Le Gouvernement fédéral prépare actuellement des arrêtés qui risquent d’avoir des conséquences dramatiques sur les bibliothèques publiques mais aussi sur les établissements scolaires et les centres d’éducation permanente qui mettent des documents écrits à la disposition de leurs consultants. En effet, le Ministre Picqué va publier sous peu une loi réglementant le prix unique du livre (sauf pour la bande dessinée !) qui menacerait la politique d’acquisition des collectivités (plus de ristourne au-delà de 5%). Reprobel, société de collecte de droits d’auteurs, annonce une renégociation à la hausse des taxes sur les photocopies. Enfin, le ministre de la Justice Verwilghen concocte une taxe sur le prêt du livre. L’accès de tous à l’écrit serait-il menacé?


Le droit d’auteur sur le prêt correspond à une directive européenne de 1992 relative au droit de location, de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur. Cette directive reconnaissait le droit des créateurs sur l’usage fait de leurs œuvres et leur droit à en être rémunéré. Elle fut transposée en droit belge en 1994 par une loi dite "loi Lallemand" du nom de son initiateur. Un arrêté royal devait exempter "certaines catégories d’établissements reconnus ou organisés par les pouvoirs publics" d’une indemnité à percevoir au bénéfice des auteurs et éditeurs en cas de prêt de leurs œuvres. Il est toujours inexistant. Mais en juillet et décembre 2000, deux associations d’éditeurs (une néérlandophone et l’autre francophone) ont déposé une plainte auprès de la Commission des Communautés européennes contre la Belgique pour non-application de la directive européenne et plus particulièrement du chapitre consacré au droit de prêt. Ces plaintes demandent à la Commission européenne "d’entreprendre le nécessaire pour contraindre la Belgique à remplir ses obligations et à indemniser les auteurs pour les dommages subis".

Position du Fédéral
La législation fédérale (Ministère fédéral de la Justice) est seule compétente pour le droit d’auteur et doit tenir compte des compétences culturelles des Communautés (bibliothèques publiques et médiathèques) en leur demandant leur avis.

Dans l’entourage du Ministre Verwilghen, on semble avoir fait sienne la position du lobby des éditeurs : 360 FB par an et par emprunteur, quelque soit sa catégorie d’âge. Cette somme serait prélevée dans les différents lieux où se pratique le prêt de livres (bibliothèques, écoles (y compris les manuels), centres documentaires, etc.) avec, cependant, la possibilité pour un pouvoir organisateur qui souhaite exempter une partie de ses utilisateurs de la taxe, de la prendre lui-même en charge. De nouveaux affrontements sur les avantages sociaux sont prévisibles : un P.O. communal pourrait exempter ses utilisateurs mais pas ceux de la structure de droit privé organisant le même type de prêt. Le 17 janvier 2001, les deux communautés ont été invitées par le ministre Verwilghen à préciser leur position dans ce dossier.

En Communauté Wallonie-Bruxelles
Depuis 1995, la Communauté Wallonie-Bruxelles s’est constamment prononcée en faveur d’une exemption de l’application de cette taxe pour les bibliothèques et les médiathèques publiques. Exemption réclamée à juste titre par ces institutions qui rappellent le rôle primordial qu’elles jouent dans l’éveil à la culture. Actuellement, le ministre des Arts, des Lettres et de l’Audiovisuel, Richard Miller, n’a pas renvoyé au ministre de la Justice une prise de position officielle : il a devant les yeux la position de son Conseil supérieur des bibliothèques publiques qui réclame l’exemption totale avec beaucoup d’arguments à l’appui et celle de son Conseil du Livre qui propose, à titre pédagogique, qu’une somme de 120 FB par an soit versée par tout emprunteur, quelque soit son âge à titre de droit sur le prêt. Les sommes récoltées seraient réparties à 50/50 entre auteurs et éditeurs.

En Communauté flamande
En Flandre, on était, jusqu’il y a quelques mois, plutôt pour cette taxe qui aurait permis des rentrées des Pays-Bas pour les bandes dessinées flamandes mais le ministre de la Culture Bert Anciaux vient d’adopter une autre attitude. Interrogé dans Knack, le ministre a déclaré : "Le droit de prêt introduirait un nouveau seuil dans les bibliothèques… Cela signifierait un coût de 450 millions par an… Je veux défendre un processus de diffusion de la connaissance et de la culture qui soit aussi optimal que possible et qui contienne un seuil d’accès qui soit aussi bas que possible. Les bibliothèques en sont la base. Elles ne peuvent pas tomber dans la spirale des intérêts économiques qui compromettrait leurs missions fondamentales…".

