Les premiers mois du gouvernement Verhofstadt ont été marqués par une volonté d’apaiser les tensions communautaires. Mission impossible ? Les vieux démons belgo-belges sont vite réapparus à l’occasion, entre autres, du débat sur le financement de l’enseignement en Communauté française. La Belgique serait-elle condamnée à vivre la politique sous le prisme permanent des querelles Nord-Sud ?


Outre le changement de majorité fédérale en termes de partis, l’actualité de ces derniers mois a souligné l’importance d’un autre changement qui s’exprime en termes de rapports de force Nord-Sud. L’examen de la composition de la majorité sous ce prisme amène en effet à constater un renforcement considérable de “l’aile francophone” au sein de la coalition fédérale. Ainsi à la Chambre, on compte 48 députés francophones de la majorité contre seulement 46 néerlandophones. En pourcentage, pas moins de 81 % des élus francophones font partie de l’arc-en-ciel. Tandis qu’ils ne sont que 50 % de néerlandophones. Sur les bancs de l’opposition, la situation est, logiquement, inversée : il n’y a que 11 “opposants” francophones (18 % des élus wallons et bruxellois presque exclusivement issus du petit PSC) contre 45 “opposants” néerlandophones (49 % des élus flamands majoritairement issus du grand CVP et du Vlaams Blok).
Cette situation n’est évidemment pas sans conséquence sur la perception que l’opinion publique du Nord et du Sud peut avoir du gouvernement actuel et de sa représentativité. Bien que dirigé par un Flamand, celui-ci est soutenu majoritairement par des francophones, tandis que l’opposition est surtout le fait des néerlandophones. Autre évolution importante déjà soulignée dans les colonnes de Démocratie, les différences d’attitudes de plus en plus marquées entre électeurs flamands, wallons et bruxellois par rapport à l’extrême droite.
Pourquoi souligner cette situation ? Tout d’abord pour tenter d’élaborer une grille de lecture qui permette de mieux comprendre la manière dont est vécue l’actualité politique au Nord et au Sud du pays. Ensuite parce que dans une dizaine de mois, la Belgique retournera aux urnes pour se choisir de nouveaux conseils communaux. Enfin parce que si l’arc-en-ciel fait ses preuves d’ici là, on pourrait assister à de nouvelles configurations politiques au niveau local, ce qui pourrait représenter d’importants et nouveaux bouleversements politiques. C’est dès lors une réalité un peu moins connue de ce côté-ci de la frontière linguistique que l’on tentera de comprendre : la situation de l’opposition flamande. Une situation qui s’avérera déterminante dans les mois et années à venir.

Tous contre le CVP ?
Il se dit, surtout en Flandre, que l’une des principales raisons d’être de l’arc-en-ciel est la mise à l’écart du CVP (et, dans une moindre mesure, du PSC) du pouvoir. D’ici aux élections communales d’octobre, des coalitions “laïques” pourraient dans cette optique se préparer au niveau local, afin de mettre un terme à l’emprise, encore très importante à ce niveau, des sociaux-chrétiens flamands. C’est en tout cas l’actuelle grande crainte des mandataires CVP qui se perçoivent comme la cible principale de l’arc-en-ciel. Que ce soit seul ou en compagnie du SP ou de la Volksunie, le CVP demeure la principale formation politique dans de nombreuses communes du Nord du pays, où elle reste à ce jour encore maître du jeu. Mais pour combien de temps ?
Si des coalitions “anti-CVP” devaient se mettre en place, il pourrait devenir tentant, aux yeux de certains mandataires chrétiens, de riposter par l’instauration de formes de collaboration avec le Vlaams Blok afin de conserver la main (surtout si elle ne dépend que d’un ou de deux sièges). C’est là tout le sens de déclarations faites en août dernier par certains membres du CVP et visant à suspendre le cordon sanitaire qui isole le parti d’extrême droite (MM. Suykerbuik, Weyts, Van Eetvelt…). Au lendemain de ces déclarations, le bureau du CVP avait été catégorique : ceux qui veulent travailler avec le Blok s’excluront eux-mêmes du parti. Jan Renders, secrétaire politique de l’ACW, précise : “C’est la première fois dans ma mémoire que l’on votait lors d’une réunion du bureau du parti. Pour être totalement certain que tout le monde adoptait le même point de vue, Luc Van den Brande avait demandé un vote sur cette question. Il fallait à tout prix que ne subsiste pas la moindre ambiguïté”. Si, en tant que parti, le CVP rejette clairement toute discussion sur le cordon sanitaire, cela ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir des membres, surtout au niveau des communes, qui pensent qu’il est possible de discuter avec des élus locaux du Blok. Néanmoins aucune collaboration formelle ou informelle ne peut être envisagée au niveau du parti.
Cela étant, le débat demeure sur la meilleure manière de faire opposition à l’extrême droite. Cette question est très difficile, et pas seulement en Flandre. Wallons et Bruxellois ont pour l’instant la chance de ne pas être pressés par cette question. Mais en Flandre, le CVP et le Blok se retrouvent ensemble sur les bancs de l’opposition. La situation est très délicate : les sociaux-chrétiens flamands doivent pouvoir jouer leur rôle dans l’opposition, sans pour autant paraître collaborer avec leur encombrant voisin, ce qui ferait évidemment le jeu de l’arc-en-ciel. “Ce n’est pas parce que le Blok vote dans un sens que le CVP devrait se sentir obligé de voter dans l’autre sens, souligne Jan Renders. Il est évident que, de temps en temps, les votes seront communs. Mais le CVP est bien décidé à faire sa propre opposition, aura son propre style et ses propres points de vue.”

