Le 14 mars, les fonctionnaires de l’État fédéral et des autres entités fédérées descendaient dans la rue. En cause, une demande de revalorisation salariale mais aussi le refus du Plan Copernic de modernisation des administrations publiques. Une réforme dont personne ne conteste la nécessité mais dont la méthode, les accents managériaux et l’attitude du ministre de la Fonction publique, Luc Van Den Bossche, en ont hérissé plus d’un.


Il existe dans ce pays une catégorie de citoyens – moins marginale qu’il n’est souhaitable – qui croit dur comme fer qu’un fonctionnaire est un idiot tatillon, grassement payé pour regarder par la fenêtre, fabriquer des cocottes en papier ou rédiger des règlements absurdes (1). En général, ce club de citoyens tient séance à la fin des banquets arrosés où il évoque aussi avec nostalgie l’époque où les enfants se taisaient à table et où l’on riait à l’idée qu’une femme puisse un jour devenir magistrat ou colonel. Il est très rare que l’on recrute le ministre de la Fonction publique parmi ces adeptes. Pourtant, la nouvelle culture politique d’aujourd’hui, c’est cela aussi ! Certains estiment qu’il s’agit d’une manière pittoresque, voire pathétique, de vouloir faire "à la française" pour reprendre le titre d’un album du chanteur Arno. On se souviendra en effet qu’au sein du gouvernement de Lionel Jospin, le ministre Claude Allegre passait le plus clair de son temps à morigéner les enseignants (2). Mais on conviendra que le pittoresque du ministre Van Den Bossche, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est fait d’un seul ingrédient : la provocation.
L’erreur – que la technicité du débat favorise – serait de croire que la lutte des agents des services publics fédéraux contre le plan Copernic est celle d’une corporation qui n’entend pas lâcher un pouce de ses prérogatives et qui refuse obstinément toute évolution. Copernic se donne à voir comme une tentative sincère de moderniser le service public en améliorant les services à la population. Qui contesterait un double objectif aussi honorable?
Hélas, à y regarder d’un peu plus près, le plan donnera des résultats diamétralement opposés. Le rôle social des services publics est gommé et les précautions oratoires qui proclament le contraire masquent mal les intentions réelles de ses promoteurs. À aucun moment, n’est rappelée (et, a fortiori, moins encore concrètement promue) la dimension essentielle du service public, à savoir assurer la cohésion sociale en proposant l’accès de tous à des services indispensables et de qualité.
Copernic, c’est la négation cynique du rôle fondamental des services publics dans les mécanismes de lutte contre l’exclusion sociale. Quatre exemples, parmi bien d’autres, éclaireront le propos :
Le rôle des maisons de justice dans l’exécution des peines est purement évacué. Seules des tâches d’accueil et d’encadrement sont envisagées. Ces maisons de justice sont nées de la volonté clairement exprimée par le citoyen, à la suite d’événements dramatiques, d’humaniser la justice. La réforme abandonne au bord de la route cette demande citoyenne quand bien même elle a figuré au premier plan des raisons qui ont poussé le citoyen à exprimer un besoin de changement de politique. Ce constat désabusé est renforcé par l’absence de réflexions sur une approche nouvelle de l’administration pénitentiaire. Affirmer que l’on veut s’attaquer aux problèmes existants en omettant cette administration où tout reste à faire relève de la provocation délibérée.
Justice toujours : on notera l’étonnante idée qui consiste à soustraire les greffes des tribunaux du travail du ministère de l’Emploi et du Travail. Cette proposition va à l’encontre d’une approche spécifique des Cours et Tribunaux du travail. Les organisations syndicales ont rappelé leur attachement à cette spécificité. Elle a fait ses preuves et reste un modèle étudié de par le monde. La réforme refuse, du haut de son arrogance, à dire ce qui est mieux !
Le projet de réforme est centré quasi exclusivement sur les modifications structurelles alors qu’une enquête de la CCSP, la centrale chrétienne des services publics, réalisée auprès des fonctionnaires dirigeants montre manifestement que l’essentiel de l’effort devrait porter sur la méthode de travail, la façon de diriger les équipes, la possibilité de valoriser les compétences et les poches de créativité. La réforme donne donc la fâcheuse impression d’être centrée sur une redistribution des mandats voulue par une famille politique sevrée de responsabilités par quelques coalitions successives…
La réforme ne dit pas un mot de l’indispensable adaptation des services de sécurité non policiers (services d’incendie, protection civile, SMUR). Or, le ministre de l’Intérieur en fait un cheval de bataille et multiplie les groupes de travail. S’agit-il d’une politique de diversion, d’une absence de coordination? L’histoire ne le dit pas. Reste que ce volet fondamental demeure dans une zone d’ombre, au grand désarroi des travailleurs du secteur et au détriment du service à la population qui, pourtant, est le mot clé de la réforme. Qui chantait encore "Des mots, toujours des mots…" ?

L’imposture
Relevons aussi en vrac quelques motifs d’inquiétude : la confusion entre les missions liées à la coopération au développement et celles qui attendent un "retour" en termes économiques. L’approche spécifique de ce secteur pourtant très sensible n’est plus précisée, avec les dérives mercantiles que l’on peut craindre.

