Les grandes villes sont au bord de la congestion. Les allergies et les maladies respiratoires dues à la pollution de l’air grimpent de manière inquiétante. La production de gaz à effet de serre par le secteur des transports contribue à mettre le système climatique terrestre en danger. Reconsidérer la politique de mobilité devient donc une question d’urgence. Selon Françoise Orban, professeur et directrice du département de Géographie aux facultés de Namur, cette congestion trouve son origine avant tout dans l’individualisme, l’éclat de l’habitat et la pratique de l’"autosoliste". Un mode de vie qui ne se change pas en quelques mois…


La question de la mobilité connaît une formidable montée en puissance. Nous arrivons à un stade où, au nom de la mobilité, on sera bientôt dans l’incapacité d’encore bouger. Les problèmes majeurs sont désormais à court terme : l’évolution progressant à l’identique (la hausse continue du nombre de voitures en circulation), on peut prévoir que le ring de Bruxelles sera à l’arrêt en 2005. Du coup, on voudrait des solutions tout de suite. Malheureusement, les effets d’une nouvelle politique ne se feront sentir qu’à la condition qu’elle soit appliquée résolument, et dans un délai de 15 à 20 ans. Pour éclairer la complexité du problème : d’abord un peu d’histoire, ensuite les résultats d’une récente étude universitaire.
Les difficultés d’aujourd’hui s’originent dans les politiques des années 60. Les "Golden sixties" se sont caractérisées par la conjonction entre des hausses de salaires, une amélioration générale du milieu de vie et la montée de l’individualisme. La hausse des salaires permet à de nombreux ménages de s’acheter leur voiture, ce qu’ils s’empressent de faire, en sorte qu’explose une mobilité soudaine centrée sur la voiture individuelle. Du point de vue de l’aménagement du territoire, l’étalon du rêve devient la maison individuelle, entourée d’un jardin, isolée du voisin, dans un lotissement. Résultat : une grande dispersion de l’habitat, éclaté sur l’espace en une multitude de lotissements. Les problèmes peuvent être aggravés par des mécanismes tendanciels non liés à l’aménagement du territoire comme tel.
Pour se faire bien comprendre, prenons un cas concret, celui de Namur. Au début, la ville se développe classiquement en une série de cercles concentriques : d’abord un noyau central, puis une urbanisation progressive par anneaux, qui "gonflent" le noyau. Dès le XXe siècle, l’urbanisation prend une forme tentaculaire et s’étend le long des axes de pénétration. La croissance va ensuite cesser d’être continue dans l’espace pour être de plus en plus éclatée : les anciens villages de la périphérie vont servir d’accroches pour de nombreux lotissements. Mais il apparaît clairement que les campagnes proches réagissent différemment selon qu’elles sont au Nord ou au Sud de l’agglomération. Au Nord, en effet, les lotissements sont en définitive assez bien regroupés. Tandis qu’au Sud, l’éparpillement est complet : Malonne, par exemple, illustre le total éclatement des lotissements sur un territoire. En réalité, l’explication se trouve dans l’existence d’une forte résistance foncière au Nord de l’agglomération, opposée à un Sud plus herbager ou forestier où le monde agricole résiste difficilement à l’urbanisation. En fait, là où les cultures sont riches et la mécanisation poussée (au Nord), une forte rentabilité facilite la résistance aux pressions foncières. En d’autres termes, les choses ne se passent pas exactement de la même façon en Hesbaye, au Condroz ou dans l’Entre Sambre et Meuse. Un fermier du Nord sera moins tenté par une reconversion de ses terres en lotissement qu’un agriculteur du Sud de l’agglomération. Des conséquences souvent mal perçues peuvent résulter de cet état : s’il est encore imaginable d’organiser un TEC qui desserve les populations au Nord de Namur, celui-ci est littéralement impayable au Sud !

