Les partisans d’une « défédéralisation » de la sécurité sociale se placent généralement sur le terrain socio-économico-politique : transferts financiers injustifiés entre Flandre et Wallonie, homogénéisation des compétences, mise en avant de « différences culturelles » irréductibles entre Flamands et francophones... Après avoir, dans le précédent numéro de Démocratie, analysé le débat sous l’angle économique, nous proposons dans les lignes qui suivent d’aborder la question de la défédéralisation sous l’angle juridique. Une approche qui réserve quelques surprises...
Dans l’ardu débat sur les arguments pour ou contre la scission de la sécurité sociale, on a, jusqu’à présent, peu entendu les juristes. Certes, certains de ceux qui se sont exprimés sur la question avaient fait leur droit ; certains l’avaient même pratiqué ou enseigné à une époque plus ou moins lointaine, et dans des domaines plus ou moins corrélés au sujet. Mais on ne s’est pas encore posé clairement la question : à quelles conditions une scission serait-elle juridiquement envisageable en fonction des règles constitutionnelles belges et des engagements internationaux auxquels la Belgique a souscrit ? Les choses sont en train de changer. Les juristes commencent à s’intéresser à la question.
Après avoir rappelé une question basique qui n’a toujours pas reçu de réponse claire et satisfaisante de la part des partisans de la scission, on commentera ici brièvement un message émanant de la haute magistrature belge, et on introduira un exposé plus complet, qui fait l’objet d’un autre article dans ce numéro, sur un autre message, émanant de la justice européenne. On peut considérer que l’angle d’approche proposé est partiel, voire représente le petit bout de la lorgnette. Mais, en droit comme en technologie, il y a plusieurs sortes de « détails ». Les uns sont de vraies questions de détail, et c’est le rôle des techniciens de les résoudre. Mais d’autres révèlent des contradictions, des défauts systémiques ou des lacunes dans la théorie, et contraignent les concepteurs à refaire leurs calculs, voire à s’apercevoir qu’ils ont fait fausse route.
La première question est déjà ancienne, mais cela ne veut pas dire qu’elle a perdu sa pertinence. La Confédération helvétique est constituée de cantons, la République fédérale d’Allemagne de Länder, le Canada de provinces, les États-Unis d’Amérique, comme leur nom l’indique, d’États. La Belgique se paie le luxe d’avoir deux, voire trois types d’entités fédérées : les trois communautés (la flamande, la française, la germanophone), les trois régions (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles), auxquelles certains ajoutent les trois commissions communautaires de Bruxelles-Capitale. Si on défédéralise, par exemple, les soins de santé, à qui va-t-on les attribuer exactement ? « Aux Communautés », répond-on habituellement « en Flandre », car ce sont les Communautés qui sont compétentes dans les matières connexes à l’assurance maladie, à commencer par la politique de la santé en général. Va-t-on demander à la Communauté germanophone de discuter ses tarifs avec les corporations médicales, ou avec les multinationales du secteur pharmaceutique ?
Dira-t-on alors qu’on va plutôt « régionaliser » les soins de santé — certaines déclarations politiques font le glissement sémantique en feignant qu’il s’agit d’un détail sans importance. Où est alors la cohérence avec les actuelles compétences communautaires ? Est-on prêt à faire de Bruxelles une région « à part entière » dans un domaine aussi sensible ? Est-on prêt, pour parler crûment voire de façon politiquement incorrecte, à ce que les Flamands de la rue Dansaert (ou les familles Anciaux et Vanackere de Neder-Over-Heembeek) paient un système dont les dépenses se situent plus de 25 % au-delà de la moyenne belge, pour financer les besoins spécifiques d’une population dite « multiculturelle » et quatre hôpitaux universitaires, dont un seul néerlandophone, par ailleurs libre-penseur ? La question, on le répète, peut paraître relever du détail. Il n’empêche que, depuis le temps qu’elle est posée, aucune réponse satisfaisante n’y a été apportée.
Pour la rentrée 2007, le procureur général de la Cour de cassation a jugé à propos de parler de la sécurité sociale. Une des questions abordées est l’effet juridique de l’article 23 de la Constitution belge, qui garantit un certain nombre de droits sociaux, notamment le droit à la sécurité sociale. Bien entendu, les dispositions de ce genre n’ont pas exactement la même portée que les articles qui interdisent aux pouvoirs publics de faire quelque chose (par exemple, torturer des prisonniers ou brimer la liberté d’expression). Pour ces derniers, il suffit de mettre en place un système judiciaire efficace pour constater et sanctionner les manquements. Pour garantir le droit à la sécurité sociale, il faut bien que quelqu’un s’occupe de faire rentrer l’argent nécessaire, et de mettre en place l’administration chargée de payer les prestations, et ce quelqu’un ne peut pas être un juge. On estime donc en général que les clauses de la Constitution ou des conventions de droits de l’homme qui prévoient des libertés dites « réelles », qui offrent aux citoyens un droit de créance sur l’État, ne sont pas « directement applicables ». Un citoyen ne peut pas demander à un juge de déterminer lui-même, contre la réglementation en vigueur, ce que serait un montant satisfaisant de pension ou un taux satisfaisant de remboursement des soins de santé.
Cela ne veut pas dire que ces dispositions n’ont aucun effet juridique concret. D’une part, il peut acquérir un effet concret en étant combiné avec le principe de non-discrimination. Un citoyen ne peut pas s’adresser à un juge pour exiger que l’État mette en place, par exemple, une législation sur les accidents du travail. Mais si une législation sur les accidents de travail existe, elle doit couvrir toutes les personnes dont la situation est comparable.
D’autre part, et c’était l’objet du discours du Procureur, les juristes accordent à ces dispositions un effet dit en anglais de standstill ; en français, on parle d’effet de « non-rétrogression », ou d’« effet cliquet ». En résumé : l’État n’est pas juridiquement obligé d’atteindre un certain niveau de protection sociale, mais une fois qu’il l’a atteint, il ne peut pas régresser. Le procureur général en tire la conclusion suivante : « Cette possibilité constitutionnelle offerte par l’article 23 de la Constitution de servir de rempart et de s’opposer à des tentatives de démantèlement des éléments essentiels [du droit à la sécurité sociale] vise évidemment aussi, selon moi toutes tentatives de démantèlement des éléments essentiels, qu’on voudrait provoquer par des compétences qui seraient attribuées aux Régions ou aux Communautés. En effet, on ne voit pas pourquoi de telles tentatives de démantèlement ne seraient pas elles aussi contraires à l’effet dit “de standstill” reconnu audit article 23. Ce constat n’empêche sans doute pas toute redistribution éventuelle, comme telle, des compétences entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés, mais il fait assurément obstacle à une redistribution qui mettrait en péril les conquêtes sociales constitutionnellement acquises dans l’article 23. En même temps, le maintien pour le seul principe, d’une solidarité fédérale sans nuances serait une étrange situation s’il apparaissait que la politique menée ne correspond pas à la meilleure attente garantissant le maintien des conquêtes sociales pour l’ensemble des habitants du pays ». Traduction libre :
1. Les réformes institutionnelles ne peuvent pas servir de prétexte à un recul social, fût-il limité à certaines parties du pays : si certains veulent récupérer le coût de la Polo que, dit-on, chaque Flamand paie chaque année aux Wallons, ils doivent sortir du cadre constitutionnel belge.
