La hausse quasi ininterrompue du prix du pétrole depuis décembre 1998 a fait la une de l’actualité durant ces derniers mois. Face aux craintes exprimées par les ménages à faibles revenus qui se chauffent au mazout, ainsi que par les routiers, taximen et autres professions touchées, un apparent consensus fait valoir que le pétrole est trop cher et qu’il faut diminuer son coût. Une réponse qui paraît de bon sens. Et pourtant... Ce mois de novembre aura lieu une conférence ministérielle décisive sur le changement climatique. Entre le prix du pétrole et le gaz à effet de serre, il faudra bien que nos sociétés choisissent. Esquisse d’une étrange schizophrénie.


Mais retraçons d’abord brièvement le fil des événements. Après des années de baisse des prix du pétrole, ceux-ci opèrent un retournement de tendance à partir de décembre 1998. Le baril, qui est alors à environ 10 dollars, commence une fulgurante remontée pour atteindre, puis dépasser les 30 dollars. Cette ascension se répercute bien sûr à la pompe et, dès septembre, le mécontentement social éclate tout d’abord en France, auprès des transporteurs routiers, des pêcheurs, des agriculteurs, avant de faire tache d’huile en Europe (Belgique, Grande-Bretagne, Espagne, Allemagne...). Deux types de revendications sont avancées : d’un côté, la protection du revenu des professions les plus touchées, de l’autre, la défense du pouvoir d’achat des ménages, en particulier des ménages à faibles revenus. À ces revendications, les gouvernements européens tentent de répondre, chacun à leur manière. Sous la pression des blocages routiers, des solutions sont avancées dans l’urgence : baisse des taxes sur le pétrole en France, chèque-mazout en Belgique, baisse des charges des transporteurs routiers... Bien que chaque pays doive faire face à une même crise, aucune coordination au niveau de l’Union européenne n’est mise en œuvre. Une réunion des ministres européens des Transports, fin septembre, révèle l’ampleur des divergences. Londres refuse de puiser dans les réserves stratégiques de pétrole, tandis que Madrid et La Haye plaident pour une initiative commune européenne et que la France reste prudente sur l’utilisation des réserves, tout en décidant unilatéralement d’abaisser ses taxes sur le carburant professionnel... Malgré ces divergences politiques et l’absence de décision européenne, le prix du baril de pétrole se met soudain à diminuer. Cette baisse est notamment la conséquence de la décision américaine de puiser dans les réserves stratégiques de pétrole. Décision qui, momentanément, diminue la demande de pétrole auprès des pays de l’OPEP, et relâche donc quelque peu la pression sur les prix. Par ailleurs, l’euro reprend du poil de la bête par rapport au dollar, ce qui, automatiquement, réduit la facture pétrolière (celle-ci, payée en dollars, augmente pour les Européens lorsque l’euro diminue face à la devise américaine).
Bilan de ce mois de septembre un peu fou : le pétrole arrête son ascension, les pays de l’OPEP se déclarent prêts à stabiliser le marché, des mesures sociales sont décidées dans les pays européens, les routiers lèvent les barrages et tout paraît rentrer dans l’ordre. En dépit du formidable brouhaha européen, le ministre belge des Finances, Didier Reynders, affirme que le pouvoir politique a fini par faire plier le pétrole et redresser l’euro, et que "les marchés ne dictent pas tout" (1).

Et maintenant?
Le risque est aujourd’hui de reproduire l’attitude qu’ont eue les pays européens au lendemain des chocs pétroliers précédents : se faire une grosse frayeur, mettre en place des plans d’économie d’énergie, se promettre de diversifier les approvisionnements. Et puis, peu à peu, abandonner au vestiaire ces belles promesses au fur et à mesure que le prix du baril diminue sur les marchés... Notre société est vulnérable car son économie est entièrement fondée sur une consommation massive d’énergies non renouvelables dont nous n’avons pas la maîtrise de la production. Les problèmes sont multiples : importance excessive des ressources pétrolières pour faire "tourner" notre société, consommation insoutenable, ressources limitées, dépendance extérieure, volatilité et imprévisibilité des prix. Autant de problèmes qui ne peuvent être examinés, ni traités, sans tenir compte de leurs conséquences en aval : villes irrespirables, encombrements et mobilité réduite, problèmes de santé publique, dérèglements climatiques. Comment en est-on arrivé là? Force est de constater que, de 1973 à 2000, les leçons des chocs pétroliers successifs n’ont pas été tirées. Les entreprises continuent d’appâter leurs cadres en jouant sur le prestige social de la voiture de fonction, mais aussi, et surtout, elles adoptent des modes de gestion tels que le just-in-time et la flexibilité qui impliquent que les stocks ne se trouvent plus dans les hangars des entreprises mais sur la route (2). L’augmentation du trafic routier est continue et insoutenable, et la voiture individuelle a bien sûr sa part de responsabilité dans cette évolution, aux côtés de politiques de transports parfois irresponsables des entreprises. Sur le plan politique, s’il est vrai que le gouvernement fédéral concocte un plan de développement durable ambitieux par certains aspects (3) et que l’on commence à s’intéresser à la politique de mobilité, il faut aussi constater, depuis 20 ou 30 ans, un désinvestissement dans le réseau intérieur du rail, la fermeture de nombreuses gares, les adaptations trop lentes dans le transport de marchandises, etc. Jusque dans un passé récent, toute la politique de mobilité n’a-t-elle pas été centrée sur l’utilisation de la voiture en milieu urbain? La fiscalité "verte", qui pourrait constituer un bon outil de modification de comportements dévastateurs, n’est pas – ou trop peu – utilisée en raison sans doute de son impopularité.
Résultat de cette non-volonté politique : au cours des dix dernières années l’Europe et les États-Unis ont accru leur consommation de pétrole de 11%, accroissant par là même tous les problèmes évoqués ci-dessus. Les perspectives sont plus inquiétantes encore : l’actuelle consommation mondiale de pétrole, soit 77 millions de barils par jour, devrait se situer aux alentours de 115 millions de barils par jour d’ici à vingt ans. Une augmentation largement imputable, en Europe du moins, au seul secteur des transports. Aujourd’hui déjà, la pollution de l’air est responsable de plus de 40.000 morts par an en France, Autriche et Suisse (4). Face à de telles perspectives, "rien ne serait plus dangereux que d’entretenir l’opinion dans l’idée que la hausse du prix du pétrole est néfaste" (5).

