. Ce qui, bien sûr, ne signifie pas que la question soit totalement absente des débats. Ecolo refuse le brevetage humain, ainsi que le PS. Quant au PRL, sa position n’est pas connue officiellement (mentionnons que Philippe Monfils a déposé une proposition de loi modifiant la loi du 28 mars 1984 sur les brevets d’invention qui transpose intégralement la directive 98/44/CE, et que, selon Louis Michel, un moratoire sur cette directive constituerait une violation caractérisée du droit communautaire). Ainsi, une réunion inter-cabinets du 26 juin dernier a réalisé un premier échange de vues sur les points suivants :
- la distinction entre la "découverte" et l’"invention", et la définition non équivoque de ces deux situations;
- l’indication que seule une invention peut faire l’objet d’un brevet; et l’exigence du consentement libre, éclairé et gratuit (6) de la personne dans le cas du brevetage d’une invention à partir d’un gène humain;
- l’exigence du consentement de l’État sur le territoire duquel serait prélevé du matériel biologique susceptible de brevetabilité;
- la confirmation du respect des articles de la Convention sur la diversité biologique relatifs à la participation de l’État d’origine aux recherches effectuées sur le matériel biologique prélevé, la communication à cet État de toutes les innovations technologiques résultant de ces recherches et le partage avec cet État des profits engendrés par l’invention.
- l’identification des ambiguïtés et des incohérences internes à la directive.
Une autre réunion, le 14 juillet 2000, a décidé de donner la parole aux citoyens en demandant leurs avis via Internet ainsi qu’au Conseil fédéral du développement durable. À ce jour, les partis Ecolo et Agalev exigent du gouvernement (7) le refus absolu d’une privatisation des patrimoines génétiques humains, animaux et végétaux. L’interdiction de "profiter" du patrimoine génétique d’une personne sans son consentement libre et informé, et l’interdiction de piller le patrimoine génétique existant dans les pays du Sud. Ces deux partis exigent aussi du gouvernement qu’il prenne en compte les prochains avis du Comité international de bioéthique de l’Unesco (8).
Afin de rendre juridiquement acceptable la brevetabilité des différentes formes de vie (cellules, tissus, animaux,…) et des patrimoines génétiques, la directive ouvre le champ de la brevetabilité aux produits composés de matière biologique ou en contenant (une matière biologique est une matière contenant des informations génétiques et qui est auto-reproductible ou reproductible dans un système biologique) ainsi qu’aux procédés permettant de produire, de traiter ou d’utiliser de la matière biologique. Le champ d’application de la brevetabilité du vivant s’étend aux matières biologiques même lorsqu’elles préexistaient à l’état naturel.
La directive stipule que les variétés végétales et les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques pour l’obtention de végétaux ou d’animaux ne sont pas brevetables mais que les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables. De même, elle prévoit que le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables mais qu’un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel.
Par ailleurs, elle souligne que les inventions dont l’exploitation commerciale serait contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs sont exclues de la brevetabilité. C’est ainsi que ne sont notamment pas brevetables les procédés de clonage reproductif humain, les procédés de modification de l’identité génétique germinale de l’être humain, les méthodes dans le cadre desquelles des embryons humains sont utilisés, les procédés de modification de l’identité génétique des animaux de nature à provoquer chez eux des souffrances sans utilité médicale substantielle pour l’homme ou l’animal, ainsi que les animaux issus de tels procédés.

Principes éthiques
Les principes éthiques d’indisponibilité et de non-patrimonialité qui s’appliquent au corps humain dans son ensemble ont été réaffirmés avec force à propos de ses éléments génétiques, et le génome humain s’est trouvé consacré comme patrimoine commun de l’humanité. De nombreux textes nationaux et internationaux sont venus confirmer et renforcer ces principes (Conseil de l’Europe, Unesco, Académie française des sciences, Comité consultatif de bioéthique de Belgique...). Ainsi, l’Académie française des sciences estime que la connaissance de la séquence d’un gène ne peut en aucun cas être assimilée à un produit inventé et n’est donc pas brevetable. Son utilisation, comme celle de toute connaissance, bien commun de l’humanité, ne peut souffrir aucune limitation. En revanche, des inventions réalisées grâce à cette connaissance peuvent faire l’objet de brevet, selon les dispositions propres aux règles de la propriété industrielle. Cette analyse vaut quelle que soit la nature, humaine ou non humaine, des gènes dont la séquence a été déterminée. Or, la directive 98/44/CE ne semble pas rédigée de sorte qu’elle exclue sans contestation la connaissance des gènes, et en particulier les gènes humains, du système des brevets. L’Académie des sciences est donc favorable à ce que la France prenne l’initiative d’une rediscussion des termes de la directive, de telle sorte qu’elle concilie sans contestation la nécessaire protection des inventions biotechnologiques et cette valeur essentielle qu’est la libre utilisation des connaissances. Au cœur de la polémique, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé, en juin dernier, les États membres de l’Union européenne à renégocier la directive communautaire qui permet de breveter les gènes humains (9). Les parlementaires ont également appuyé les gouvernements qui ont déjà introduit devant la Cour de justice de Luxembourg un recours contre la directive. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe rappelle également sa recommandation n°1425 qui stipule que ni les gènes, ni les cellules, ni les tissus, ni les organes d’origine végétale, animale ou humaine ne peuvent être considérés comme des inventions et ne sauraient, dès lors, faire l’objet de monopoles protégés par des brevets.

