"Avez-vous lu le dernier Boltanski ?" Si vous tentez de briller dans les salons où l’on cause, ne répondez surtout pas "non" à cette question apparemment anodine; tous vos efforts seraient irrémédiablement anéantis. Car aujourd’hui, il FAUT avoir lu le dernier Boltanski. Mais, bon, comme il fait 843 pages, Démocratie vous en offre un excellent résumé en deux pages. Qui vous permettra de répondre : "Naturellement !".


 

La "crise" a au moins une conséquence positive, celle de stimuler la prolifération de publications visant à rendre compte des transformations économiques et sociales actuelles. Sans guère de risque de fanfaronnade, on peut affirmer que le récent et volumineux livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1), est appelé à devenir un instrument de travail important pour tous ceux que la question du capitalisme tarabuste. Si Ève Chiapello était jusqu’à présent pratiquement inconnue, Luc Boltanski est depuis longtemps une valeur sûre de la sociologie française. Il avait notamment publié au début des années 80 un passionnant ouvrage sur l’émergence de ce groupe social jusqu’alors peu étudié que sont les cadres (2). Ce livre n’est d’ailleurs pas sans préfigurer "Le nouvel esprit du capitalisme": dans les deux cas, il s’agit de saisir les soubassements idéologiques d’un phénomène social, d’un côté, l’avènement des cadres comme catégorie sociale reconnue et légitimée, de l’autre, les reconfigurations contemporaines du capitalisme. Ce ne sont donc pas en tant que tels les changements économiques et technologiques actuels qui sont au centre de l’analyse (mondialisation, transformations du système financier international, "nouvelle économie" fondée sur les services et les nouvelles technologies de l’information...), mais l’émergence d’un nouveau schéma culturel, d’un nouveau "monde vécu".
En effet, s’inspirant des travaux classiques de Max Weber, Boltanski et Chiapello attirent l’attention sur le rôle crucial joué par les facteurs culturels dans la progression du capitalisme. Le livre est un décryptage de l’éthique capitaliste au tournant du troisième millénaire. La méthode utilisée est originale : suivre à la trace les métamorphoses du capitalisme en s’appuyant sur les écrits des "gourous" du management. Comparant les manuels de management des années 60 avec ceux des années 90, Boltanski et Chiapello repèrent d’importants changements. De l’éloge de la continuité des carrières à celui du changement permanent, de l’éloge de la planification à celui de la "réactivité", de l’éloge du management directif à celui du management participatif, ils découvrent l’avènement d’une nouvelle représentation de la valeur. Ils diagnostiquent une tendance accrue à exiger une forte implication psychologique des travailleurs dans leur travail et, conséquemment, l’estompement des frontières entre vie privée et vie professionnelle. Cette nouvelle configuration sociale dont ils traquent l’émergence dans les textes managériaux, ils l’appellent "la cité par projet". La mobilité (du capital, des entreprises, des travailleurs...) en est la valeur centrale.
Les deux auteurs font aussi œuvre d’historiens en "ouvrant la boîte noire" des trente dernières années afin d’identifier les causes de l’avènement du "nouvel esprit du capitalisme". Ils reviennent sur la manière dont le patronat a pu dribbler les défenses traditionnelles du monde du travail. La thèse avancée est que le patronat a lâché du lest sur certaines revendications (à plus d’autonomie, de participation, d’"enrichissement des tâches"...) mais au prix de la précarisation du monde du travail. De nombreuses pages sont consacrées à un inventaire très documenté des multiples dispositifs économiques et juridiques introduits, qui ont à terme fragilisé considérablement les syndicats, ainsi qu’au phénomène, très marqué en France, de la désyndicalisation.

La dernière partie du livre tente de déterminer des pistes d’action pour un redéploiement de la critique. Une proposition centrale est d’accroître la sécurité des trajectoires professionnelles. Les auteurs se prononcent en faveur d’un compromis entre une flexibilité qu’ils tiennent pour acquise, et une sécurité qui reste à construire. Ils s’inspirent notamment des recommandations du rapport Boissonnat (contrat d’activité) et du récent rapport Supiot. D’autres propositions allant, selon eux, dans le sens d’un compromis plus juste entre capital et travail, sont examinées, comme la taxe Tobin ou l’idée d’une réforme des instruments financiers afin de rendre plus transparente la comptabilité des entreprises (multinationales, entreprises en réseau...).
Les conditions d’un redéploiement de la critique sont aussi culturelles. En fait partie une vision moins fataliste de l’exclusion, une vision qui n’explique pas seulement celle-ci par la désaffiliation individuelle, mais comme le résultat d’un authentique processus d’exploitation de l’"exclu". On laisse au lecteur le plaisir de découvrir les concepts forgés pour rendre compte de ce processus d’exploitation, dans des pages qui comptent parmi les plus originales et les plus intéressantes du livre.
C’est aussi un travail de critique culturelle qui permettra, selon les auteurs, de relever un défi qui leur paraît l’un des plus importants actuellement : celui de limiter la progression de la logique de marchandisation des choses (œuvres d’art), du vivant (organes, fœtus, brevetage du vivant...), et des personnes (proxénétisme, trafic de main-d’œuvre, trafic d’influence...). Les auteurs reconnaissent que les propositions actuelles, même celles qu’ils présentent dans le livre comme les plus pertinentes, ne sont pas encore à la hauteur de ce défi. Ils en appellent, d’une manière malheureusement très vague, à une alliance de la critique avec la "critique écologique" susceptible de limiter l’extension de la sphère marchande et de permettre la préservation de produits et de personnes dont la dignité est indissociable de leur non-marchandisation.
Si ce livre provoque autant de questions qu’il fournit de réponses, s’il laisse perplexe quand il prétend qu’un retour à une société d’avant la flexibilité serait devenu impossible, s’il irrite par sa critique trop rapide de la sociologie d’inspiration marxiste, présentée comme simplement "dénonciatrice" ou "purement critique", il constitue, à n’en pas douter, une des tentatives les plus cohérentes et les plus systématiques de comprendre les transformations récentes de notre "monde vécu". Il sera difficile, dans les prochaines années, de prétendre fournir une compréhension approfondie de l’arrière-fond culturel propre au capitalisme contemporain, sans prendre position par rapport aux thèses du "nouvel esprit du capitalisme".
Étienne Lebeau
FEC

1. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 843 p.
2. Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Minuit, 1982.