Soixante-six pages pour redonner du souffle au pays et rendre la Belgique plus créative et solidaire. Tels sont les objectifs et le fil conducteur du nouveau gouvernement libéral-socialiste mis en place cet été. Deuxième expérience de ce genre de coalition depuis la Seconde Guerre mondiale, après celle de 1954-1958 sous Achille Van Acker, la nouvelle équipe de Verhofstadt II affirme avoir inventé la synthèse violette.


L’équipe moins colorée qu’en 1999, avec la relégation d’Écolo dans l’opposition, aura mis plus de temps pour parvenir à un accord que lors du précédent scrutin. Premier constat : les partenaires ont voulu d’emblée préciser les contours de la politique qu’ils entendent mener ensemble. L’accord de juillet 2003 est plus détaillé que celui de juillet 1999, qui ressemblait davantage à un fourre-tout permettant à chacune des trois familles politiques de l’époque de « s’y retrouver ». Plutôt qu’une juxtaposition de priorités politiques parfois incompatibles, libéraux et socialistes ont voulu cette fois mettre l’accent sur la « synthèse » de leurs priorités respectives : politique économique, sociale et… environnementale (les écologistes n’auraient donc pas le monopole de la préoccupation environnementale ? Les libéraux disaient autrefois que les socialistes n’avaient pas le monopole du cœur… Réussiront-ils à opérer cette synthèse, c’est bien là toute la question.
L’accord qui guidera les pas de la coalition porte sur 14 grands thèmes (cf. encadré) qui pourraient aisément, à leur lecture « brute », faire l’unanimité : créer 200 000 emplois, renforcer la sécurité sociale, promouvoir le développement durable, rendre la justice plus efficace, créer une société multiculturelle tolérante, etc. Qui est contre ? Ce n’est évidemment qu’en entrant dans les détails du texte que les questions commencent à se poser. La première d’entre elles, qui sera plus que probablement la plus sensible durant la législature, porte sur le financement des mesures proposées. En effet, si l’accord de gouvernement poursuit un évident effort de clarté dans les objectifs, force est de reconnaître que cette « luminosité » en termes de dépenses fait soudain place à un jeu d’ombres en ce qui concerne les recettes destinées à financer les dépenses. Un jeu d’ombres et de lumière, en quelque sorte. Une seule page, sur 66, est consacrée au cadre financier 2004-2007. Celui-ci reposera sur trois normes : la constitution progressive d’excédents budgétaires (encore et toujours le fameux Pacte de stabilité européen), le maintien de l’équilibre financier dans la sécurité sociale, et la diminution « constante » de la proportion des recettes fiscales et parafiscales par rapport au PIB. Selon l’accord, le respect de ces trois normes – et les prévisions de croissance – devrait permettre de dégager une marge pour augmenter le financement des soins de santé à raison de 4,5 % par an, accroître les réserves du fonds de vieillissement, et laisser une marge de croissance des dépenses publiques fédérales de 1,2 % en moyenne par an, ce qui devrait selon lui « permettre de couvrir le financement de la plupart des autres initiatives annoncées dans le cadre de cet accord de gouvernement ». Mais, prévient d’emblée la coalition, si de nouveaux besoins venaient à se manifester en cours de législature, il faudra opérer des choix. Comme toujours, c’est à l’épreuve de la croissance économique réelle que sera confronté ce scénario ; une croissance qui, faut-il le rappeler, se fait toujours attendre (au cours du premier trimestre 2003, le PIB de la zone euro a affiché une croissance de 0,0 % par rapport au trimestre précédent ; le gouvernement escompte un taux de 1,8 % en 2004 pour la Belgique). L’incertitude qui plane sur la situation économique tant internationale que nationale risque donc d’hypothéquer la volonté de « synthèse » violette.

