L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est née le 1er janvier 1995 en remplacement de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Son rôle est d’assurer qu’aucun des pays membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, c’est-à-dire qu’aucun État membre ne place de barrières à l’ouverture de ses marchés (elle est ainsi munie d’un Organe des règlements des différends jugeant les éventuelles violations des traités). Les accords de Marrakech qui ont institué l’OMC, signés en 1994, ont créé quatre accords multilatéraux : l’accord sur les marchandises, les services, les droits de propriété intellectuelle et un accord instituant l’OMC. L’AGCS est l’Accord général sur le commerce des services, c’est-à-dire le volet des accords multilatéraux portant sur la libéralisation du commerce des services. Quels en sont les enjeux ?


Il est de plus en plus difficile de différencier les services des marchandises, car tout produit s’accompagne en réalité de services : les produits, pour être « consommés » sur le marché, doivent en effet être transportés, distribués, vendus, réparés, garantis, etc. Les services recouvrent donc une part considérable des activités socioéconomiques contemporaines que l’OMC regroupe en douze grandes catégories : services professionnels (justice, comptabilité, audit, architecture, engineering, urbanisme et aménagement du territoire, services médicaux et dentaires, services vétérinaires, services rendus par les sages-femmes, infirmières, kinésithérapeutes, services paramédicaux, etc.), et services aux entreprises (recherche et développement, immobilier, location et leasing, publicité, sondage, conseils, intérim, maintenance, nettoyage, photo, imprimerie, packaging, etc.) ; télécommunications et communications ; construction et engineering ; distribution (du petit commerce à la grande distribution) ; éducation ; environnement (eau, déchets, bruit, air, etc.) ; finance (banques, assurances, autres services financiers) ; santé et secteur social ; tourisme et voyage ; culture, divertissement et sport ; transports (par route, air, rail ; sur l’eau ; par pipeline ; etc.) ; autres services (énergie, Postes, recherche et développement, etc.).


Les objectifs de l’accord
Selon l’OMC, la prospérité actuelle des États est freinée par une infrastructure de services inefficace et coûteuse. La solution avancée par l’OMC est la concurrence, jugée source d’efficacité, de qualité des services, de choix plus larges pour le consommateur, de prix plus bas, d’emplois plus nombreux et de transferts de technologie. En clair, la marchandisation des services qui, pour une part (les services publics), échappent aux intérêts privés, est un objectif majeur du traité.

Les négociations en vue de libéraliser ces services se déroulent en trois temps : chaque État membre a dû, avant le 30 juin dernier, communiquer à l’OMC et aux pays concernés ses demandes concernant les secteurs de services qu’il souhaite voir libéraliser sur le territoire des autres membres. Ensuite, chaque pays membre a jusqu’au 31 mars 2003 pour faire connaître à l’OMC et aux autres États membres les services qu’il offre à libéraliser. Enfin, une troisième phase verra tous les accords « multilatéralisés » par application de la clause de la nation la plus favorisée (1).

