Alors que s’annonce la fin de la législature de l’arc-en-ciel, nous vous proposons dans les pages de Démocratie (de janvier à mars prochain) une série d’articles tentant une évaluation de la politique gouvernementale. Le point de vue se veut résolument progressiste, au départ d’une question qui servira de fil rouge : l’arc-en-ciel a-t-il ou non fait progresser l’égalité entre tous les citoyens ? Premier volet de cette série : la réforme fiscale.


Selon le gouvernement Verhofstadt, la fiscalité et la parafiscalité en général, et celle sur le travail en particulier, sont trop élevées et doivent par conséquent être abaissées progressivement pour atteindre le niveau prévalant dans les pays voisins. Dans cette optique, le gouvernement a décrété un stop fiscal. Il fut tout d'abord procédé à l'indexation des barèmes fiscaux. Mais c’est la réforme de l'impôt des personnes physiques qui a incontestablement constitué la pièce maîtresse de l’action gouvernementale. En vitesse de croisière, les mesures prises par l’arc-en-ciel augmenteront annuellement le revenu disponible de la population active d’un montant de 1,71 milliard d'euros. En ce qui concerne la mise en place d'une plus grande neutralité fiscale vis-à-vis des différentes formes de cohabitation, un effort d'une ampleur similaire est consenti (1,46 milliard d'euros de diminutions fiscales). En outre, il a été tenu compte de la demande d'un impôt des personnes physiques plus favorable aux ménages et tenant compte des enfants. Il est remédié à l'impossibilité de jouir pleinement de la faculté de déduction pour les personnes à charge dans le chef des ménages percevant un revenu modeste. Enfin, la réforme de l'impôt des personnes physiques témoigne d’un souci d’intégrer la dimension de développement durable.

Qu’en penser ?

La terminologie utilisée par le gouvernement n’est pas neutre : les cotisations sociales et impôts sont systématiquement présentés sous la forme de pression fiscale, nécessairement élevée ou trop élevée. Ces termes (charge, pression, poids…) sont issus de l’idéologie libérale, pour laquelle tout impôt est une charge, et qui fait l’impasse sur la nécessité de financer les missions publiques et les fonctions collectives.
Il est vrai que l’idée que l’imposition du travail est trop importante est très largement partagée, tant par les partis politiques que par les mouvements sociaux. Mais ces derniers souhaitent le maintien, voire l’accroissement, des moyens collectifs et n’adhèrent pas à l’objectif global de réduction des recettes publiques : la réforme fiscale du gouvernement, c’est beaucoup moins d’argent disponible pour les écoles, les hôpitaux, la justice, la police, etc. « Atteindre le niveau des pays voisins » n’éclaire en rien la manière dont le gouvernement compte utiliser les fonctions de la fiscalité : quels services collectifs, quelle redistribution ?
Sur le plan global, l’arc-en-ciel estime que diminuer l’impôt stimule l’activité économique, l’emploi, les revenus, et conduit à encourager au travail. Ces éléments ne sont pourtant pas vérifiés dans la pratique. Il y a des pays très performants sur le plan économique, de l’emploi et de l’environnement avec des moyens collectifs très importants et d’autres avec de moindres moyens. Sur le plan individuel, un euro supplémentaire en poche, à la place du financement de biens et services collectifs est très loin d’être une bonne opération dans tous les cas. De plus, les projections montrent qu’il se pourrait bien que le « gain » réalisé d’un côté (au niveau de la réforme fiscale fédérale) soit perdu d’un autre (au niveau de la fiscalité communale, qui risque d’augmenter en beaucoup d’endroits pour compenser les pertes liées à la réforme fiscale fédérale).
Last but not least, la réforme fiscale n’aborde pas de nombreux points qui auraient dû s’inscrire dans un réel projet de réforme. Ces éléments « omis » constituent des indications politiques intéressantes. Les revenus financiers, très peu imposés, ne sont plus globalisés avec les autres revenus depuis longtemps. Les Pays-Bas, pour prendre un exemple souvent cité, ont réformé leur impôt sur le revenu en incluant un volet touchant aux revenus du patrimoine. L’imposition des revenus immobiliers avait fait l’objet d’un rapport dense du Conseil supérieur des Finances, comprenant des propositions concrètes. Le revenu cadastral n’a plus connu de péréquation depuis 20 ans. Les revenus immobiliers comportent également une part importante de plus-values, non imposées dans la pratique. Les réductions fiscales, particulièrement pour l’épargne à long terme, atténuent la redistribution. Les personnes qui utilisent ces mécanismes sont plutôt celles situées dans les revenus moyens et supérieurs.