Emploi
L’un des éléments les plus spectaculaires de l’accord de gouvernement concerne la volonté affichée de créer 200 000 emplois. Un objectif particulièrement volontariste et ambitieux qui a d’ores et déjà été critiqué par nombre d’observateurs qui le trouvent irréaliste dans la conjoncture économique actuelle. Irréaliste ou pas, le fait que le gouvernement fasse de l’emploi sa priorité est en soi à saluer. Mais il y aura, bien sûr, la manière de tendre vers cet objectif. Plusieurs instruments seront utilisés dont les principaux auront pour but de rendre le travail plus avantageux que le chômage pour les bas revenus (via un nouveau système de bonus crédit d’emploi), diminuer les charges sur le travail pour les entreprises, maintenir au travail les travailleurs âgés, encourager les emplois de proximité via des « chèques services » appelés à créer 25 000 emplois. Signalons encore que l’emploi dans le non marchand devrait bénéficier d’une diminution progressive des cotisations afin de permettre le recrutement de personnel supplémentaire, notamment du personnel infirmier et soignant. En outre, si l’État social actif ne figure plus en tant que tel dans l’accord de gouvernement, l’activation des demandeurs d’emploi de longue durée continue de faire partie des objectifs violets. Avec, au passage, la suppression de ce qu’il restait du pointage des chômeurs. On pointera le fait que le programme du PS en appelait à un moratoire sur les réductions de cotisations sociales pour les entreprises, tant qu’un bilan des effets de ces réductions sur l’emploi et des conséquences sur le financement de la sécurité sociale n’avait pas été effectué. Ce bilan n’existe toujours pas, mais le gouvernement promet néanmoins une diminution globale de 800 millions d’euros des « charges sur le travail » des entreprises. Une victoire bleue, sans aucun doute.

Services publics
Les entreprises publiques constituent un autre volet de l’accord gouvernemental. En ce qui concerne la SNCB, les principales mesures sur lesquelles la coalition se penchera sont :
– la reprise de la dette avant fin 2005 pour un montant de 7,4 milliards d’euros
– l’augmentation de l’offre en trains et la diminution des tarifs pour certains groupes cibles en vue d’augmenter de 25 % le nombre de voyageurs
– la mise en œuvre dans les « meilleurs délais » du RER grâce à la libération des moyens disponibles dans le fonds RER
– la simplification des tarifs et la gratuité des déplacements domicile-lieu de travail via des accords sociaux ou des plans de transport d’entreprise (et via la mise à disposition de 4 millions d’euros par an).
En ce qui concerne La Poste, le gouvernement formule de nombreux souhaits, mais sans se montrer très concret. Ainsi, La Poste devrait poursuivre sa réforme en entreprise orientée vers le client, se moderniser en respectant le dialogue social, relever le défi de la libéralisation tout en réaffirmant le rôle social du facteur, le rôle de proximité de l’entreprise ainsi qu’en garantissant le service universel. Bref, tout y est ; l’exemple type de synthèse violette ? Le conflit social de ces dernières semaines au sujet du système Georoute, et les nombreuses grèves qui s’en sont suivies, montrent cependant que les souhaits politiques ne se concrétiseront pas si facilement. Enfin, on pointera encore deux mesures à prendre au sujet de Belgacom : la reprise du fonds de pension et la définition d’un service universel garanti.