Schizophrénie
En septembre, alors que les "automobilistes" manifestaient leur colère contre la hausse du carburant, les "citoyens" (c’est-à-dire les automobilistes rentrés chez eux) s’offusquaient de l’absence de résultat de la conférence ministérielle de Lyon sur le réchauffement climatique... Entre le prix du pétrole et l’effet de serre, l’opinion publique n’aurait-elle pas fait le lien? Le 13 novembre prochain, les représentants de quelque 180 pays se réuniront à La Haye afin de mettre en œuvre le protocole de Kyoto. Cet accord international, signé en décembre 1997 et déjà qualifié à l’époque d’insuffisant, engage les pays industrialisés à réduire de 5% leurs émissions de gaz à effet de serre, dont le CO2, en 2010 par rapport à leur niveau de 1990. Pour respecter cet engagement, du moins s’il est confirmé à la conférence de La Haye, des mesures radicales devront nécessairement être prises quant au choix des modes de transport. Sans de telles mesures, l’Europe prévoit une hausse des émissions de CO2 liées au seul secteur des transports de 35% en 2010...
La réduction de la consommation des produits pétroliers est dès lors incontournable. Son remplacement progressif par des énergies renouvelables doit être au centre de l’action politique. Les résultats déjà obtenus, quoique encore largement insuffisants, montrent néanmoins la voie à suivre : en Europe, l’énergie éolienne produisait 483 mégawatts en 1990 et déjà 6.132 en 1998; la biomasse produisait 37 millions de tonnes d’équivalent pétrole en 1990 et déjà 54 en 1998; l’énergie solaire photovoltaïque produisait 7,6 mégawatts en 1990 et 110 en 1998; il y avait 3,5 millions de mètres carrés de panneaux solaires en 1990 et 8,5 millions en 1998... (6). L’objectif de Philippe Busquin, commissaire européen à la recherche, est de doubler la part des énergies renouvelables dans les dix années à venir, passant de... 6% de l’approvisionnement énergétique de l’Europe à 12%. Face aux menaces que fait peser le changement climatique, cette évolution paraît dérisoire. Pourtant elle contribue, davantage que les revendications de baisse du prix du pétrole, à assurer un développement durable à l’Europe et à la planète.

Christophe Degryse

(1) Le Soir, 28 septembre 2000.
(2) Carte blanche de J. Piette in Le Soir, 22 septembre 2000.
(3) "Cap sur le développement durable?", in Démocratie n°13, 1er juillet 2000.
(4) Le Monde, 2 septembre 2000.
(5) Le Monde, 5 septembre 2000.
(6) Source: Commission européenne.

La structure du prix du carburant
Trois éléments interviennent dans l’évolution des prix du carburant : le prix du pétrole brut, les marges de raffinage et de distribution, et les taxes (TVA et accises). Les facteurs à l’origine de la hausse récente sont :
- la réduction de l’offre sur le marché pétrolier (quotas de production des pays de l’OPEP)
- l’augmentation de la demande (croissance économique aux États-Unis, en Europe, approche de l’hiver)
- la baisse de l’euro par rapport au dollar (le baril de pétrole se négocie en dollars sur les marchés)
- la spéculation : le prix du contrat à terme du Brent (baril de référence) se fixe pour l’essentiel sur l’International Petroleum Exchange, un marché créé à Londres notamment par des compagnies pétrolières (Shell, BP). Ce marché vise à "faire contrepoids" au pouvoir de l’OPEP sur la fixation des prix du pétrole au moyen de contrats à terme (sur des barils livrables un mois et demi plus tard). Comme le note René De Schutter (1), "le passage du prix du brut de 25 à 32 dollars le baril n’est pas le fruit d’une décision de l’OPEP. Elle est le résultat de marchés spéculatifs sur lesquels opèrent des firmes pétrolières mais aussi des spéculateurs".
- enfin, dans certains cas, une instabilité politique ou un conflit régional peut être à l’origine d’une hausse du prix du pétrole.