L’absence d’avancées quant à l’extension des compétences des conciliateurs sociaux aux secteurs publics alors que tout le monde s’accorde à reconnaître que le dialogue social s’en trouverait amélioré. Éviter les tensions, les conflits n’est-ce pas une façon concrète d’améliorer le service au public ? Arrêtons là. Il n’est pas besoin de sonner la curée pour établir l’imposture de Copernic. Relevons pourtant encore un point, une dérive, plus insidieuse celle-là. Elle concerne l’administration stratégique des Finances : la scission de l’administration actuelle (Administration de la fiscalité, des entreprises et des revenus – l’AFER) en entités par groupes cibles amènera inévitablement une désorganisation à long terme. Elle bloquera un outil de lutte contre la fraude fiscale. Par exemple, la distinction proposée entre les PME et les grandes entreprises signifie l’éclatement des enquêtes sur la taxe des sociétés. Pas besoin d’être grand clerc ou malin comme Copernic, le vrai, pour entrevoir vers quoi conduit cette réforme aux allures bonasses… Comme l’écrit fort justement Guy Rasneur, vice-président général de la CCSP : "Un service public efficace, oui, mais avec des moyens de fonctionnement limités, des effectifs contingentés, des rémunérations insuffisantes, qui peut y croire ? Dans de telles conditions, il n’y a rien à attendre de réformes, restructurations, audits, qui, dans un grand tumulte médiatique, monopolisent l’opinion publique sans qu’ils aient la moindre chance d’atteindre les objectifs qu’ils sont censés devoir concrétiser" (3). Une chose est certaine : messieurs Van Den Bossche et Verhofstadt – en se répartissant les rôles : toi tu épluches les oignons et moi je pleure ! – ont le service public dans leur ligne de mire. Comme des snipers !

Dominique Cabiaux,
Secrétaire régional de la CCSP Charleroi

  1. Ajoutons pour forcer la caricature qu’il a obtenu son poste en recevant les questions de l’examen et qu’il ne peut être dégommé à moins de tuer sa mère, ce qui reste heureusement une conduite fort marginale.
  2. Autres lieux, autres mœurs, son impopularité fut telle qu’on le défenestra pour le remplacer par l’éminemment populaire Jack Lang.
  3. La Semaine sociale du MOC reviendra sur toutes ces questions .

 

Copernic..ou comment "manager" la fonction publique

Passé l’épisode tragicomique de la pseudo-consultation populaire sur la nécessité d’une réforme de la fonction publique, qui a coûté plus de 100 millions et obtenu seulement 9% de réponses, le ministre de la Fonction publique, Luc Van Den Bossche, n’a pas tardé à dévoiler les grands axes de sa réforme. Objectif : doter l’administration fédérale d’une organisation moderne, accessible, efficace, tournée vers le citoyen-client. Le tout grâce à une structure plus cohérente, des fonctionnaires mieux payés, motivés et dépolitisés. Objectif louable, s’il en est, mais dont la concrétisation n’est pas sans poser quelques problèmes, c’est le moins qu’on puisse dire… en témoignent les manifs et grèves de ce mois de mars. Le ministre a ainsi imaginé de créer de nouveaux organes au sein de l’administration :

  • le conseil stratégique : il définit la politique qu’exécute le comité de direction. Organisé par le ministre, le Conseil est présidé par le président du comité de direction pour la durée de la législature;
  • la cellule stratégique : créée au sein de chaque service fédéral, elle est appelée à coordonner et à préparer la politique au sein des nouveaux services fédéraux. Ils viendront en quelque sorte remplacer les actuels cabinets ministériels, appelés à disparaître.

Les critiques
Principale pierre d’achoppement de la réforme : la désignation de 250 "top managers" qui toucheront des salaires royaux et seront appelés à gérer l’ensemble de la fonction publique en s’inspirant des pratiques en vigueur dans le privé. Mais d’autres critiques sont également avancées : manque de transparence, création d’une fonction publique à deux vitesses avec des top managers surpayés et des fonctionnaires non revalorisés, logique de privatisation, langage managérial, risque de pertes d’emplois, etc. L’attitude de rouleau compresseur de Luc Van Den Bossche, sourd aux revendications du personnel et aux demandes de ses collègues ministres, n’est pas pour baisser la tension…

C.M.


 

Et ce n’est pas tout…

En plus de la fonction publique fédérale, il faut ajouter les 126.000 agents des parastataux (Loterie nationale, ONEm, Office national des pensions, les cinq entreprises publiques autonomes, Belgacom…), les 3.000 agents des établissements scientifiques (l’IRM, l’Institut national de criminalistique…), les 21.000 agents de la Région wallonne (ministères et organismes d’intérêt public comme le FOREm, les TEC, la Société wallonne du logement, etc.) et les 137.000 agents de la Communauté française (dont plus de 125.000 enseignants). Les administrations locales et provinciales occupent 275.000 personnes (communes, CPAS, intercommunales et provinces) et les corps spéciaux 78.000 agents (le personnel judiciaire, les militaires et l’ex-gendarmerie). Il ne faut pas omettre les 198.000 fonctionnaires de la Flandre, à savoir 150.000 enseignants, 37.500 agents des organismes d’intérêt public (VRT, De Lijn…) et 11.500 fonctionnaires des départements ministériels. La Région bruxelloise, quant à elle, occupe 11.500 personnes, dont 10.000 dans les organismes d’intérêt public (STIB, service d’incendie…).

Sources : Aperçu des effectifs du secteur public – situation au 1er janvier 2000. Service d’administration générale du ministère fédéral de la Fonction publique – chiffres cités par Le Vif du 16 février 2001.