2. Le maintien de la sécurité sociale au niveau fédéral ne peut être un prétexte à stagnation qui écorne les conquêtes sociales acquises.
Il est inutile d’entrer dans le détail des argumentations et des références. C’est le privilège des cours de justice et de leur procureur général de parler « avec autorité ». Qu’on soit ou non d’accord avec l’argument, c’est tout de même comme ça.
À titre d’illustration de l’article qui précède, examinons l’arrêt rendu par la Cour européenne de justice sur la fameuse « assurance de soins » (zorgverzekering) de la Communauté flamande 1. Un arrêt qui place cette assurance, et les conditions pour en bénéficier, en infraction avec la législation européenne. Selon la loi du genre, certains commentateurs politiques se sont employés à en minimiser la portée et les effets pratiques. On peut au contraire penser que cet arrêt pèsera dans les débats internes belges sur une éventuelle défédéralisation de la sécurité sociale, ou de pans de celle-ci.
La Cour européenne a dû se prononcer dans le cadre de recours formés auprès de la Cour constitutionnelle belge (ex-Cour d’Arbitrage) par la Communauté française et la Région wallonne contre le décret de la Communauté flamande créant cette assurance de soins (mars 1999). La Cour d’Arbitrage avait demandé à la Cour européenne si le décret flamand était compatible avec la législation de l’UE. De son côté, la Commission européenne avait lancé une procédure d’infraction contre la Belgique, en ce que ce décret s’appliquait obligatoirement aux personnes résidant en Flandre et facultativement aux personnes résidant à Bruxelles, et non aux personnes travaillant en Flandre, mais n’y résidant pas.
La Communauté flamande a dès lors étendu son système aux personnes qui travaillent en Flandre mais résident dans un autre État membre de l’UE, et en a exclu les personnes qui résident en Flandre ou à Bruxelles, mais restent rattachées à un système de sécurité sociale d’un autre État membre (décret du 30 avril 2004). La Commission s’est satisfaite de cette modification, mais les autorités requérantes persistent à soutenir que le système reste discriminatoire, en ce qu’il ne s’applique pas aux travailleurs domiciliés en Wallonie et occupés en Flandre ou à Bruxelles.
Dans son avis rendu en 2007, l’Avocat général à la Cour européenne laisse poindre un agacement certain, assez inhabituel dans un tel cénacle. Ainsi, un citoyen français domicilié à Givet qui décide d’aller travailler à Hoegaarden a droit à l’assurance de soins, en fonction de la réglementation flamande telle qu’amendée en 2004. Mais si, plutôt que de faire la navette entre Givet et Hoegaarden (quelque 95 kilomètres), il décide de s’établir à Jodoigne, à 7 kilomètres d’Hoegaarden, il perd ce droit. « Il y a quelque chose de profondément paradoxal, écrit l’Avocat général, dans l’idée que, en dépit des efforts faits ces cinquante dernières années pour abolir les barrières à la liberté de circulation entre États membres, des autorités décentralisées d’États membres puissent néanmoins réintroduire des barrières par la petite porte en les instaurant à l’intérieur des États membres. Quelle est donc cette Union européenne qui garantit la libre circulation entre Dunkerque et De Panne, mais pas entre Jodoigne et Hoegaarden ? »
Or le droit européen ne gouverne pas les situations purement internes aux États membres. Un Letton résidant en Belgique qui a un litige avec l’ONEm, peut faire usage du letton pour sa requête au tribunal du travail. Mais un Belge résidant à Overijse, ou même à Linkebeek 2 doit faire usage du néerlandais. Après avoir souligné que « la présente affaire donne à la Cour l’occasion de réfléchir au principe de sa jurisprudence sur les situations purement internes », l’Avocat général dit « redouter » que « la Cour ne souhaiterait pas statuer sur un point aussi fondamental ». De fait, dans son arrêt, la Cour s’en tient aux situations qui entrent sans conteste dans le champ d’application du droit européen, à savoir celle d’un travailleur européen qui fait usage de sa liberté de circulation en Europe pour venir travailler en Flandre ou à Bruxelles, et s’installer en Wallonie (le Français de Givet, ou le plombier polonais qui travaille sur des chantiers en Flandre, mais réside à Tubize, etc.). Des questions subsistent toutefois : les règles européennes peuvent-elles être invoquées par les enfants d’un travailleur migrant, eux-mêmes nés en Belgique ? Par le Belge qui rentre au pays après avoir travaillé quelque temps dans un autre pays européen ?
Dans ces limites étroites, et avec ces incertitudes, l’arrêt est parfaitement clair : il est contraire au droit européen de refuser les prestations de l’assurance de soins à quelqu’un qui, dans le cadre des règles européennes, vient travailler en Flandre ou à Bruxelles, même s’il réside en Wallonie. Il suggère explicitement à la Cour constitutionnelle belge de voir si la forme de discrimination à rebours qui en résulterait pour les ressortissants « purement belges » ne peut pas être censurée par le biais du droit belge lui-même. Sans anticiper sur la décision de la Cour constitutionnelle, on peut soutenir que le droit belge contient de sérieux arguments pour exercer une telle censure. Au-delà de la situation spécifique visée par l’arrêt, et au-delà même du paradoxe relatif aux « Belges purs », la Cour pose deux principes qui ont des implications bien plus larges.
La Communauté flamande avait fait remarquer que, selon les règles constitutionnelles belges, elle n’a pas la compétence d’imposer à des travailleurs occupés en Flandre, mais résidant en Wallonie, de contribuer au système. La Cour balaie cette difficulté : on ne peut pas exciper de son droit interne pour échapper au droit européen. Mais la Communauté flamande pourra-t-elle impunément, sous prétexte de satisfaire à des « exigences européennes », passer outre aux règles constitutionnelles belges sur ses compétences ? Si elle le fait, elle créera en tout cas un précédent qui pourra se retourner contre elle, dans ce dossier comme dans d’autres.