Michel Somville Dr.Sc.
Comité de bioéthique de Belgique
Centre d’études politiques d’Ecolo

1. La question de la brevetabilité du vivant, et donc des gènes, est apparue d’emblée ambiguë en raison du double statut du gène, à la fois élément du programme des propriétés physiques des êtres vivants et simple molécule chimique, certes complexe, mais somme toute banale. Conseil d’État français - Section du rapport et des études, Les lois de bioéthique : cinq ans après. Remis à Lionel Jospin en novembre 1999.
2. Directive 98/44/CE, JO nº L 213 du 30 juillet 1998.
3. Le Danemark, la Finlande, la Grande-Bretagne et l’Irlande sont les seuls pays de l’Union qui au 30 novembre 2000 ont transposé la directive 98/44/CE. La France refuse de la transposer en l’état (voir l’avant-projet de révision des lois de bioéthique de 1994 – Lionel Jospin ce 28.11.2000). En Allemagne, ce 1er et 4 décembre 2000, les représentants du Bundesrat (16 Länders) et les commissaires désignés par le Bundestag ont demandé au gouvernement de renégocier la directive 98/44/CE.
4. Affaire C-377/98 (J.O.C.E. 98/C 378/23).
5.De facto, la directive 98/44/CE légalise la bio-piraterie des ressources génétiques d’un pays tiers ou d’une personne en violation de la Convention sur la diversité biologique, convention sur laquelle, par ailleurs, la directive se fonde (art1§2).
6. La gratuité du prélèvement ou du don doit, à notre sens, être maintenue. Une compensation aux frais médicaux pourrait être envisagée. Ce point précis est toujours en discussion au sein des cabinets ministériels.
7. "Brevetage du vivant : Ecolo ne votera pas une loi qui irait à l’encontre de valeurs éthiques et scientifiques fondamentales", communiqué de presse Ecolo du 1er décembre 2000.
8. Le Comité international de bioéthique de l’Unesco ouvrira une débat plénier sur la brevetabilité du vivant fin janvier 2001 à Paris.
9. Recommandation 8738 du Conseil de l’Europe.

Le sang humain

En raison des propriétés physiologiques particulières des cellules sanguines du cordon ombilical du nouveau-né, celles-ci sont d’une grande utilité en médecine de la transplantation et dans le développement des thérapies géniques.


La société américaine Biocyte, récemment achetée par la société Avicord, a déposé et obtenu du Japon, des États-Unis et de l’Office européen des brevets (1) un brevet qui lui confère – pendant 20 ans – le monopole du prélèvement, de la congélation et des utilisations thérapeutiques des cellules sanguines fœtales et néo-natales humaines (2). L’enjeu est considérable dans la mesure où la société Biocyte dispose désormais de l’autorité économique suffisante pour refuser ou monnayer unilatéralement l’utilisation de cellules sanguines humaines à des fins thérapeutiques.

Ce brevet a été contesté par des groupes d’intérêts publics et l’association Eurocord (Association des médecins transplanteurs), au nom de la Convention des brevets européens qui exclut la brevetabilité des procédés thérapeutiques, diagnostiques et chirurgicaux. Ces groupes faisaient valoir également que ce type de brevet concernait une découverte et non une invention qui plus est, offensait la moralité et l’ordre public. Par ailleurs, l’International Society of Transplantation stigmatisait le fait "qu’aucune partie du corps humain ne pouvait faire l’objet de commerce et que les dons de cellules ou d’organes devaient être gratuits et anonymes".

