Depuis des semaines, la crise financière et économique est analysée par d’éminents économistes, analystes financiers, journalistes, hommes politiques de tous bords… L’évolution de la Bourse, de l’euro, du pétrole, de l’activité économique, du chômage est commentée au jour le jour, le moindre chiffre est sous la loupe des experts. Pourtant, cette masse considérable d’information, pour utile qu’elle soit, semble le plus souvent passer à côté d’une analyse sérieuse des causes de cette crise et des leçons politiques qu’il faut en tirer. Non pas les causes techniques (bulle immobilière, dissémination de produits toxiques, resserrement du crédit, etc.), ni les leçons politiques immédiates (régulation, contrôle, transparence, etc.), mais les causes « systémiques » — pour reprendre un mot à la mode — et les leçons structurelles à long terme.

Commençons par les causes systémiques. Les fameux subprime, dont on nous dit qu’ils sont à l’origine de la crise, ne doivent ni leur naissance ni le lieu de leur formidable essor au hasard. Les subprime, c’est-à-dire les emprunts hypothécaires « sous-garantis », sont nés aux États-Unis, où, depuis les années Reagan, la politique de restriction salariale a multiplié le nombre de « travailleurs pauvres ». Deux récents rapports, l’un de l’OIT l’autre de l’OCDE 1, montrent que dans le monde, et aux États-Unis particulièrement, les inégalités salariales se renforcent depuis plus de vingt ans, la pauvreté augmente, et l’on assiste à un recul notoire de la part des salaires dans la valeur ajoutée. C’est vrai également en Europe où la part salariale normalisée dans la valeur ajoutée est passée de 66,3 % en 1982 à 57,7 % en 2006 2. Un contexte « idéal » pour le développement des subprime. Certes, il faut ajouter que ces crédits à risque ont fait le bonheur des courtiers, spéculateurs, traders et autres vautours de la finance.
Mais le problème de fond n’est pas le subprime en lui-même, c’est l’appauvrissement croissant d’une part importante de la population américaine, appauvrissement dont les causes ne sont pas à rechercher bien loin : développement du travail temporaire et à temps partiel, compression des salaires — en tout cas au bas de l’échelle —, médiocrité des prestations sociales (soins de santé, pensions, chômage), insuffisance chronique de services publics. En somme, la crise financière et économique que l’on nous montre au grand jour a une autre face que l’on nous cache : celle de la crise de l’emploi et des modes de redistribution. Imaginons un instant qu’aux États-Unis, les travailleurs aient tous un emploi stable, de qualité, rémunéré à sa juste valeur, et qu’ils aient droit aux soins de santé, à une pension légale, et au chômage en cas de perte d’emploi : la plupart d’entre eux n’auraient jamais dû recourir aux subprime, et ceux-ci n’auraient pas contaminé le système financier international. On peut s’étonner que cet aspect des choses ne fasse pas la une de l’actualité, que les analystes financiers ignorent superbement les questions de redistribution, et que la plupart des experts arrêtent leurs analyses aux subprime et se refusent à remonter plus haut, en amont, dans l’analyse d’un système fondé sur l’accroissement des inégalités.