Elle peut contourner cette difficulté en appliquant aux travailleurs résidant en Wallonie le principe de l’affiliation volontaire, valable à Bruxelles. Selon la réglementation flamande en vigueur, les Bruxellois ne bénéficient des prestations de l’assurance flamande que s’ils y ont contribué un certain nombre d’années. Appliquer un tel principe aux travailleurs visés dans l’arrêt de la Cour européenne se heurte à l’objection de discrimination indirecte, car il frappera davantage les personnes qui se déplacent d’un pays à l’autre.
Plusieurs pays de tradition germanique (l’Allemagne, l’Autriche, le Luxembourg) ont créé une « assurance de soins » séparée de l’assurance maladie au sens strict. Ainsi, le type de soins couverts par ces dispositifs, qui ne visent pas à rétablir ou conserver la santé mais relèvent plutôt de l’aide de tierces personnes, n’était pas visé par l’assurance maladie classique (qui opère dans ces pays un cloisonnement rigide des groupes et des risques assurés). Plutôt que de simplement élargir le champ de cette assurance, ces pays ont jugé préférable de créer une branche séparée de la sécurité sociale. Un tel choix relève des options qui leur incombent, et nullement d’une définition abstraite de l’assurance maladie qui s’imposerait à eux. Ainsi, dans les régimes d’« État providence » dont les pays nordiques sont le paradigme, où il n’existe pas de cloisonnement évident entre les branches de la sécurité sociale, les prestations concernées ont pu être intégrées souplement dans les dispositifs en charge de la santé, de l’aide aux personnes handicapées ou de l’aide aux personnes âgées, selon le cas. Ce choix n’influence évidemment en rien l’application du droit européen : de son point de vue, il s’agit de prestations de santé, point à la ligne.
En résultent certaines règles difficilement compatibles avec le fonctionnement actuel de l’assurance de soins flamande. Celui-ci est étroitement lié aux compétences de la Communauté flamande en ce qui concerne les institutions et les services de soin. La prestation en cas de placement en institution n’est payée que si la personne fait appel à des soins par une institution ou un service agréé par la Communauté flamande. À Bruxelles, il a fallu un accord de coopération spécial pour l’étendre aux institutions dites « bicommunautaires » — essentiellement les institutions et services dépendant des CPAS. L’allocation payée à la personne qui recourt à des « soins de proximité » (mantelzorg) suppose, en fait sinon en droit, que la personne aidée réside en Flandre, de façon à ce que l’on puisse s’assurer, sinon de la qualité, au moins de la réalité des soins qui lui sont donnés.
L’habitant de Jodoigne, visé dans l’avis de l’avocat général, n’aura sans doute pas envie de se faire admettre dans un home à Hoegaarden, de faire appel à la « Wit-gele-kruis », et encore moins de transférer sa résidence en Flandre pour bénéficier de soins non professionnels : il préférera sans nul doute rester dans sa maison de Jodoigne, aller dans une maison de repos dans la même localité, ou recourir aux services de la Croix Jaune et Blanche. Il en a parfaitement le droit, en application d’autres arrêts, devenus célèbres, de la Cour européenne. Mais la Communauté flamande n’a aucune compétence pour vérifier que les institutions et services situés en Wallonie répondent aux normes qu’elle juge utiles pour ses propres services. Elle n’a aucun moyen pour contraindre la Communauté française, la Région wallonne, la commune de Jodoigne ou une quelconque autre autorité, pour faire ce contrôle à sa place. Même si le travailleur est un bénéficiaire potentiel de l’aide, on ne sait pas s’il sera très enthousiaste pour y contribuer, quel que soit son sens moral et civique.
La contribution à l’assurance de soins est une cotisation capitative, et non une retenue sur le salaire. Les travailleurs ne sont pas les seuls à devoir la payer. En fait, tout résident flamand doit la payer, sauf s’il bénéficie lui-même de l’assurance. En théorie, l’assurance de soins est applicable à partir de 65 ans. Mais en pratique, dans la plupart des cas, elle n’intervient que beaucoup plus tard. Il peut se passer plusieurs années, voire plusieurs décennies, entre le moment où on cesse de travailler et celui où on commence à bénéficier des prestations. En outre, si l’on meurt subitement d’un accident de voiture ou d’une crise cardiaque, on ne bénéficiera pas du tout de l’assurance. Or, on voit mal sur quelle base la Communauté flamande pourrait imposer à des non-résidents de contribuer durant la période intermédiaire entre la fin de la carrière professionnelle et le début de la dépendance. Suffira-t-il de faire valoir des contributions du passé pour prétendre aux prestations, alors qu’une personne « purement flamande » y aura contribué pendant plusieurs décennies ? En fait, toutes les assurances dépendances basées sur l’affiliation volontaire ont échoué : les seules personnes qui souscrivent de telles assurances sont celles qui, en fonction de leur âge et de leur passé médical, s’attendent à bénéficier des prestations pour un montant plus élevé que leurs cotisations ; autrement dit les « mauvais risques ».
En dehors de déclarations courageuses du président de la CSC, Luc Cortebeeck, et de quelques spécialistes universitaires de la protection sociale, il est inquiétant de constater qu’il aura fallu attendre une intervention récente du ministre Frank Vandenbroucke — non en charge de la matière — pour souligner les aberrations d’un système financé par des contributions capitatives, et donc inversement proportionnelles aux revenus, qui prodigue des prestations rudimentaires, sans aucune sélectivité sérieuse en fonction des paramètres sociaux a priori pertinents, et qui, à Bruxelles, renonce même au caractère obligatoire de la couverture, qui est un des grands acquis de la création de la sécurité sociale en 1945. Si un tel monstre avait été conçu dans le cerveau d’un ministre fédéral, toutes les consciences un peu sociales auraient poussé des cris d’orfraie. Dans la classe politique flamande, ces « détails » n’ont pesé d’aucun poids face à la croyance qu’on était en train de réaliser une partie des résolutions du Parlement flamand, voire de celles des pèlerinages de la Tour de l’Yser.
L’arrêt de la Cour européenne et l’avis de l’Avocat général contiennent des réflexions intéressantes sur la possibilité pour un État membre de prévoir des protections sociales différentes selon ses subdivisions territoriales internes. Ils laissent entendre que de telles différences ne sont légitimes que si elles reposent sur des raisons sociales plausibles, par exemple des besoins spécifiques à une région ou à une population déterminée. Ce qui n’est manifestement pas le cas de l’assurance de soins flamande.
