Une réforme d’une telle envergure ne va pas, on s’en doute, sans soulever bon nombre de critiques et d’inquiétudes… Première critique récurrente : le travail mené au sein de la CCPQ a cruellement manqué de transparence; manque de transparence aggravé, dit-on, par la volonté patronale d’en accélérer le rythme. Il faut en effet reconnaître que cette réforme qui concerne, rappelons-le, près de la moitié des élèves inscrits dans l’enseignement secondaire a eu un écho extrêmement limité au sein des médias classiques (en comparaison avec la réforme sur les devoirs à domicile par exemple) et a également, par voie de conséquence, très peu animé le débat public.


Il est effectivement déplorable qu’un tel débat portant sur l’avenir de notre institution scolaire ait largement échappé au débat public et ne se soit déroulé pour l’essentiel qu’au sein d’une assemblée d’experts.
D’autres critiques concernent les modalités de travail en vigueur au sein de la CCPQ. Certains n’ont pas manqué de souligner le fait que le patronat aurait été globalement beaucoup plus écouté et consulté que les partenaires de l’éducation. De même, il a été reproché à la CCPQ d’avoir favorisé les attentes des fédérations patronales importantes des secteurs industriels au détriment des filières artisanales, des PME, du secteur social ou encore du service aux personnes, accordant de ce fait une attention manifestement moindre aux besoins et attentes de ces dernières. Tout en le niant, certaines personnes actives au sein de la CCPQ reconnaissent toutefois la difficulté de collaborer avec des fédérations d’artisans ou de secteurs professionnels spécifiques qui, pour peu qu’elles existent, manquent souvent de visibilité et de représentativité de par leur petite taille.
D’autres enfin (syndicats, écoles concernées et quelques grandes entreprises du secteur) ont protesté contre la décision de la CCPQ de restreindre désormais les options telles que "coiffure", "boucherie" ou "boulangerie" à la seule filière professionnelle, craignant que ce "glissement" en professionnel, filière beaucoup plus négativement marquée que le technique, ne démotive les "meilleurs éléments" pourtant initialement désireux de poursuive ce type d’études. À ceux-là, le ministre rétorque que cette décision ne fera pas fuir les élèves, mais va au contraire contribuer à rehausser l’image de la filière professionnelle en attirant des élèves "motivés" par ce type d’option et qui, sans ce glissement, auraient naturellement été plus enclins à poursuivre leurs études dans la filière technique.

Logique "adéquationniste" ?
Une autre série de critiques a été adressée à la méthodologie de travail adoptée par la CCPQ et, plus précisément, à l’option fondamentalement adéquationiste entre formation et emploi qui a sous-tendu sa démarche.

Parmi celle-ci, le caractère limité ou restrictif des profils de qualification a été souligné. De tels descriptifs de tâches et de compétences échouent en effet à identifier et à nommer ce qui caractérise une véritable "maîtrise professionnelle" : celle-ci est plus que la maîtrise des compétences partielles, par ailleurs reprises dans les profils de qualification. Elle exige une vision du tout qui permet de décider quels sont les bons actes à poser au bon moment. Elle suppose une "culture du métier (1). Or, une telle capacité de maîtrise globale, difficilement identifiable et nécessitant un long apprentissage pratique (souvent acquis grâce à l’expérience d’anciens), ne se retrouve pas dans les profils de formation, alors qu’elle constitue une dimension essentielle de la compétence professionnelle. De plus, les profils de qualification (et donc les profils de formations qui y correspondent), pour rester pertinents, devront régulièrement être adaptés. L’évolution des métiers, des techniques, des modes d’organisation du travail est telle que, sans régulière remise à jour, une bonne part des profils définis seront à moyen terme inévitablement dépassés.

Employabilité ne signifie pas embauche
Deux autres arguments majeurs viennent encore renforcer la critique de la logique adéquationiste adoptée par la CCPQ. D’une part, il est probable qu’un nombre significatif de jeunes soient embauchés – quand ils le sont – pour des emplois pour lesquels ils n’ont pas été initialement formés. La raison en est qu’il n’existe pas de relation mécanique entre type de formation et emploi occupé. Les travailleurs occupés dans un secteur déterminé sont généralement détenteurs de diplômes diversifiés. Prenons par exemple, note Matéo Alaluf (2), sociologue à l’ULB, le cas des fabrications métalliques. Ce secteur se caractérise par la proportion relativement importante qu’occupent les diplômés de l’enseignement technique et professionnel. Mais on y trouve également un grand nombre de diplômés de l’enseignement général et même artistique. Dès lors, est-il réellement pertinent de définir par le menu des profils de formation de métiers qui, dans bien des cas, risquent de ne pas être réellement exercés ?

D’autre part, un niveau d’employabilité adéquat (objectif de la réforme) n’est pas une condition suffisante d’embauche (3). Celle-ci dépend sans doute partiellement du niveau d’employabilité mais surtout des termes spécifiques du marché de l’emploi. Or, le contexte actuel va plutôt dans le sens d’une surqualification à l’embauche, d’où une situation que l’on peut qualifier de paradoxale : les employeurs adoptent des profils de qualifications qui serviront de référentiels à des profils de formations que l’enseignement s’engage à atteindre et à certifier, alors que les patrons, pour des tâches similaires, n’engagent généralement plus à ce niveau de certification. Il y a là comme un parfum de marché de dupes, note à cet égard Francis Tilman, économiste, enseignant et chercheur à l’asbl "Le Grain" (atelier de pédagogie sociale). Cette double attitude est possible parce que ce ne sont pas les mêmes "employeurs" aux deux lieux considérés. Dans les discussions avec l’école, ce sont des responsables de fédérations patronales qui siègent tandis que sur le marché du travail, ce sont les "vrais" patrons (4).