Plus de progressivité, moins de redistribution

La progressivité d’un impôt signifie que l’impôt payé par les plus riches prend une plus grande part de leurs revenus. C’est le cas, par exemple, lorsque 10 % des ménages les plus riches d’un pays perçoivent 30 % des revenus et représentent 40 % de l’impôt des personnes. Si, après une réforme, ces mêmes ménages riches contribuent à 45 % de l’impôt, la progressivité a augmenté. La progressivité de l’impôt des personnes est globalement renforcée par le projet de réforme, notamment grâce à l’introduction du crédit d’impôt, aux modifications des tranches basses d’imposition, à l’augmentation des frais professionnels forfaitaires et à l’augmentation du minimum imposable pour les mariés. Deux mesures vont néanmoins à contresens : la suppression des taux les plus élevés et l’individualisation de la réduction d’impôt pour revenu de remplacement. La réforme privilégie des diminutions d’impôt aux deux extrémités de la distribution des revenus, du moins pour les actifs : les revenus les plus faibles et les plus élevés. C’est aussi dans ces groupes que l’on retrouve le plus d’indépendants.
La redistribution mesure l’ampleur des changements que l’impôt fait subir à la distribution initiale des revenus. La redistribution verticale modifie le revenu disponible des personnes en tenant compte du revenu initial : les revenus après impôt d’un cadre et d’une intérimaire sont moins éloignés qu’avant l’imposition. La réduction de la redistribution verticale est principalement due à l’ampleur de la réforme : les revenus déclarés les plus élevés prennent une part plus importante d’un ensemble qui se réduit fortement (10 %). La réduction d’impôt l’emporte sur l’augmentation de la progressivité.
En outre, pour bénéficier de réductions d’impôt, sauf pour le crédit d’impôt remboursable, il faut payer de l’impôt. Entre 15 et 20 % des ménages belges qui ont de faibles revenus ne verront aucun bénéfice de la réforme. Il s’agit principalement de pensionnés, de chômeurs, de malades et invalides. Ils attendent toujours une revalorisation des allocations sociales.
Selon une étude réalisée par l’Université d’Anvers, ce sont les familles à deux revenus qui, aussi bien en termes absolus qu’en termes relatifs, sont les grandes gagnantes de la réforme, beaucoup plus que les familles à un revenu, les familles monoparentales et les isolés. La diminution d’impôt touche 90 % des familles à deux revenus, 78 % des familles à un revenu, 73 % des familles monoparentales et seulement 49 % des isolés.

Gare au budget !
L’impact de la réforme elle-même est encore relativement modeste jusqu’en 2003. La loi prévoit en effet un étalement. Les budgets 2005 et surtout 2006 seront sous forte pression. Jusqu’en 2007 au moins, la réforme absorbe toutes les marges disponibles. Pour développer de nouvelles initiatives, par exemple revaloriser les allocations sociales ou réinvestir dans les services publics, il faudra alors soit des mesures d’économie, soit des recettes nouvelles ou, comme en 2000, des années à très forte croissance économique. Le Bureau du Plan indique qu’à long terme l’impact budgétaire de la réforme est semblable à celui de l’aspect pension du vieillissement (horizon 2030) !
Le crédit d’impôt est présenté comme la mesure par excellence qui va inciter à l’activité et à l’emploi. Cependant, les revenus visés par le projet indiquent clairement le type d’activités à favoriser. Ce n’est pas l’emploi rémunérateur, à durée indéterminée, à temps plein, mais plutôt l’emploi à temps partiel, l’entrée dans l’activité, l’alternance entre périodes d’emploi et de non emploi et enfin l’emploi indépendant. En outre, il s’écoulera environ 2 ans entre l’activité et le moment où la personne bénéficiera effectivement du crédit. Le crédit d’impôt constitue un apport intéressant pour les personnes qui travaillent à temps partiel. Mais la proposition risque de déplacer les pièges à l’emploi lors de la reprise d’activité à temps plein et lorsque le revenu augmente.