Perte de vitalité des centres-villes
Fin des années 70 et durant les années 80, on se rend de plus en plus compte de la montée en puissance des difficultés. La mobilité devient ingérable. La revendication des populations s’oriente vers de meilleurs transports publics dans les zones à habitat éclaté; mais, sauf à demander à la collectivité tout entière d’assumer les choix de vie d’une fraction de la classe moyenne, une réponse purement économique est difficile ! Là ne s’arrêtent pas les enchaînements fatals. En effet, la logique de dispersion ne s’étant d’abord appliquée qu’à la seule fonction habitat, toutes les autres fonctions restent globalement concentrées sur les villes. Donc, la population doit tout le temps se déplacer.
Dans les années 90, des services ont commencé à s’adapter. En premier lieu, les chaînes de grands magasins se sont installées hors des villes. Plus récemment, des services culturels, en l’occurrence des cinémas, ont suivi le mouvement. La conséquence en est terrible pour les centres-villes qui perdent une partie substantielle de leurs activités et leurs fonctions. Les espaces qui y sont ainsi délaissés permettent d’y concentrer des activités de bureau. Bref, la qualité de la ville se dégrade en même temps que la qualité de la campagne (ou ce qu’il en reste). C’est parce que les espaces ne sont plus fonctionnellement mixtes qu’il faut tout le temps se déplacer. C’est in fine au sein de la classe de revenus moyens que se posent les problèmes les plus exacerbés en termes de mobilité.
Les dégâts de l’individualisme sont dramatiques. Le clivage social s’est accentué; l’environnement est considérablement dégradé; nous sommes victimes de pollution, de bruit, de stress; les coûts augmentent sans cesse pour le privé : la qualité de vie des "rurbains", qui pensaient pouvoir transplanter l’urbain dans le rural, est médiocre, ils ne savent plus gérer ni leur stress, ni les choix financiers personnels qu’ils ont fait. Pour les pouvoirs publics également, les coûts augmentent sans cesse, ne serait-ce que pour l’entretien des équipements installés : pourront-ils continuer à assurer ces surcoûts ou bien les renverront-ils vers le privé qui supprimera impitoyablement tout le non rentable perdant ainsi la notion de "service public" ?
On voit aisément que le problème de la mobilité est bien trop complexe que pour se résoudre par une solution réduite au simple ajout de bandes aux autoroutes ou à l’équipement de ronds-points. Il faut trouver des solutions à long terme visant à limiter la dilution de l’habitat, à recentrer et renforcer la mixité des fonctions sur l’espace urbain. À court terme, il faut aider les mentalités à changer, en décourageant l’usage de la voiture individuelle, en baissant les prix des voyages en transports en commun, et en encourageant les transports alternatifs (exemple : le vélo sur les courtes distances). Mais la complexité d’une réponse efficace réside dans la notion de temps : le "temps" de l’aménagement du territoire ne se joue pas à la même échelle que le "temps" de la mobilité ! Entendons par là que la mobilité requiert une solution à court terme tandis que l’aménagement du territoire ne mesure les effets d’une réorientation de sa politique que sur le moyen, voire le long terme.

Françoise Orban - Ferauge
Professeur et Directrice du Département de Géographie
aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix (Namur).


Cet article est un résumé de la communication orale faite par Françoise Orban le 5 mai 2000 à la journée d’études organisée par la Fondation Travail Université.

 

Déplacement : une heure par jour !
Les Facultés universitaires de Namur ont collaboré avec l’Institut wallon, l’Institut national de statistiques et les Facultés d’Anvers, sur la base d’un financement des services de la Politique scientifique et des Régions wallonne et bruxelloise, à une enquête sur les déplacements des personnes privées. 3.000 ménages, soit environ 7.000 individus, ont répondu à l’enquête qui a ainsi porté sur 21.000 déplacements.
Les résultats, rendus publics fin avril 2000, peuvent être résumés comme suit :