Diminution des matières générales
Parallèlement à ces critiques, deux autres inquiétudes non négligeables sont également exprimées. La première concerne la diminution importante du volume horaire consacré aux formations générales (qui sont hors compétences de la CCPQ) dans la filière professionnelle. Selon Bernard Delvaux, chercheur au Cerisis-UCL (Centre de recherche interdisciplinaire pour la solidarité et l’innovation sociale), dans cette dernière filière, selon les récentes propositions du Conseil général de concertation, il n’y a plus trace d’histoire, de géographie, de français, de langues modernes ou de mathématiques. Ces matières sont éventuellement insérées dans les cours de socioéconomie ou de technosciences, ou encore dans les cours techniques de l’option groupée, mais dans des proportions réduites et à des fins exclusivement fonctionnelles. (5) De même, précise-t-il, on a presque toujours éliminé (dans la définition des profils de formation) ce qui s’opposait à la logique de rentabilité (comme connaître le fonctionnement d’un syndicat) (6). Cette quasi absence de formation socioculturelle au sein d’une filière qualifiante essentiellement restructurée en fonction d’exigences d’employabilité et de critères d’efficacité et de rentabilité ne va certainement pas dans le sens du respect des objectifs de promotion de la confiance en soi, de participation active à la vie sociale et culturelle, d’émancipation sociale ou encore de citoyenneté responsable tels que définis dans l’article 6 du Décret "Missions"; missions de l’enseignement qui s’avèrent décidément beaucoup plus prioritaires pour certains types d’élèves que pour d’autres.
Cela n’est pas sans rapport avec une deuxième inquiétude majeure, qui est tout autant une mise en garde, notamment exprimée par Nico Hirtt et les membres de l’APED (Appel Pour une École Démocratique). Pour ces derniers, la réforme des options groupées des filières qualifiantes menée en Communauté française ne serait en somme qu’une mise en œuvre, certes encore partielle, d’exigences beaucoup plus larges (et radicales) exprimées au niveau européen par les lobbies patronaux.

Recommandations des industriels européens
À lire en effet certaines revendications clés présentes dans les mémorandums de ces organisations patronales européennes, certaines similitudes sont en effet manifestes. Ainsi, dans un rapport publié en 1989 par l’ERT (Table ronde des industriels européens), on peut lire que le développement technique et industriel des entreprises exige une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes (7) . L’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés, de même que les enseignants ont une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit et qu’ils ne comprennent pas les besoins de l’industrie. Et l’ERT de suggérer dès lors de multiplier les partenariats entre les écoles et les entreprises et de demander aux responsables politiques d’associer les industriels aux discussions concernant l’éducation (8). Dans cette optique, la réforme en cours en Communauté française ne serait que la traduction partielle d’une tendance lourde, à l’œuvre dans bon nombre de pays européens, initiée et portée par le haut patronat européen, et dont la finalité ultime ne serait autre que la soumission de l’ensemble des systèmes éducatifs aux principes du néolibéralisme économique et aux exigences du marché.

Quoi qu’il en soit, tout en restant au niveau communautaire et sans remettre en cause la nécessité d’une réforme de l’enseignement qualifiant, il semble bien que dans l’état actuel des choses, une revalorisation de l’enseignement qualifiant envisagée sous une optique aussi limitée – voire tendancieuse – repose sur un pari particulièrement hasardeux. D’une part, parce qu’il faut compter avec une série de facteurs sociaux et économiques qui continueront à rendre certaines options professionnelles peu attractives : emplois précaires, bas niveau de salaire, pénibilité du travail, flexibilité, absence de promotion professionnelle et sociale… D’autre part, parce qu’une réhabilitation des filières qualifiantes nécessite que des mesures globales de régulation soient adoptées qui puissent contrer la dualisation de notre système éducatif, la concurrence quasi marchande entre établissements scolaires, l’orientation par l’échec, la ségrégation socio-économique des élèves en filières hiérarchisées… Sans de telles mesures – et elles ne sont pas ou peu abordées dans la réforme – les sections techniques et plus particulièrement professionnelles resteront des lieux de relégation par principe peu attrayants et démotivants.

Frédéric Ligot

  1. Francis Tilman. Cahiers de la recherche en éducation, vol.5, n°1, 1998. P. 24-25.
  2. Actes du Congrès La Wallonie au futur. Le Défi de l’Éducation. Publication de l’Institut Jules Destrée, p. 276.
  3. Cfr. Francis Tilman, op. cit. p.145.
  4. Idem.
  5. Aux deuxième et troisième degrés, une "réforme" riche en tensions. In La Revue Nouvelle, mai 2001, p. 73.
  6. Idem, p. 68.
  7. Table ronde des industriels européens, Éducation et Compétence en Europe, Bruxelles, 1989.
  8. Table ronde des industriels européens, Une éducation européenne. Vers une société qui apprend, 2e édition, Bruxelles, 1995.

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