On a entendu, notamment du côté des socialistes flamands du SPA, des réflexions ahurissantes selon lesquelles la régionalisation de l’assurance-chômage était inéluctable car, vu les différences prétendument indépassables entre la Flandre et les autres régions, il serait indispensable de mener une politique différenciée, ce qui ne serait constitutionnellement pas possible dans un cadre fédéral. L’arrêt de la Cour européenne remet les pendules à l’heure : s’il existe effectivement des besoins spécifiques, il est possible d’en tenir compte, fût-ce dans une législation nationale. Mais s’il n’existe pas de différences objectives, les différences de couverture sont discriminatoires, même si elles résultent de réglementations d’entités fédérées. Bien entendu, la jurisprudence européenne n’est applicable comme telle que dans les situations saisies par la législation européenne. Mais le principe de non-discrimination tend à s’imposer comme un principe général de droit, et les différentes Cours de justice qui en font application se renvoient l’une à l’autre. Nul doute que le principe retenu par la Cour européenne pèsera, dans cette affaire-ci comme dans d’autres, lorsqu’il s’agira de l’appliquer à des situations « purement belges ».
Les aberrations de l’assurance de soins flamande ne sont pas des défauts techniques de première jeunesse, mais des défauts systémiques liés aux limites des compétences des Communautés dans la Belgique fédérale. En réalité, si on était capable de raisonner rationnellement, tout plaiderait pour traiter ce risque spécifique au niveau fédéral, dans la continuité des dispositifs existants. Quelle que soit la réponse donnée à cette question, il faudra un jour trancher un débat de société.
Au contraire de l’allocation d’aide aux personnes âgées, l’assurance flamande est accordée sans enquête sur les ressources. C’est un cas flagrant d’« effet Matthieu » 3, car tout le monde contribue de la même façon (autrement dit de façon inversement proportionnelle à ses revenus) pour bénéficier d’une prestation insuffisante pour couvrir à elle seule les besoins visés, et qui suppose donc que le bénéficiaire dispose de revenus ou d’un patrimoine s’il veut réellement faire appel à des soins efficaces. En caricaturant, il s’agit d’un dispositif qui oblige les pauvres à cotiser pour des soins qu’eux-mêmes ne pourront de toute façon pas se payer, et préserver le droit des héritiers des personnes âgées appartenant aux classes moyennes et élevées à recueillir un patrimoine qui, autrement, serait affecté à payer des soins. Qu’elle soit réglée au niveau fédéral ou dans le cadre d’un hypothétique régime francophone, il est loin d’être sûr que la solution flamande doive être transposée telle quelle.
(1) En français, on préfère l’appellation « assurance dépendance » ou « autonomie », qui renvoie plus précisément au risque social visé par ce dispositif. La Communauté flamande a importé le vocabulaire juridique allemand, qui parle lui aussi d’assurance de soins (Pflegeversicherung). Comme il apparaîtra dans la suite de l’article, l’assurance maladie allemande ne couvre que les « frais de maladie », à l’exclusion de certains « soins », par exemple l’aide dans les actes de la vie quotidienne, voire certains soins infirmiers. La sécurité sociale belge n’opère pas une distinction aussi rigide. Mais c’est peut-être une telle distinction que certains voulaient introduire, dans la perspective de futurs débats institutionnels...
(2) En vertu de la loi sur l’emploi des langues en matière administrative, un habitant de Linkebeek (ou des autres communes à facilités) a le droit de s’adresser en français aux administrations publiques ; mais la loi sur l’emploi des langues en matière judiciaire ne prévoit pas de telles « facilités » lorsque l’habitant concerné est demandeur à la procédure.
(3) Pour rappel, l’« effet Matthieu » doit son nom à une phrase de Jésus, rapportée par l’Évangile selon Saint Matthieu, selon laquelle « à celui qui a, on donnera et il sera dans l’abondance ; mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». Dans les années 1980, il a servi d’emblème à la critique de milieux universitaires flamands, relayés en partie par le CVP, contre la logique d’assurance qui fonde la protection sociale belge, accusée de couvrir la classe moyenne, voire les classes supérieures, mais de délaisser « l
Dans l’ardu débat sur les arguments pour ou contre la scission de la sécurité sociale, on a, jusqu’à présent, peu entendu les juristes. Certes, certains de ceux qui se sont exprimés sur la question avaient fait leur droit ; certains l’avaient même pratiqué ou enseigné à une époque plus ou moins lointaine, et dans des domaines plus ou moins corrélés au sujet. Mais on ne s’est pas encore posé clairement la question : à quelles conditions une scission serait-elle juridiquement envisageable en fonction des règles constitutionnelles belges et des engagements internationaux auxquels la Belgique a souscrit ? Les choses sont en train de changer. Les juristes commencent à s’intéresser à la question.
Après avoir rappelé une question basique qui n’a toujours pas reçu de réponse claire et satisfaisante de la part des partisans de la scission, on commentera ici brièvement un message émanant de la haute magistrature belge, et on introduira un exposé plus complet, qui fait l’objet d’un autre article dans ce numéro, sur un autre message, émanant de la justice européenne. On peut considérer que l’angle d’approche proposé est partiel, voire représente le petit bout de la lorgnette. Mais, en droit comme en technologie, il y a plusieurs sortes de « détails ». Les uns sont de vraies questions de détail, et c’est le rôle des techniciens de les résoudre. Mais d’autres révèlent des contradictions, des défauts systémiques ou des lacunes dans la théorie, et contraignent les concepteurs à refaire leurs calculs, voire à s’apercevoir qu’ils ont fait fausse route.
La première question est déjà ancienne, mais cela ne veut pas dire qu’elle a perdu sa pertinence. La Confédération helvétique est constituée de cantons, la République fédérale d’Allemagne de Länder, le Canada de provinces, les États-Unis d’Amérique, comme leur nom l’indique, d’États. La Belgique se paie le luxe d’avoir deux, voire trois types d’entités fédérées : les trois communautés (la flamande, la française, la germanophone), les trois régions (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles), auxquelles certains ajoutent les trois commissions communautaires de Bruxelles-Capitale. Si on défédéralise, par exemple, les soins de santé, à qui va-t-on les attribuer exactement ? « Aux Communautés », répond-on habituellement « en Flandre », car ce sont les Communautés qui sont compétentes dans les matières connexes à l’assurance maladie, à commencer par la politique de la santé en général. Va-t-on demander à la Communauté germanophone de discuter ses tarifs avec les corporations médicales, ou avec les multinationales du secteur pharmaceutique ?