La taxe pénalise la lecture
Même si le livre reste le moyen culturel le plus prisé, diverses études font apparaître qu’aujourd’hui les gens lisent moins et que l’aspect financier y est pour quelque chose. Les mêmes études révèlent le nombre croissant d’illettrés dans nos sociétés si avancées. L’enquête INRA/Marketing Unit (1) commanditée par l’ARC (Action et Recherche Culturelle) et la FIBBC (Fédération Interdiocésaine des Bibliothécaires et Bibliothèques Catholiques) va dans le même sens. Pourquoi, dès lors, taxer davantage le prêt en bibliothèque publique et pénaliser ainsi l’accès à l’écrit, à la lecture si l’on considère que celle-ci est un élément indispensable de la citoyenneté?
Le droit d’auteur sur le prêt est relancé surtout par les lobbies des sociétés de perceptions et des éditeurs mis en appétit par les recettes obtenues par une autre facette de la loi Lallemand (1994) : la reprographie, c’est-à-dire la taxe sur la photocopie. À ce jour, la société privée Reprobel (chargée de la gestion de la reprographie) a perçu, en Belgique, plus de 1,3 milliard de francs, pour trois années, sans avoir encore réparti la moindre somme entre les auteurs, compte tenu des discussions encore vives entre auteurs et éditeurs sur la procédure de répartition. Le droit d’auteur sur le prêt semble en faire rêver plus d’un et d’ailleurs tous les contrats négociés dans ce secteur jusqu’en décembre 2000 doivent être revus à la hausse.
En 1998, le Conseil supérieur des bibliothèques publiques s’était livré à une simulation des prêts en bibliothèque, sur base d’un échantillon de bibliothèques publiques francophones informatisées. L’impact pour les auteurs belges s’est révélé véritablement dérisoire et pour la création littéraire belge contemporaine encore davantage. La rémunération ira en majorité aux héritiers des auteurs, souvent les plus connus, et non aux créateurs contemporains. Elle profitera surtout aux auteurs confirmés ou aux best-sellers et très peu aux jeunes créateurs, aux auteurs de genres littéraires de faible diffusion. La commission "Droits d’auteurs" du Conseil supérieur des bibliothèques indique que le versement pour la plupart des auteurs belges ne dépasserait pas 900 FB ! Une bien réelle misère face à l’argent qui, lui, sera envoyé en France, en Angleterre. La Belgique prend donc la tête d’une collecte de fonds organisée par les bibliothèques publiques en direction des sociétés de récupération de ces droits, pour être affectés à des auteurs étrangers.

Ailleurs, l’herbe est plus verte
L’enquête INRA/ARC-FIBBC montre suffisamment que, même s’il reconnaît la légitimité de la revendication des auteurs, le citoyen ne veut pas à nouveau être ce fameux "cochon payeur", de même que certains trouvent les bibliothèques encore trop chères pour leurs moyens financiers. Il renvoie aux autorités publiques la responsabilité de prendre en charge cette nouvelle taxe. Pourtant, si cette rémunération devait être prélevée sur le budget de la Communauté française ou des pouvoirs publics "subordonnés", elle pénaliserait d’autant le soutien à la création contemporaine et aux lieux d’animation culturelle. Ce serait un comble de privilégier l’évasion des crédits, la rémunération des héritiers et, finalement, une privatisation de la gestion des crédits culturels publics. Par contre, si la rémunération incombe aux bibliothèques, ce sera au détriment des budgets d’acquisition. Où seront les bénéfices?
La directive européenne de 1992 autorisait les États à déroger à ce prélèvement en direction des auteurs pour privilégier certaines institutions d’utilité publique : l’Espagne, l’Italie, l’Irlande ont décidé de se garantir une bibliothèque publique efficace et ouverte à tous. Pourquoi ne pas appliquer les mêmes principes? Le rôle joué par les bibliothèques et les centres documentaires dans l’éducation est à ce point primordial et essentiel qu’il est nécessaire à un État soucieux de la qualité intellectuelle de sa population de lui conserver, à n’importe quel prix et malgré les lois des marchés, un accès sans barrières à l’écrit. Est-ce encore utopique de croire à l’existence de ces outils généreux créés au service de tous? Il y a là un réel combat à mener pour toutes celles et ceux qui se battent pour une éducation possible tout au long de la vie.

Jean-Michel Defawe
Vice-président du Conseil supérieur des bibliothèques publiques et
président de l’ARC

Les résultats de l’enquête sont disponibles auprès de l’ARC (Action et recherche culturelles), rue de l’Association, 20 à 1000 Bruxelles, tél. : 02/219.68.88, fax : 02/219.39.72, e-mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.">Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.