L’argumentation
Face aux inquiétudes et aux critiques, l’OMC avance trois types d’arguments majeurs : primo, les services rendus dans le cadre de l’exercice de l’autorité gouvernementale sont exclus du champ de l’AGCS ; secundo, le traité offre aux gouvernements la possibilité d’exclure des secteurs ou sous-secteurs des négociations et le rythme de la libéralisation est à la discrétion des gouvernements ; tertio, les engagements sont réversibles moyennant certaines conditions.
Selon l’article 1 du traité, l’AGCS ne s’applique en effet pas aux « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », mais – et le détail est important – l’article 1c englobe « tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services. » Étant donné que des écoles ou des hôpitaux privés concurrencent les services publics dans quasiment tous les pays, il n’y a en réalité que la police, l’armée et la justice qui n’entrent pas dans cette définition. Notons que les traités européens emploient la même logique.
Le traité s’applique à toutes les mesures qui affectent le commerce des services, que ces mesures soient prises par les autorités gouvernementales centrales, régionales ou locales ou non-gouvernementales dans l’exercice de délégations. S’il est exact que le traité offre des flexibilités aux États pour limiter leurs engagements, la logique du traité est justement d’éliminer ces limitations : pour la première fois, et à la différence des traités qui concernent les marchandises, l’AGCS stipule explicitement dans sa partie IV que les membres chercheront dans les rounds successifs de négociations un degré toujours plus élevé de libéralisation. Lorsqu’un État prend un engagement, il ne peut revenir sur celui-ci qu’au bout de trois ans, en négociant avec les États concernés les « dommages » qu’il leur cause.
Dans des cas tout à fait exceptionnels, les États peuvent invoquer un intérêt public majeur ou un problème crucial de balance des paiements, mais ces conditions de retrait sont si excessives que les États négocieraient actuellement des mesures de sauvegarde d’urgence.
Positions américaines et européennes
L’OMC indique, à juste titre, que ce sont les gouvernements qui décident de leurs engagements. L’OMC est en effet une institution intergouvernementale, fruit du consensus de ses États membres. La position des États-Unis et de l’Union européenne est importante, non seulement parce que ce sont les deux plus grandes puissances économiques, mais aussi parce que leur marge de manœuvre est très large, grâce au mandat offert par les États membres de l’UE au commissaire Pascal Lamy pour négocier en leur nom, et à la possibilité offerte à l’administration Bush pour négocier des accords commerciaux sans passer par le Congrès US (« fast track »). L’objectif pour ces puissances est de faire passer un maximum de points lors des négociations bilatérales, les pays en développement étant plus « forts » lorsque les négociations sont multilatérales.
Selon Pascal Lamy, commissaire européen au commerce, « si nous voulons améliorer notre propre accès aux marchés étrangers, alors nous ne pouvons mettre à l’abri nos secteurs protégés. Il nous faut être prêts à les négocier tous, si nous voulons avoir matière à un accord global. » Quant aux États-Unis, ils affirment que « notre défi est d’accomplir une suppression significative des restrictions à travers tous les secteurs de services, abordant les dispositions nationales déjà soumises aux règles de l’AGCS et ensuite les dispositions qui ne sont pas actuellement soumises aux règles de l’AGCS et couvrant toutes les possibilités de fournir des services. »
Selon l’AGCS, les subventions sont reconnues comme des obstacles éventuels au commerce des services et les États qui prennent des engagements dans un secteur de service doivent signaler toute subvention accordée dans ce secteur comme limitation au principe du traitement national (2). L’ouverture de négociations sur les subventions vise donc à développer les disciplines multilatérales nécessaires pour éviter la concurrence sur le commerce des services. L’OMC rappelle que l’objectif de l’AGCS est de libéraliser (c’est-à-dire d’ouvrir aux acteurs privés) de nouveaux secteurs de service et non pas de déréguler. Les acteurs privés se plieraient donc, selon l’OMC, aux obligations du secteur public s’ils veulent les concurrencer.
Mais l’OMC ajoute que la seule circonstance où des régulations nationales peuvent être mises en cause est le règlement des différends entre États. En clair, un État peut porter plainte devant l’organe de règlement des différends de l’OMC, le « tribunal du commerce international », lorsqu’il estime qu’une régulation nationale est une entrave au commerce. C’est donc cet organe qui, en cas de différend, décidera si les régulations sont nécessaires ou pas. En cas de condamnation dans le règlement d’un différend, un État « régulateur » devra éliminer ses régulations. Le risque est donc réel de voir la « déterritorialisation », qui est au cœur de la stratégie, conduire à l’affaiblissement des pouvoirs régaliens de l’État, mais plus encore à la complète disqualification du politique.

Mouvements de capitaux et salaires
À la différence des traités concernant les marchandises, l’AGCS s’applique aux mouvements des capitaux et des personnes, par les modes 3 et 4 de fourniture de services. L’AGCS pèse donc sur les régulations nationales pour assurer de « bonnes conditions » aux capitaux investis dans l’entreprise qui opère à l’étranger, c’est-à-dire leur donner totale liberté de mouvement. La logique de l’AMI (l’Accord multilatéral sur les investissements) est donc toujours d’actualité. Mais il pèse aussi sur les salaires, en voulant libéraliser l’importation par les fournisseurs de services transnationaux de personnels étrangers meilleur marché. En clair, le mode 4 est susceptible d’institutionnaliser la « fuite des cerveaux » des pays en développement, en offrant toute liberté aux firmes d’importer des travailleurs compétents du Sud pour des salaires moindres, ce qui risque en outre de faire pression à la baisse sur les salaires dans les pays riches. Ce personnel importé n’aurait de permis de séjour que pour la durée de son contrat de travail et ne serait donc pas très enclin à se syndiquer, ce qui risque de mettre en difficulté les organisations syndicales.