Question lancinante
Et quid de Bruxelles ? À Bruxelles, la communautarisation de la sécurité sociale suppose soit une modification du statut de Bruxelles, soit une modification des principes de la protection sociale. Soit, on introduit à Bruxelles des sous-nationalités (et selon quels critères : la capacité d’articuler sans trop d’accent « Schild en vriend » ?). Soit, on laisse aux gens le libre choix du régime auquel ils veulent s’affilier, y compris, suppose-t-on, le droit de changer de régime ; autrement dit, on sacrifie une des clés de voûte du système de sécurité sociale, basé sur le principe de l’affiliation obligatoire.Dira-t-on alors qu’on va plutôt « régionaliser » les soins de santé — certaines déclarations politiques font le glissement sémantique en feignant qu’il s’agit d’un détail sans importance. Où est alors la cohérence avec les actuelles compétences communautaires ? Est-on prêt à faire de Bruxelles une région « à part entière » dans un domaine aussi sensible ? Est-on prêt, pour parler crûment voire de façon politiquement incorrecte, à ce que les Flamands de la rue Dansaert (ou les familles Anciaux et Vanackere de Neder-Over-Heembeek) paient un système dont les dépenses se situent plus de 25 % au-delà de la moyenne belge, pour financer les besoins spécifiques d’une population dite « multiculturelle » et quatre hôpitaux universitaires, dont un seul néerlandophone, par ailleurs libre-penseur ? La question, on le répète, peut paraître relever du détail. Il n’empêche que, depuis le temps qu’elle est posée, aucune réponse satisfaisante n’y a été apportée.
« Cliquet »
À la Cour de cassation, comme dans les cours supérieures de justice, le début de l’année de travail est marqué d’une certaine solennité. Le Procureur général « requiert au nom du Roi » les juges de vouloir bien recommencer à juger, après les deux mois de « vacances judiciaires ». À cette occasion, il « prononce un discours sur un sujet adapté à la circonstance ».Pour la rentrée 2007, le procureur général de la Cour de cassation a jugé à propos de parler de la sécurité sociale. Une des questions abordées est l’effet juridique de l’article 23 de la Constitution belge, qui garantit un certain nombre de droits sociaux, notamment le droit à la sécurité sociale. Bien entendu, les dispositions de ce genre n’ont pas exactement la même portée que les articles qui interdisent aux pouvoirs publics de faire quelque chose (par exemple, torturer des prisonniers ou brimer la liberté d’expression). Pour ces derniers, il suffit de mettre en place un système judiciaire efficace pour constater et sanctionner les manquements. Pour garantir le droit à la sécurité sociale, il faut bien que quelqu’un s’occupe de faire rentrer l’argent nécessaire, et de mettre en place l’administration chargée de payer les prestations, et ce quelqu’un ne peut pas être un juge. On estime donc en général que les clauses de la Constitution ou des conventions de droits de l’homme qui prévoient des libertés dites « réelles », qui offrent aux citoyens un droit de créance sur l’État, ne sont pas « directement applicables ». Un citoyen ne peut pas demander à un juge de déterminer lui-même, contre la réglementation en vigueur, ce que serait un montant satisfaisant de pension ou un taux satisfaisant de remboursement des soins de santé.
Cela ne veut pas dire que ces dispositions n’ont aucun effet juridique concret. D’une part, il peut acquérir un effet concret en étant combiné avec le principe de non-discrimination. Un citoyen ne peut pas s’adresser à un juge pour exiger que l’État mette en place, par exemple, une législation sur les accidents du travail. Mais si une législation sur les accidents de travail existe, elle doit couvrir toutes les personnes dont la situation est comparable.
D’autre part, et c’était l’objet du discours du Procureur, les juristes accordent à ces dispositions un effet dit en anglais de standstill ; en français, on parle d’effet de « non-rétrogression », ou d’« effet cliquet ». En résumé : l’État n’est pas juridiquement obligé d’atteindre un certain niveau de protection sociale, mais une fois qu’il l’a atteint, il ne peut pas régresser. Le procureur général en tire la conclusion suivante : « Cette possibilité constitutionnelle offerte par l’article 23 de la Constitution de servir de rempart et de s’opposer à des tentatives de démantèlement des éléments essentiels [du droit à la sécurité sociale] vise évidemment aussi, selon moi toutes tentatives de démantèlement des éléments essentiels, qu’on voudrait provoquer par des compétences qui seraient attribuées aux Régions ou aux Communautés. En effet, on ne voit pas pourquoi de telles tentatives de démantèlement ne seraient pas elles aussi contraires à l’effet dit “de standstill” reconnu audit article 23. Ce constat n’empêche sans doute pas toute redistribution éventuelle, comme telle, des compétences entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés, mais il fait assurément obstacle à une redistribution qui mettrait en péril les conquêtes sociales constitutionnellement acquises dans l’article 23. En même temps, le maintien pour le seul principe, d’une solidarité fédérale sans nuances serait une étrange situation s’il apparaissait que la politique menée ne correspond pas à la meilleure attente garantissant le maintien des conquêtes sociales pour l’ensemble des habitants du pays ». Traduction libre :
1. Les réformes institutionnelles ne peuvent pas servir de prétexte à un recul social, fût-il limité à certaines parties du pays : si certains veulent récupérer le coût de la Polo que, dit-on, chaque Flamand paie chaque année aux Wallons, ils doivent sortir du cadre constitutionnel belge.
2. Le maintien de la sécurité sociale au niveau fédéral ne peut être un prétexte à stagnation qui écorne les conquêtes sociales acquises.
Il est inutile d’entrer dans le détail des argumentations et des références. C’est le privilège des cours de justice et de leur procureur général de parler « avec autorité ». Qu’on soit ou non d’accord avec l’argument, c’est tout de même comme ça.
Europe et sous-nationalisme
À titre de possible illustration de ce qui précède, commentons, dans l’article page suivante, un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) sur l’assurance de soins flamande. Là aussi, le sujet est abordé par le petit bout de la lorgnette. Mais celui-ci suffit pour mettre au jour les défauts systémiques de cette assurance. Il permet aussi de rappeler à quelles conditions des différences de traitement peuvent exister au sein d’un même pays, que ces différences résultent d’une législation nationale ou de l’existence de plusieurs législations territoriales.Assurance de soins flamande : les juges européens contre le nationalisme flamand ? - par Paul Palsterman
À titre d’illustration de l’article qui précède, examinons l’arrêt rendu par la Cour européenne de justice sur la fameuse « assurance de soins » (zorgverzekering) de la Communauté flamande 1. Un arrêt qui place cette assurance, et les conditions pour en bénéficier, en infraction avec la législation européenne. Selon la loi du genre, certains commentateurs politiques se sont employés à en minimiser la portée et les effets pratiques. On peut au contraire penser que cet arrêt pèsera dans les débats internes belges sur une éventuelle défédéralisation de la sécurité sociale, ou de pans de celle-ci.