Le 8 juin 1999, l’Office européen des brevets donnait raison aux groupes d’intérêts publics et annulait le brevet Biocyte aux motifs d’une absence de nouveauté qui doit caractériser une invention brevetable.
M.S.
      1. L’Office européen des brevets est une administration internationale créée sur la base de la Convention sur la délivrance de brevets européens, signée le 5 octobre 1973 à Munich. Cette convention est liée au traité de coopération en matière de brevets (PCT) qui offre dans plus de 100 pays une procédure de dépôt uniforme et simplifiée. (
http://www.european-patent-office.org/epc97/
      )

    2. Patent EP 343 217 : Isolation and Preservation of Fetal and Neonatal Hematopoietic Stem and Progenitor cells of the blood.
Neem l’Azad-Darakth…

Le Lilas des Indes est un arbre de la famille des méliacées et proche cousin de l’acajou. Les botanistes le connaissent sous le nom d’Azadirachta indica, (nom d’origine perse : Azad-Darakth signifie l’arbre libre) mais, pour les habitants du Kérala, du Pendjab, du Bengladesh ou de l’Orissa, il ne peut s’agir que du Neem.
Originaire des forêts tropicales humides de l’Assam et de la Birmanie, la dispersion géographique du Neem le fait se rencontrer aujourd’hui au Pakistan, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie, en Afrique, en Australie, en Amérique centrale et du Sud. C’est cependant en Inde qu’il a trouvé précocement son lieu de développement le plus favorable en s’adaptant à des environnements et des climats aussi variés que ceux de l’extrême Sud de l’État du Kérala ou des régions proches des chaînes de l’Himalaya.
Depuis plus de sept millénaires, cet arbre étonnant est vénéré par les Indiens pour sa faculté d’adaptation et de développement dans des zones peu fertiles et pour ses multiples qualités pharmaceutiques. Les fines tiges de l’arbre sont utilisées pour brosser et soigner la dentition. Les décoctions de feuilles sont utilisées en médecine vétérinaire et humaine pour soigner diverses maladies de la peau, les symptômes malariques et les trypanosomiases. Les graines sont particulièrement riches en huile et contiennent des substances anti-fongiques, bactéricides et anti-virales. Sur le plan phytosanitaire, les graines du Neem sont réputées pour leur constitution en fongicides et insecticides biodégradables. Ces savoirs millénaires liés aux propriétés physiologiques de l’arbre libre sont partagés entre communautés villageoises et transmis de générations en générations.

Neem. Brevet n°EPO 436 257 ?
En 1989, l’Office américain des brevets fut saisi – à l’initiative conjointe de la société Grace&Co. et du ministère US de l’Agriculture – d’une demande d’enregistrement d’une méthode phytosanitaire permettant de lutter contre des champignons prédateurs de plantes au moyen d’un extrait oléagineux des semences moulues du Neem.

Pour ces pseudo-inventeurs privés et gouvernementaux américains, il importait d’acquérir juridiquement le monopole économique de savoirs locaux partagés par des générations d’Indiens. Non content d’obtenir ce monopole sur les marchés américain, japonais, australien et canadien, Grace&Co. et l’USAD obtinrent de l’Office européen des brevets, le 14 septembre 1994, la reconnaissance de ce même brevet opposable sur le marché européen sous le n° EPO 436 257.

Dès juin 1995, un recours en annulation de ce brevet fut introduit, près la chambre de recours de l’OEB, conjointement par la députée européenne Magda Aelvoet au nom du groupe des Verts au Parlement européen, le Dr. Vandana Shiva au nom de la Research Foundation for Science, Technology, and Natural Resource Policy de New Delhi, et l’International Federation of Organic Agriculture Movements basée en Allemagne.
Pour ces opposants, il s’agissait de plaider le caractère éthique inacceptable d’une spoliation des connaissances millénaires d’un peuple et, tout autant, l’absence de nouveauté et d’inventivité du brevet octroyé. Qui plus est, le brevet était basé sur une seule variété de plante alors même que la Convention sur la délivrance de brevets européens interdit explicitement la brevetabilité des variétés de plantes.

Cinq ans plus tard, le 10 mai 2000, la chambre de recours de l’OEB annulait, au motif d’une absence de nouveauté et d’inventivité, le brevet détenu par Grace&Co. et l’USAD.

Ce verdict fera date dans l’histoire des brevets car il consacre juridiquement la primauté des connaissances culturelles (non monopolisables) sur les rationalités scientifiques. Ce verdict est essentiel pour les pays en développement qui se battent pour reconquérir le contrôle sur leurs ressources génétiques et leurs savoirs traditionnels volés par les multinationales du Nord détentrices de brevets.