  • En moyenne, chaque Belge consacre 1 heure chaque jour à ses déplacements : ceux-ci sont au nombre de trois, pour un total de 37 km. La vitesse atteinte est de l’ordre de 30 km/heure. 58% des déplacements s’effectuent en voiture, contre 26% à pied et le solde en transports en commun, vélo, moto,…
  • Les motifs avoués des déplacements démentent l’idée selon laquelle ce serait surtout le travail qui provoquerait l’engorgement. En effet, compte tenu de recouvrements divers, on peut noter que, entre autres, 28% des déplacements sont motivés par les courses, 23% par le travail, 17% par les visites privées, 15% par les loisirs, 10% pour l’école, etc.
  • En réalité, il n’y a que 40% des déplacements qui sont motivés par une seule raison. C’est peu. Surtout si on met en regard le fait que les 60% qui se déplacent pour plusieurs raisons se classent en des chaînes complexes, dont les enquêteurs ont identifié 1.500 scénarios différents ! Une terrible conclusion résulte de ce constat : il faut abandonner l’idée qu’une politique de transport public puisse répondre aux besoins; il est impossible d’organiser une réponse satisfaisant autant de demandes si différentes. Une alternative consiste à changer les comportements individuels, ce qui ne se joue bien évidemment pas dans le court terme!
  • Et à Bruxelles?
    Les mutations socio-économiques des dernières décennies ont créé un besoin accru de mobilité. Le phénomène de la navette, inexistant au début du XXe siècle, s’est développé de manière exponentielle. Aujourd’hui, plus de la moitié des 632.000 emplois pourvus en Région bruxelloise sont occupés par des personnes n’habitant pas l’une des 19 communes de la Région. À cela s’ajoutent les 53.000 étudiants qui se rendent quotidiennement à Bruxelles pour suivre leurs cours. La Région de Bruxelles-Capitale accueille ainsi environ 400.000 personnes chaque matin, sans compter les déplacements au sein même de la Région. Pour gérer ces flux, elle a lancé, en 1997, un plan régional des déplacements, le plan Iris, dont l’objectif premier est "l’amélioration de l’accessibilité des fonctions de la ville afin d’assurer le développement durable de Bruxelles".
    La situation est particulièrement critique dans le Pentagone – le cœur de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Ville de Bruxelles – dont la population triple en deux heures (85.000 navetteurs entre 7 h et 9 h). Afin de favoriser l’harmonie entre les différents modes de transport, le plan Iris propose de développer les alternatives à la voiture – le train, le métro, le bus, le vélo, la marche, etc. – ainsi que la complémentarité entre ces modes et la voiture. Il donne clairement la priorité aux transports en commun qui devront accueillir, en 2005, 60 % de passagers en plus. L’effort principal porte sur les déplacements domicile-travail des habitants de la périphérie, par la création d’un RER. Il s’agit d’améliorer la desserte de la Région bruxelloise, et en particulier de ses zones d’emploi, par le chemin de fer en utilisant au mieux les infrastructures ferroviaires existantes et en les complétant pour désengorger les axes saturés.
    En ce qui concerne le réseau urbain, le plan Iris prévoit de tirer le meilleur parti des infrastructures de métro et de pré-métro, qui assurent à elles seules près de 50% du trafic actuel de la STIB. Pour les tramways et les bus, l’accent est mis sur l’amélioration des vitesses commerciales et des fréquences de passage. Les taxis doivent également être considérés comme un mode de transport urbain à part entière, en complémentarité avec les autres transports en commun.
    Les déplacements piétons et cyclistes seront quant à eux encouragés par une amélioration de la lisibilité, du confort et de la sécurité de leurs cheminements, en particulier aux abords des écoles et des arrêts de transports en commun. Il s’agit de rendre plus agréable le cadre dans lequel ils se déplacent, notamment par la mise en œuvre des "chemins de la ville" et les "Itinéraires cyclables régionaux".
    C.M.

    Source : L’exposition "Bruxelles-Strasbourg : les enjeux de la mobilité durable", organisée par le groupe " Planning " (tél. 02 512 31 90. Expo visible jusqu’au 15 septembre à la Fondation pour l’architecture, rue de l’Ermitage 55 à 1050 Bruxelles. Voir aussi page 8.

    Le saviez-vous?
    • Dans la plupart des pays européens, la circulation motorisée a doublé en vingt ans et une croissance de 30% est encore prévue d’ici à 2010. À Bruxelles, selon le scénario tendanciel du plan Iris, il faut s’attendre, en 2005, à une hausse de 25% des déplacements mécanisés à destination de la Région. Le réseau routier bruxellois sera alors saturé et cette congestion entraînera une augmentation considérable de la durée des trajets (80%).
    • Le trafic motorisé coûte chaque année, à la société, 3% du PNB, c’est-à-dire environ 300 milliards de francs.
    • 62% des déplacements mécanisés à Bruxelles se font en voiture, pour 38% en transports en commun. Dans des villes comme Londres, Vienne et Lyon, cette répartition est inversée.
    • La vitesse moyenne d’un cycliste, à l’heure de pointe, dans le Pentagone est de 12 km/h contre 9 km/h pour un automobiliste.
    • La largeur idéale d’un trottoir est de minimum 2 mètres, avec 1 mètre pour 350 piétons/heure, c’est-à-dire... 19 mètres pour la rue Neuve.
    • 17.000 personnes sortent chaque matin, entre 7h30 et 8h30, de la Gare centrale. Celle-ci accueille 62.000 personnes par jour; Bruxelles-Midi, 40.000 et Bruxelles-Nord, 32.000. Le métro transporte quant à lui environ 250.000 personnes par jour.

    Source : Groep Planning.