La Cour européenne a dû se prononcer dans le cadre de recours formés auprès de la Cour constitutionnelle belge (ex-Cour d’Arbitrage) par la Communauté française et la Région wallonne contre le décret de la Communauté flamande créant cette assurance de soins (mars 1999). La Cour d’Arbitrage avait demandé à la Cour européenne si le décret flamand était compatible avec la législation de l’UE. De son côté, la Commission européenne avait lancé une procédure d’infraction contre la Belgique, en ce que ce décret s’appliquait obligatoirement aux personnes résidant en Flandre et facultativement aux personnes résidant à Bruxelles, et non aux personnes travaillant en Flandre, mais n’y résidant pas.
La Communauté flamande a dès lors étendu son système aux personnes qui travaillent en Flandre mais résident dans un autre État membre de l’UE, et en a exclu les personnes qui résident en Flandre ou à Bruxelles, mais restent rattachées à un système de sécurité sociale d’un autre État membre (décret du 30 avril 2004). La Commission s’est satisfaite de cette modification, mais les autorités requérantes persistent à soutenir que le système reste discriminatoire, en ce qu’il ne s’applique pas aux travailleurs domiciliés en Wallonie et occupés en Flandre ou à Bruxelles.
Dans son avis rendu en 2007, l’Avocat général à la Cour européenne laisse poindre un agacement certain, assez inhabituel dans un tel cénacle. Ainsi, un citoyen français domicilié à Givet qui décide d’aller travailler à Hoegaarden a droit à l’assurance de soins, en fonction de la réglementation flamande telle qu’amendée en 2004. Mais si, plutôt que de faire la navette entre Givet et Hoegaarden (quelque 95 kilomètres), il décide de s’établir à Jodoigne, à 7 kilomètres d’Hoegaarden, il perd ce droit. « Il y a quelque chose de profondément paradoxal, écrit l’Avocat général, dans l’idée que, en dépit des efforts faits ces cinquante dernières années pour abolir les barrières à la liberté de circulation entre États membres, des autorités décentralisées d’États membres puissent néanmoins réintroduire des barrières par la petite porte en les instaurant à l’intérieur des États membres. Quelle est donc cette Union européenne qui garantit la libre circulation entre Dunkerque et De Panne, mais pas entre Jodoigne et Hoegaarden ? »
Or le droit européen ne gouverne pas les situations purement internes aux États membres. Un Letton résidant en Belgique qui a un litige avec l’ONEm, peut faire usage du letton pour sa requête au tribunal du travail. Mais un Belge résidant à Overijse, ou même à Linkebeek 2 doit faire usage du néerlandais. Après avoir souligné que « la présente affaire donne à la Cour l’occasion de réfléchir au principe de sa jurisprudence sur les situations purement internes », l’Avocat général dit « redouter » que « la Cour ne souhaiterait pas statuer sur un point aussi fondamental ». De fait, dans son arrêt, la Cour s’en tient aux situations qui entrent sans conteste dans le champ d’application du droit européen, à savoir celle d’un travailleur européen qui fait usage de sa liberté de circulation en Europe pour venir travailler en Flandre ou à Bruxelles, et s’installer en Wallonie (le Français de Givet, ou le plombier polonais qui travaille sur des chantiers en Flandre, mais réside à Tubize, etc.). Des questions subsistent toutefois : les règles européennes peuvent-elles être invoquées par les enfants d’un travailleur migrant, eux-mêmes nés en Belgique ? Par le Belge qui rentre au pays après avoir travaillé quelque temps dans un autre pays européen ?
Dans ces limites étroites, et avec ces incertitudes, l’arrêt est parfaitement clair : il est contraire au droit européen de refuser les prestations de l’assurance de soins à quelqu’un qui, dans le cadre des règles européennes, vient travailler en Flandre ou à Bruxelles, même s’il réside en Wallonie. Il suggère explicitement à la Cour constitutionnelle belge de voir si la forme de discrimination à rebours qui en résulterait pour les ressortissants « purement belges » ne peut pas être censurée par le biais du droit belge lui-même. Sans anticiper sur la décision de la Cour constitutionnelle, on peut soutenir que le droit belge contient de sérieux arguments pour exercer une telle censure. Au-delà de la situation spécifique visée par l’arrêt, et au-delà même du paradoxe relatif aux « Belges purs », la Cour pose deux principes qui ont des implications bien plus larges.
Pays d’emploi et de résidence
D’une part, un régime de sécurité sociale doit être appliqué sans discrimination à toute personne occupée sur le territoire concerné. Selon le droit européen en vigueur, la sécurité sociale s’applique en effet à titre principal en fonction du lieu d’occupation, et non en fonction de la résidence. Cette caractéristique n’est pas un simple héritage d’une époque où l’Europe ne comportait que six États membres dont la sécurité sociale était basée sur la logique dite « bismarckienne » d’assurance sociale fondée sur le statut professionnel. Elle n’a pas été mise en cause lorsque l’UE a été rejointe par le Royaume-Uni, puis par les pays nordiques, où la sécurité sociale est justement basée sur la résidence. Le Règlement européen vise à protéger les citoyens européens contre les iniquités qui résultent de la très grande diversité des systèmes de protection sociale, tant en ce qui concerne leur niveau que leur organisation. Il serait inéquitable qu’une personne qui a contribué pendant toute sa vie à un régime de protection sociale élevée, perde le bénéfice de ces contributions si, par la suite, elle va s’installer dans un pays où la protection sociale — et les contributions — sont moins élevées. Peu importe, sous cet angle, que la contribution au système prenne la forme de cotisations directement affectées, ou d’impôts généraux.La Communauté flamande avait fait remarquer que, selon les règles constitutionnelles belges, elle n’a pas la compétence d’imposer à des travailleurs occupés en Flandre, mais résidant en Wallonie, de contribuer au système. La Cour balaie cette difficulté : on ne peut pas exciper de son droit interne pour échapper au droit européen. Mais la Communauté flamande pourra-t-elle impunément, sous prétexte de satisfaire à des « exigences européennes », passer outre aux règles constitutionnelles belges sur ses compétences ? Si elle le fait, elle créera en tout cas un précédent qui pourra se retourner contre elle, dans ce dossier comme dans d’autres.