Stratégie
La question de la stratégie face à l’extrême droite est déterminante. D’ici aux élections communales, de nombreuses organisations sociales et syndicales, telles que l’ACW, tentent de mettre au point de telles stratégies. Le Blok se trouve déjà à la porte du pouvoir dans plusieurs communes. Mais la définition de ces stratégies n’est guère aisée. Il faut dire que le Blok tire principalement son succès de trois éléments : le mécontentement d’une part croissante de l’opinion publique à l’égard de la classe politique traditionnelle, le sentiment d’insécurité, surtout dans les grandes villes, et l’existence d’un certain nationalisme ambiant. Ces trois éléments attirent un électorat très hétérogène, qu’il est difficile de définir avec précision. En Flandre, tout comme en Suisse et en Autriche, l’extrême droite attire un pourcentage élevé de travailleurs et de personnes issues des couches populaires. Il semble dès lors que ce soient les moins nantis des régions les plus riches qui se tournent vers ce genre de parti. Et non plus, comme par le passé, vers le socialisme. Ce qui doit interpeller les partis traditionnels : ceux-ci, y compris les plus progressistes, paraissent incapables de répondre à cette révolte qui a des racines socioéconomiques.
En ce qui concerne le sentiment d’insécurité, les enquêtes montrent que celui-ci constitue un véritable problème dans les grandes villes comme Anvers ou Bruxelles. " Les questions de criminalité et de sécurité figurent parmi les problèmes les plus urgents à résoudre, y compris dans des milieux proches de la gauche ". Dans une enquête réalisée par l’ACW auprès de ses membres, il apparaît que plus d’un tiers d’entre eux considèrent qu’il devrait s’agir d’une priorité idéologique. Cela interpelle le mouvement. " Nous nous sommes demandé comment travailler avec ce problème. J’avoue qu’on s’est peut-être un peu caché cette question en se disant qu’il s’agissait plus d’un problème social que personnel. La question pour la gauche est de savoir comment expliquer et travailler ce problème sans aller dans le même sens que la politique répressive, qui consiste uniquement à augmenter le nombre de gendarmes et de policiers. Il s’agit d’essayer de comprendre pourquoi les gens se sentent si mal dans leur peau. Des intellectuels flamands tels que Mark Elchardus, professeur à la VUB, se sont penchés sur la question et ont tenté de comprendre la méfiance et le malaise flamand qui pourraient être dus à un profond décalage culturel entre les gens qui gèrent la politique et l’opinion publique. "

Rôle des organisations sociales

Quel peut être le rôle des organisations sociales et syndicales ? " C’est devenu une question très importante. À l’ACW, nous développons actuellement une stratégie visant à diffuser une argumentation contre les thèses de l’extrême droite auprès de nos permanents, qui sont parfois confrontés à ces idées. Nous tentons également de travailler en collaboration avec d’autres organisations sociales. Notamment à Bruxelles, cela se fait avec des organisations francophones. Dans la perspective des élections communales, par exemple, nous expliquons clairement pourquoi il ne faut pas, selon nous, discuter avec le Vlaams Blok et pourquoi il faut maintenir le cordon sanitaire. " Une chose est sûre : ce débat constituera un enjeu important dans les prochaines années. Pour combattre le développement de l’extrême droite, certains choisissent la confrontation, d’autres l’argumentation, d’autres encore la discussion. Certains auteurs flamands, y compris dans les rangs progressistes, affirment qu’il faudrait laisser le Blok gouverner afin qu’il fasse lui-même la preuve de son incapacité à appliquer ses thèses radicales. " Cela me paraît très inquiétant ", souligne M. Renders. Il y a là un risque important de banalisation des idées de l’extrême droite. Quant au cordon sanitaire, il est d’ores et déjà rompu… par la presse. Des émissions TV telles que Zevende Dag n’hésitent plus, pour " animer " les débats, à inviter des membres du Vlaams Blok. Or, "sur des sujets qui devraient être abordés avec nuance, ce sont toujours les idées simplistes du Blok qui gagnent auprès de certains publics". Certes, la question de la médiatisation du Blok est délicate : lorsqu’un parti remporte 15 % à 16 % des voix, on ne peut l’ignorer. " Mais de là à faire des gros plans sur toutes leurs interventions, il y a un pas… "

L’évolution de la situation politique de l’opposition flamande sera donc déterminante dans la perspective des prochaines élections locales. Comme l’expliquait un député du Blok, la situation actuelle est le meilleur scénario que pouvait envisager son parti : il n’y a plus de droite en Flandre. Le VLD " perd son âme " avec les socialistes et les écologistes et le champ est donc libre pour un discours ultraconservateur et nationaliste. Le Blok recueillera-t-il les voix des électeurs libéraux (et sociaux-chrétiens) les plus conformistes ?

C.D.


Front commun belgo-belge ?
Le Blok est-il un problème flamand ou belge ? La question n’est pas simple, car ce parti se nourrit entre autres de la haine de la Belgique fédérale. Selon la plupart des Flamands, le problème de l’extrême droite doit être traité sans l’intervention des francophones. La stratégie de confrontation utilisée par ces derniers n’aurait d’ailleurs pour effet que d’accroître la visibilité de ce parti et son image de victime. " Quand je vois certains hommes politiques wallons ou bruxellois parler à la télévision francophone du Vlaams Blok, je me dis : espérons que le public flamand ne regarde pas cela. " Indirectement, ceux-ci alimenteraient un ressentiment, une rancœur à l’égard des francophones qui, à son tour, irait renforcer les thèses radicales du Blok. Est-il dès lors possible de trouver un terrain d’entente ?