Campagne européenne
Face à l’importance des enjeux de l’AGCS tant en ce qui concerne les services publics que les régulations sociales et économiques et les risques de dumping salarial, ATTAC a lancé une campagne européenne en compagnie d’ONG et de syndicats. Des actions ont notamment été menées en Grande- Bretagne (lettres aux parlementaires, dialogue, campagne de cartes postales, accords avec des syndicats, manifestation, etc.), en Allemagne (grand rassemblement le 14 septembre à Cologne, grève des étudiants), aux Pays-Bas (cartes postales), en Autriche, en France (campagne pour la défense des services publics avec les syndicats), en Espagne (coordination avec les ONG et les syndicats dans les trois villes principales), en Belgique (campagne décentralisée dans une douzaine de villes en mai 2002 et Forum social de Belgique en septembre 2002). Une déclaration des syndicats a, en outre, été lancée à l’échelle mondiale.
Les objectifs de la campagne sont d’exclure les services d’intérêt général des négociations (c’est-à-dire de supprimer de l’accord cadre l’article 1c sur la concurrence et la base commerciale d’un service), de réaliser une évaluation de l’impact de la libéralisation sur les droits fondamentaux, et de faire en sorte que l’accès aux biens fondamentaux soit garanti pour tous.

Négociations de l’UE
Les négociations liées à l’AGCS étant secrètes (les demandes ne transitent même pas par le secrétariat de l’OMC, sauf exceptions, ce qui limite encore la transparence), il est difficile de connaître leur évolution. Mais quelques « fuites » permettent un premier bilan, très incomplet, sur les négociations de l’Union européenne. Ainsi, il semble que les demandes de libéralisation faites aux pays en développement se « limiteraient » à trois à cinq secteurs : télécommunications, finance, transport, environnement et tourisme. L’Union européenne répète qu’il n’est pas question de toucher au secteur des soins de santé, ni à celui de l’enseignement. Mais il y aurait bien une demande vis-à-vis des États-Unis (enseignement financé sur fonds privés). Elle répète également qu’il n’est pas question pour elle de toucher à l’alimentation en eau, mais la distribution d’eau et même l’accès à l’eau figureraient bien dans certaines demandes.
Derrière toutes ces demandes, se trouvent bien entendu les industriels et les financiers représentés par un lobby comme l’European Services Forum (ESF). Il y a bien une commission « Commerce » au Parlement européen, mais celle-ci ne regroupe que huit ou neuf députés, même pas un par pays (*). Le Comité 133 (3) se réunit une fois par semaine. Grande victoire : l’ordre du jour de ses réunions est enfin rendu public. Il est également à noter que, théoriquement, 10 % du budget de la direction général (DG) « Commerce » de la Commission européenne sont consacrés à l’évaluation de la compatibilité de la libéralisation avec le développement durable.

Et la Belgique ?
Le 10 juillet 2002 a eu lieu un débat sur l’AGCS en commission des relations extérieures du Sénat et de la Chambre. Il en ressort plusieurs confirmations : la liste des demandes de libéralisation déposée par la Commission européenne n’est pas publique ; le débat continue en négociations multilatérales sur la définition du service public, sur les subsides et la transparence des marchés publics ; un tableau technique des offres de libéralisation par la Belgique a déjà été dressé par les fonctionnaires et le politique va de voir se prononcer à son sujet ; les parlementaires devraient recevoir les milliers de pages du dossier pour se prononcer à la rentrée.
Attac Wallonie
http://www.attac.org/belgique/index.shtml


1 La clause de la nation la plus favorisée stipule qu’un pays ne peut discriminer un fournisseur étranger au profit d’un autre pour un même produit ou service. En clair, dès qu’un accord entre deux pays accorde totale liberté au commerce d’un service, cette liberté doit s’étendre automatiquement à tous les pays membres de l’OMC exportant le même service.
2 Le principe du traitement national stipule qu’un pays membre de l’OMC doit offrir aux produits et aux services des fournisseurs étrangers les mêmes faveurs qu’il offre aux produits de ses fournisseurs nationaux, afin d’éviter toute concurrence déloyale sur le marché intérieur entre les producteurs locaux et étrangers.
3 Le Comité 133 a pour objectif de préparer les décisions européennes liées au commerce et se compose de hauts fonctionnaires, ainsi que d’une représentation de chaque État membre et de la Commission. Son nom provient de l’article 133 du traité d’Amsterdam qui régit les négociations commerciales.

(*) NDLR : la Commission de l'industrie, du commerce extérieur, de la recherche et de l'énergie compte en réalité 56 membres.

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