Elle peut contourner cette difficulté en appliquant aux travailleurs résidant en Wallonie le principe de l’affiliation volontaire, valable à Bruxelles. Selon la réglementation flamande en vigueur, les Bruxellois ne bénéficient des prestations de l’assurance flamande que s’ils y ont contribué un certain nombre d’années. Appliquer un tel principe aux travailleurs visés dans l’arrêt de la Cour européenne se heurte à l’objection de discrimination indirecte, car il frappera davantage les personnes qui se déplacent d’un pays à l’autre.
« Assurance maladie »
La Cour confirme un deuxième principe important, qu’elle avait déjà affirmé au sujet des « assurances de soins » allemande et autrichienne : pour l’application des règlements européens, l’assurance de soins doit être considérée comme une prestation de maladie.Plusieurs pays de tradition germanique (l’Allemagne, l’Autriche, le Luxembourg) ont créé une « assurance de soins » séparée de l’assurance maladie au sens strict. Ainsi, le type de soins couverts par ces dispositifs, qui ne visent pas à rétablir ou conserver la santé mais relèvent plutôt de l’aide de tierces personnes, n’était pas visé par l’assurance maladie classique (qui opère dans ces pays un cloisonnement rigide des groupes et des risques assurés). Plutôt que de simplement élargir le champ de cette assurance, ces pays ont jugé préférable de créer une branche séparée de la sécurité sociale. Un tel choix relève des options qui leur incombent, et nullement d’une définition abstraite de l’assurance maladie qui s’imposerait à eux. Ainsi, dans les régimes d’« État providence » dont les pays nordiques sont le paradigme, où il n’existe pas de cloisonnement évident entre les branches de la sécurité sociale, les prestations concernées ont pu être intégrées souplement dans les dispositifs en charge de la santé, de l’aide aux personnes handicapées ou de l’aide aux personnes âgées, selon le cas. Ce choix n’influence évidemment en rien l’application du droit européen : de son point de vue, il s’agit de prestations de santé, point à la ligne.
En résultent certaines règles difficilement compatibles avec le fonctionnement actuel de l’assurance de soins flamande. Celui-ci est étroitement lié aux compétences de la Communauté flamande en ce qui concerne les institutions et les services de soin. La prestation en cas de placement en institution n’est payée que si la personne fait appel à des soins par une institution ou un service agréé par la Communauté flamande. À Bruxelles, il a fallu un accord de coopération spécial pour l’étendre aux institutions dites « bicommunautaires » — essentiellement les institutions et services dépendant des CPAS. L’allocation payée à la personne qui recourt à des « soins de proximité » (mantelzorg) suppose, en fait sinon en droit, que la personne aidée réside en Flandre, de façon à ce que l’on puisse s’assurer, sinon de la qualité, au moins de la réalité des soins qui lui sont donnés.
L’habitant de Jodoigne, visé dans l’avis de l’avocat général, n’aura sans doute pas envie de se faire admettre dans un home à Hoegaarden, de faire appel à la « Wit-gele-kruis », et encore moins de transférer sa résidence en Flandre pour bénéficier de soins non professionnels : il préférera sans nul doute rester dans sa maison de Jodoigne, aller dans une maison de repos dans la même localité, ou recourir aux services de la Croix Jaune et Blanche. Il en a parfaitement le droit, en application d’autres arrêts, devenus célèbres, de la Cour européenne. Mais la Communauté flamande n’a aucune compétence pour vérifier que les institutions et services situés en Wallonie répondent aux normes qu’elle juge utiles pour ses propres services. Elle n’a aucun moyen pour contraindre la Communauté française, la Région wallonne, la commune de Jodoigne ou une quelconque autre autorité, pour faire ce contrôle à sa place. Même si le travailleur est un bénéficiaire potentiel de l’aide, on ne sait pas s’il sera très enthousiaste pour y contribuer, quel que soit son sens moral et civique.
La contribution à l’assurance de soins est une cotisation capitative, et non une retenue sur le salaire. Les travailleurs ne sont pas les seuls à devoir la payer. En fait, tout résident flamand doit la payer, sauf s’il bénéficie lui-même de l’assurance. En théorie, l’assurance de soins est applicable à partir de 65 ans. Mais en pratique, dans la plupart des cas, elle n’intervient que beaucoup plus tard. Il peut se passer plusieurs années, voire plusieurs décennies, entre le moment où on cesse de travailler et celui où on commence à bénéficier des prestations. En outre, si l’on meurt subitement d’un accident de voiture ou d’une crise cardiaque, on ne bénéficiera pas du tout de l’assurance. Or, on voit mal sur quelle base la Communauté flamande pourrait imposer à des non-résidents de contribuer durant la période intermédiaire entre la fin de la carrière professionnelle et le début de la dépendance. Suffira-t-il de faire valoir des contributions du passé pour prétendre aux prestations, alors qu’une personne « purement flamande » y aura contribué pendant plusieurs décennies ? En fait, toutes les assurances dépendances basées sur l’affiliation volontaire ont échoué : les seules personnes qui souscrivent de telles assurances sont celles qui, en fonction de leur âge et de leur passé médical, s’attendent à bénéficier des prestations pour un montant plus élevé que leurs cotisations ; autrement dit les « mauvais risques ».
Quelle couverture ?
L’intervention de l’assurance de soins flamande n’est jamais qu’un complément aux interventions fédérales existantes, provenant de l’assurance maladie ou du service des allocations pour handicapés. Dans l’assurance maladie, les remboursements de l’« aide dans les actes de la vie de tous les jours », prestée dans les maisons de repos, les maisons de soins ou par des infirmières à domicile, représentent plus de 2 milliards d’euros. Ces remboursements ne concernent que des soins professionnels, à l’exclusion de l’aide non professionnelle assumée par un proche (mantelzorg), qui est une spécificité de l’assurance flamande. Mais l’allocation payée par cette assurance est totalement insuffisante pour payer un salaire ou couvrir la perte de salaire subie par un proche qui interromprait sa carrière pour s’occuper de la personne dépendante. Elle n’a de sens que si l’aidant a déjà ses revenus assurés d’une autre manière : pension, allocation d’interruption de la carrière professionnelle... autrement dit via des prestations fédérales. La prestation flamande couvre le même risque et a la même nature, mais est moins sélective que l’allocation d’aide aux personnes âgées fournie par le service fédéral des allocations pour handicapés.En dehors de déclarations courageuses du président de la CSC, Luc Cortebeeck, et de quelques spécialistes universitaires de la protection sociale, il est inquiétant de constater qu’il aura fallu attendre une intervention récente du ministre Frank Vandenbroucke — non en charge de la matière — pour souligner les aberrations d’un système financé par des contributions capitatives, et donc inversement proportionnelles aux revenus, qui prodigue des prestations rudimentaires, sans aucune sélectivité sérieuse en fonction des paramètres sociaux a priori pertinents, et qui, à Bruxelles, renonce même au caractère obligatoire de la couverture, qui est un des grands acquis de la création de la sécurité sociale en 1945. Si un tel monstre avait été conçu dans le cerveau d’un ministre fédéral, toutes les consciences un peu sociales auraient poussé des cris d’orfraie. Dans la classe politique flamande, ces « détails » n’ont pesé d’aucun poids face à la croyance qu’on était en train de réaliser une partie des résolutions du Parlement flamand, voire de celles des pèlerinages de la Tour de l’Yser.