Et le genre ?
La réforme poursuit l’individualisation de l’impôt des personnes physiques. Le calcul de l’impôt s’effectuera de manière individualisée, non seulement pour les revenus professionnels, mais aussi pour une partie des revenus de remplacement et les autres revenus (immobiliers et divers). Par contre, le quotient conjugal, pour le conjoint qui n’a pas ou peu de revenu, est maintenu et même étendu aux cohabitants légaux. Le crédit d’impôt va concerner de nombreuses personnes qui travaillent à temps partiel, donc majoritairement les femmes. Le remboursement d’une partie des déductions pour enfants à charge, lorsque l’impôt n’est pas dû faute de revenu, et la meilleure prise en compte des rentes alimentaires sont des éléments importants pour les familles monoparentales. La réforme sur ce point poursuit la tendance d’une plus grande égalité entre les personnes. Mais ceci entraîne une plus grande inégalité entre ménages. Exemple : le crédit d’impôt sera le même pour une femme seule qui travaille à temps plein et pour une autre qui aurait le même revenu en travaillant à mi-temps mais dont l’époux aurait des revenus confortables.

 

 

Pourquoi l’impôt est important


La fiscalité a trois grandes fonctions. Elle permet de financer les biens et services collectifs (enseignement, routes, justice, transport collectif...), de redistribuer les revenus – et de réduire les inégalités en complément de la sécurité sociale – (impôt progressif sur les revenus), et d’inciter ou désinciter les contribuables à certaines décisions (construire un logement, investir…). La fiscalité pourrait aussi être utilisée pour favoriser la croissance si une politique économique européenne existait. L’impôt des personnes physiques représente 32 milliards d’euros. Il apporte environ 30 % des moyens collectifs belges, sécurité sociale comprise. C’est dire son importance.
L’impôt des personnes physiques est pour une grande part un impôt sur le travail. Au moins 70 % de l’impôt provient des salariés. C’est pourquoi il est, avec les cotisations de sécurité sociale, au centre des discussions sur un transfert des recettes collectives, du travail vers d’autres facteurs de production.

 

Les axes principaux de la réforme fiscale


AXE 1. Diminution de l’impôt sur le travail : instauration d’un crédit d’impôt remboursable (réduction d’impôt accordée en cas de faible revenu du travail), augmentation des frais professionnels forfaitaires, élargissement des premières tranches imposables, et suppression des taux marginaux supérieurs à 50 %.

AXE 2. Neutralité vis-à-vis des choix de vie :
– augmentation du revenu minimum exonéré pour les couples mariés ;
– individualisation de la réduction d’impôt pour les revenus de remplacement ;
– décumul des autres revenus que les revenus professionnels (essentiellement les revenus immobiliers) ;
– extension du quotient conjugal (c’est-à-dire la répartition fictive d’un revenu unique entre deux personnes ) aux contrats de vie commune aussi appelés « cohabitation légale ».

AXE 3. Amélioration de la prise en compte des enfants. Celle-ci inclut la possibilité d’un remboursement des réductions d’impôt pour enfants à charge, lorsque le revenu est trop faible pour en bénéficier réellement, et un abattement complémentaire pour les familles monoparentales, ainsi qu’un relèvement du plafond des revenus autorisés pour les enfants à charge d’isolés, permettant de tenir compte des rentes alimentaires.

AXE 4. Une fiscalité plus écologique. Des mesures sont prises visant à encourager les économies d'énergie dans les habitations, et des déplacements entre le lieu de travail et le domicile plus respectueux de l'environnement.

Impact global de la réforme : 3,3 milliards d’euros de 2001, soit environ 10 % de l’impôt des personnes. L’impact avoisine les 5 milliards d’euros si l’on y ajoute deux mesures prises avant la réforme proprement dite : l’indexation des barèmes fiscaux et la suppression de la cotisation complémentaire de crise.

Pour une analyse plus détaillée, voir Démocratie n°5 (2001) et n°20 (2002).

 

 

 

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