Sécurité sociale
Gros morceau de l’accord gouvernemental, le dossier de la sécurité sociale constitue, à n’en pas douter, celui qui aura fait l’objet de plus de débats entre négociateurs gouvernementaux. Du point de vue du financement de la sécurité sociale, l’accord gouvernemental se rapproche incontestablement plus des options bleues que rouges. Le PS préconisait entre autres la mise en place d’une taxe CO2, d’une contribution sociale généralisée (CSG), d’une taxe anti-spéculation (de type Tobin) afin d’améliorer le financement de la sécu, mais rien de tout cela n’apparaît. En revanche, les recettes libérales se retrouvent en lignes de fond de l’accord : augmenter le taux d’activité, réduire les « charges » des entreprises et rendre le travail plus attractif. Bref, les mesures actuellement très en vogue au niveau européen, l’idée étant que plus on est nombreux à travailler, plus on sera nombreux à payer des cotisations sociales, ce qui devrait garantir le financement de la sécurité sociale (même si l’on oublie parfois le fait qu’augmenter le taux d’emploi, c’est aussi augmenter à terme le taux de bénéficiaires de pensions).
Quoi qu’il en soit, la coalition souhaite renforcer la sécurité sociale. Cela signifie dégager des marges afin d’aller à la rencontre de nouveaux besoins sociaux – ce qui se fera entre autres par une lutte renforcée contre la fraude sociale – et de mettre en œuvre une liaison au bien-être de « certains » plafonds et seuils de revenus existants, et de « certaines » allocations sociales et minima. Au sens strict, le plan de rattrapage des allocations sociales les plus basses prôné dans le programme du PS n’apparaît plus. Pour le reste, sept priorités sont dégagées pour la législature à venir. Le nouveau gouvernement veut tout d’abord harmoniser les statuts des ouvriers, des employés et des indépendants. Il s’agit, d’une part, d’une harmonisation en termes de droit du travail et de droit à la sécurité sociale pour les salariés (ouvriers et employés) et, de l’autre, d’une convergence en matière de régime de pension et de soins de santé (petits risques) entre les salariés et les indépendants. Cela aura un coût, et se traduira par une adaptation des plafonds de cotisation sociale des indépendants. Deuxième priorité : un accord très détaillé porte sur l’amélioration de l’accès aux soins de santé. Ce dossier constituait une priorité tant pour le PS que pour le MR (cf. l’analyse des programmes des partis dans le n°10 de Démocratie). Les dépenses de l’assurance soins de santé obligatoire pourront s’accroître à un taux de 4,5 % par an pour toute la durée de la législature. Devraient en bénéficier en particulier les personnes âgées, les malades chroniques, les patients en phase postaiguë, les soins de première ligne. En outre, certaines prestations de soins seront mieux remboursées (soins dentaires, kinésithérapie, pilule contraceptive pour les jeunes…), et le maximum à facturer sera étendu.
Une fois de plus, tout cela aura un coût. Le gouvernement pense pouvoir le supporter par l’affectation des augmentations prévues des prix du tabac à l’assurance soins de santé. On est très loin d’un financement alternatif de la sécurité sociale… Certes, socialistes et libéraux entendent également maîtriser l’évolution des dépenses par une série de mesures telles que l’évaluation du comportement des prescripteurs, la recherche de solutions de soins les moins coûteuses, une action contre les excès de la promotion des médicaments et une maîtrise de la consommation de ceux-ci, etc. Mais cela suffira-t-il ?
Les trois priorités suivantes concernent respectivement la lutte contre l’exclusion sociale, le soutien aux familles, et le soutien aux personnes handicapées. La lutte contre la pauvreté n’offre pas de grandes nouveautés ; le gouvernement affirme qu’il poursuivra sa politique dans différents domaines (accès au marché du travail, aux activités socioculturelles, au logement, lutte contre l’analphabétisme, contre le surendettement, amélioration du « statut » des sans-abri). Une petite phrase précise que le gouvernement augmentera « graduellement le revenu d’intégration » et les allocations sociales les plus basses. De même, il élaborera des « mesures structurelles visant à prévenir la pauvreté », mais on n’en saura pas plus.
Le soutien aux familles comprend l’élargissement du congé parental, l’allongement du congé de maternité en cas d’hospitalisation de l’enfant, ainsi que l’extension du nouveau régime d’allocations familiales pour enfants handicapés. Le fonds de créance alimentaire ne figure pas dans l’accord gouvernemental ; on se rappellera que l’une des premières mesures du nouveau gouvernement, prise en juillet, a consisté à reporter d’un an la mise en œuvre de ce fonds. Le soutien aux familles semble avoir ses limites.
Quant au soutien aux personnes handicapées, il comprend deux mesures : l’incitation à l’embauche et la simplification de la procédure de remboursement des fauteuils roulants. Enfin, les deux dernières priorités du chapitre « sécurité sociale » concernent, d’une part, les seniors actifs, autrement dit l’augmentation du taux d’emploi des travailleurs âgés par la mise en place d’un frein à la sortie anticipée du marché du travail de ces derniers. D’autre part, le gouvernement s’engage à renforcer les pensions par un « effort maximal pour l’emploi, afin d’élargir la base financière de la sécurité sociale ». On trouve ici plusieurs engagements qui visent manifestement à concilier les positions socialistes et libérales : renforcement du premier pilier des pensions et simplification de la législation sur le deuxième pilier, « adaptation » des pensions les plus basses et de « certains plafonds » de salaires pour le calcul des allocations…