L’arrêt de la Cour européenne et l’avis de l’Avocat général contiennent des réflexions intéressantes sur la possibilité pour un État membre de prévoir des protections sociales différentes selon ses subdivisions territoriales internes. Ils laissent entendre que de telles différences ne sont légitimes que si elles reposent sur des raisons sociales plausibles, par exemple des besoins spécifiques à une région ou à une population déterminée. Ce qui n’est manifestement pas le cas de l’assurance de soins flamande.
On a entendu, notamment du côté des socialistes flamands du SPA, des réflexions ahurissantes selon lesquelles la régionalisation de l’assurance-chômage était inéluctable car, vu les différences prétendument indépassables entre la Flandre et les autres régions, il serait indispensable de mener une politique différenciée, ce qui ne serait constitutionnellement pas possible dans un cadre fédéral. L’arrêt de la Cour européenne remet les pendules à l’heure : s’il existe effectivement des besoins spécifiques, il est possible d’en tenir compte, fût-ce dans une législation nationale. Mais s’il n’existe pas de différences objectives, les différences de couverture sont discriminatoires, même si elles résultent de réglementations d’entités fédérées. Bien entendu, la jurisprudence européenne n’est applicable comme telle que dans les situations saisies par la législation européenne. Mais le principe de non-discrimination tend à s’imposer comme un principe général de droit, et les différentes Cours de justice qui en font application se renvoient l’une à l’autre. Nul doute que le principe retenu par la Cour européenne pèsera, dans cette affaire-ci comme dans d’autres, lorsqu’il s’agira de l’appliquer à des situations « purement belges ».
Les aberrations de l’assurance de soins flamande ne sont pas des défauts techniques de première jeunesse, mais des défauts systémiques liés aux limites des compétences des Communautés dans la Belgique fédérale. En réalité, si on était capable de raisonner rationnellement, tout plaiderait pour traiter ce risque spécifique au niveau fédéral, dans la continuité des dispositifs existants. Quelle que soit la réponse donnée à cette question, il faudra un jour trancher un débat de société.
Quels objectifs finaux ?
La dépendance des personnes âgées est un risque social caractéristique de la fin de vie. Les soins prodigués consistent à accompagner cette fin de vie dans les meilleures conditions possibles, et non à guérir ou stabiliser une maladie. Dans ces conditions, la question se pose des objectifs finaux d’une assurance dépendance. S’agit-il de financer les soins nécessaires à la personne âgée, ou de protéger le droit de ses héritiers à son patrimoine ? S’il s’agit d’aider la personne âgée, il n’y aurait rien de scandaleux à travailler à partir de l’allocation d’aide aux personnes âgées, quitte à aménager les critères d’enquête sur les ressources pour permettre à une majorité de la population d’en bénéficier (par exemple, en immunisant un montant de revenus équivalent à une pension normale de salarié, ou le revenu cadastral de l’habitation principale). Et de considérer que, si elle veut bénéficier de soins, la personne âgée doit y affecter la part de ses revenus et de son patrimoine qui dépasse cette partie immunisée.Au contraire de l’allocation d’aide aux personnes âgées, l’assurance flamande est accordée sans enquête sur les ressources. C’est un cas flagrant d’« effet Matthieu » 3, car tout le monde contribue de la même façon (autrement dit de façon inversement proportionnelle à ses revenus) pour bénéficier d’une prestation insuffisante pour couvrir à elle seule les besoins visés, et qui suppose donc que le bénéficiaire dispose de revenus ou d’un patrimoine s’il veut réellement faire appel à des soins efficaces. En caricaturant, il s’agit d’un dispositif qui oblige les pauvres à cotiser pour des soins qu’eux-mêmes ne pourront de toute façon pas se payer, et préserver le droit des héritiers des personnes âgées appartenant aux classes moyennes et élevées à recueillir un patrimoine qui, autrement, serait affecté à payer des soins. Qu’elle soit réglée au niveau fédéral ou dans le cadre d’un hypothétique régime francophone, il est loin d’être sûr que la solution flamande doive être transposée telle quelle.
(1) En français, on préfère l’appellation « assurance dépendance » ou « autonomie », qui renvoie plus précisément au risque social visé par ce dispositif. La Communauté flamande a importé le vocabulaire juridique allemand, qui parle lui aussi d’assurance de soins (Pflegeversicherung). Comme il apparaîtra dans la suite de l’article, l’assurance maladie allemande ne couvre que les « frais de maladie », à l’exclusion de certains « soins », par exemple l’aide dans les actes de la vie quotidienne, voire certains soins infirmiers. La sécurité sociale belge n’opère pas une distinction aussi rigide. Mais c’est peut-être une telle distinction que certains voulaient introduire, dans la perspective de futurs débats institutionnels...
(2) En vertu de la loi sur l’emploi des langues en matière administrative, un habitant de Linkebeek (ou des autres communes à facilités) a le droit de s’adresser en français aux administrations publiques ; mais la loi sur l’emploi des langues en matière judiciaire ne prévoit pas de telles « facilités » lorsque l’habitant concerné est demandeur à la procédure.
(3) Pour rappel, l’« effet Matthieu » doit son nom à une phrase de Jésus, rapportée par l’Évangile selon Saint Matthieu, selon laquelle « à celui qui a, on donnera et il sera dans l’abondance ; mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». Dans les années 1980, il a servi d’emblème à la critique de milieux universitaires flamands, relayés en partie par le CVP, contre la logique d’assurance qui fonde la protection sociale belge, accusée de couvrir la classe moyenne, voire les classes supérieures, mais de délaisser « l