Protection sociale

Dès lors que l’on admet que la crise financière et économique plonge ses racines dans une crise de l’emploi et des modes de répartition, il faut en conséquence en adapter les réponses politiques. Certes, aujourd’hui, tout le monde semble s’entendre sur le fait que la régulation, la transparence et le contrôle des institutions financières doivent être renforcés.
Nous pourrions ironiser sur les surprenants changements de discours, sur les soudaines conversions de la droite antiétatique, sur la nationalisation précipitée d’institutions bancaires par un ministre libéral. Car, avec d’autres, nous avons toujours défendu le rôle de l’État, que ce soit pour développer les services publics, ou pour organiser et réguler la finance ; et ce, moins pour des raisons idéologiques que parce que nous souhaitons plus de contrôle démocratique et d’équité sociale. Nous pourrions aussi rappeler que, alors que les mouvements sociaux réclamaient le renforcement de la pension légale, basée sur la solidarité et la répartition, des responsables politiques ont préféré encourager fiscalement le recours aux deuxième et troisième piliers de pension, conduisant ainsi beaucoup de nos concitoyens à placer leur confiance dans ce qui pourrait se révéler être une chimère pour une partie d’entre eux.
Mais le temps n’est pas à l’ironie. Il est aux leçons à tirer de cette double crise. Or, la régulation, la transparence, le contrôle, aujourd’hui présentés par tous comme la solution, ne s’attaquent pas aux racines du mal. Ils ne s’attaquent qu’aux questions de fonctionnement, bien réelles, mais presque marginales par rapport à l’ampleur du problème global. Le jour où les banques seront parfaitement transparentes et contrôlées, octroieront-elles des emprunts hypothécaires aux familles des travailleurs pauvres qui ont besoin de se loger ? Si la réponse est « non » (parce que le risque est trop grand), cela voudra dire que le sauvetage des banques se sera fait au prix de l’abandon pur et simple des travailleurs au bas de l’échelle sociale, qui ne pourront plus compter ni sur leur salaire, ni sur l’emprunt pour se loger. Mais alors, quel devrait être le rôle du politique là-dedans ? En réalité, il ne doit pas faire en sorte que la réponse à cette question soit « oui », mais il doit faire en sorte que cette question ne se pose plus. Qu’il n’y ait plus de travailleurs pauvres, tout simplement. Que chacun, par son travail et par la protection sociale, puisse disposer de ressources suffisantes pour pouvoir se loger, se nourrir, se soigner. Ce simple énoncé paraissait évident il y a 30 ou 40 ans. Quelques décennies de néo-libéralisme, et de croissance, sont parvenues à le rendre presque suspect, presque doctrinaire, alors qu’il ne s’agit rien de moins que de reconnaître la condition humaine, en deçà de laquelle nous sommes dans le registre de l’exploitation.
La réponse à la crise économico-financière immédiate ne peut donc faire l’impasse sur la réponse à apporter à la crise sociale de l’emploi et des modes de redistribution. L’une et l’autre sont liées. Ne pas le reconnaître est se condamner à revivre une telle crise dans quelques décennies. La qualité de l’emploi, des rémunérations adéquates, la protection sociale sont les éléments clés d’une société en sécurité. La meilleure assurance-vie d’une société durable est son système de protection sociale. Car dans toute société humaine, la sécurité est d’abord sociale. Au moment de négocier un nouvel accord interprofessionnel, il n’est pas inutile de rappeler cela au monde patronal : faute de s’engager à inverser les tendances récentes particulièrement défavorables aux travailleurs, les négociateurs de l’accord interprofessionnel se condamnent à entériner l’appauvrissement durable des travailleurs.

Qualité de vie

Mais il y a dans cette double crise, un troisième aspect que l’on ne peut passer sous silence. C’est celui d’une remise en question non plus du capitalisme financier, mais du produit du capitalisme tout court, à savoir la croissance à tout prix qui épuise les ressources de la planète. On a pu entendre ces dernières semaines que la crise économique qui s’annonce sera bénéfique pour la lutte contre le changement climatique. Pourtant, le pire des scénarios serait de se contenter de sauver les banques, d’attendre que la crise passe en assistant, tout heureux, à la baisse passagère des émissions de CO2, puis de recommencer le business as usual. Il faut profiter de ce moment de déséquilibre pour imaginer de nouveaux modes de développement qui ne nous conduisent pas à une dette environnementale abyssale et aux désastres sociaux sans précédent qu’elle entraînerait inévitablement. Or, de ce point de vue, l’optimisme n’est pas de mise. Tout comme le capitalisme financier n’a pas vu venir la crise, tant il était obsédé par la recherche du profit rapide, le capitalisme tout court ne semble pas voir venir la crise climatique et environnementale, tant il est obsédé par la recherche de nouveaux marchés et la création de nouveaux produits.
Certes, il est facile de parler de nouveaux modes de développement, mais plus difficile d’en dessiner les contours. Nous pensons que dans ce domaine, outre le politique et l’économique, le citoyen se doit d’agir. Si l’ensemble des habitants du monde accédait au niveau de vie des Européens, il faudrait les ressources de 3 planètes. S’ils décidaient de suivre le mode de production et de consommation des habitants des États-Unis, il en faudrait 6. Cela devrait suffire à nous convaincre qu’il nous faut absolument rompre avec ce modèle inefficace, inéquitable, pollueur et dévoreur de ressources. Et au final, destructeur et meurtrier. Pour qu’un autre modèle soit possible, il nous faut transformer radicalement notre manière de produire, de consommer, de vivre. Il nous faut réclamer et obtenir plus de qualité de vie, par de meilleurs services publics, une répartition plus équilibrée du travail et des revenus, l’égalité d’accès à l’éducation, aux droits culturels, à la santé. Il nous faut remplacer les indicateurs de croissance par des indicateurs de bien-être, social comme environnemental. Il nous faut exiger plus de redistribution sociale et de justice fiscale. Il nous faut promouvoir un modèle économique qui ne se fonde pas sur la compétition et la production d’inégalités, mais sur la coopération, la régulation, les services collectifs et la cohésion sociale.




1 « Croissance et inégalités », OCDE, 21/10/08, et « Rapport sur le travail dans le monde 2008 », OIT, 16/10/08.
2 Chiffres de M. Husson cités par Pierre Defraigne dans le « Bilan social de l’Union européenne 2007 », sous la direction de Christophe Degryse et Philippe Pochet.

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