Rapport de force
Après avoir passé en revue les trois principaux chapitres sociaux de l’accord gouvernemental (emploi, services publics, sécurité sociale), il est évidemment trop tôt pour en tirer un bilan, celui-ci n’interviendra qu’en fin de législature. On peut néanmoins tenter d’évaluer l’état du rapport de force entre socialistes et libéraux au travers de cet accord. À cet égard, un premier constat tombe : les socialistes ont ravalé leurs propositions les plus en pointe concernant le financement de la sécurité sociale. Il n’est plus question d’imposer les plus values boursières et la spéculation, les grosses fortunes, etc. De même, on ne retrouve aucune trace d’un meilleur équilibre entre le social et le fiscal, la réforme fiscale poursuit d’ailleurs sa route comme si de rien n’était. On pourrait ajouter la poursuite des réductions de cotisations sociales des entreprises sans en avoir effectué le moindre bilan. Au passage, on soulignera le contraste saisissant entre la façon de chiffrer ces réductions (800 millions d’euros) et de rester dans le vague lorsqu’il s’agit de l’amélioration des cotisations sociales (relèvement de « certains plafonds » et de « certaines allocations »)… Ce qui est sûr : le gouvernement va réduire structurellement les recettes publiques tout en s’engageant à faire plus. Ce qui fait dire au syndicat chrétien : soit les comptes sont corrects et les promesses ne le sont pas, soit les promesses sont correctes et les comptes ne le sont pas.
Peut-on dès lors vraiment parler de synthèse violette ? La réponse est très probablement non pour l’ensemble de l’accord gouvernemental (l’avenir, en tout cas, le dira), mais oui pour certains de ses chapitres. Ainsi, en résumant de manière un peu caricaturale, on peut interpréter la création de 200 000 emplois comme étant un objectif qui rencontre à la fois les préoccupations sociales des socialistes – lutte contre le chômage –, et les préoccupations budgétaires des libéraux – augmentation du taux d’activité et financement de la sécu – ; il reste néanmoins à voir si l’insistance sur les petits emplois de courte durée n’ira pas à l’encontre de la volonté socialiste d’améliorer la qualité de l’emploi. De même, les soins de santé semblent avoir fait l’objet d’un relatif consensus – en attendant la défédéralisation voulue par le nord du pays ? Pour le reste, peut-on parler de synthèse violette en ce qui concerne les allocations de remplacement ? L’individualisation des droits sociaux ? L’intégration sociale ? Le financement de la sécu ? « Toute la question, écrivions-nous dans un précédent numéro de Démocratie, est de savoir dans quelle mesure la volonté de pouvoir [du PS et du MR] s’accommodera de compromis au risque de rendre précaire la réalisation de leurs priorités politiques ». C’est là que se trouve sans doute la fameuse synthèse violette.
Christophe Degryse

1 L’objectif est d’ arriver à un excédent de 0,3 % du PIB d’ici 2007.
2 Chiffres fournis par Eurostat.

 

Les priorités de la coalition violette :
1. la création de 200 000 emplois
2. du « souffle » pour les connaissances et la volonté d’entreprendre
3. la modernisation des entreprises publiques
4. le renforcement de la sécurité sociale
5. l’environnement, la mobilité et le développement durable
6. des quartiers et des grandes villes viables
7. une meilleure sécurité pour les citoyens
8. une justice plus efficace
9. une administration de meilleure qualité
10. une société multiculturelle tolérante
11. une Europe « solide »
12. un monde plus juste
13. un débat sur les questions « profondément » humaines
14. le cadre financier 2004-2007


L’écologie sans les Écolos
C’est le chapitre 5 de l’accord gouvernemental. Il s’intitule « l’environnement, la mobilité et le développement durable ». La coalition violette s’y engage à mettre en œuvre le protocole de Kyoto (réduction des gaz à effet de serre), à promouvoir une nouvelle politique de mobilité (intermodalité, transports en commun, télétravail, etc.), à protéger la biodiversité (consommation responsable, protection des forêts), ainsi qu’à assurer le bien-être des animaux, à protéger la mer du Nord, à préparer un nouveau plan pour le développement durable et à développer une politique intégrée en matière de produits (production, consommation, déchet). Bref, l’écologie sans les Écolos. Vraiment ? Selon les quatre principales fédérations environnementales (1), les accents environnementaux de l’accord gouvernemental relèvent pour la plupart « d’incantations ou de mesures tombant en dehors de compétences fédérales ». Et de pointer notamment que, sur la lutte contre les changements climatiques, le projet gouvernemental « a surtout décidé de ne rien décider du tout ». Six ans après la signature du protocole de Kyoto, les négociations gouvernementales n’ont toujours pas réussi à sortir de l’impasse sur le partage des charges entre Régions et/ou secteurs. « Bref, on ne sait toujours pas qui doit réduire ses émissions de combien ». Et l’on s’étonne que les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître, en dépit de l’urgence environnementale… Bref, les acteurs belges de l’environnement se montrent d’ores et déjà inquiets des faibles résultats concrets qui risquent d’être atteints au cours de cette législature.
1 Inter-environnement Bruxelles, Inter-environnement Wallonie, Bond beter leefmilieu, Brusselse raad voor het leefmilieu.