Des discours se juxtaposent en se contredisant. « La religion, c’est du passé ». Les exemples ne manquent pas pour illustrer l’affirmation : chute des pratiques religieuses, recul de l’impact des prises de position des autorités d’Église, condescendance à l’égard d’une référence religieuse : « Ah, tu en es encore là ! » En face, le discours inverse se tient aussi : « Le religieux revient ! » Oui, les grands rassemblements religieux font le plein de participants et d’audimat. Les grands pèlerinages, à Compostelle ou ailleurs, motivent jeunes et moins jeunes. L’islam s’est imposé dans les débats chez nous, notamment à partir de la question du voile, mais aussi dans d’autres domaines : quel droit reconnaître à des travailleuses qui prétendent garder le voile au guichet ? Quelles exigences sont incontournables dans le cadre scolaire ? Les questions sont présentes, les réponses se cherchent.
Pour prendre la mesure de ces débats, il est utile de nommer aussi objectivement que possible le phénomène religieux dans nos sociétés. Où en sommes-nous avec nos discours croisés, mais contradictoires ? Faut-il parler d’une disparition de la religion ou d’un retour du religieux 1? Et quel peut être l’enjeu pour les mouvements ouvriers, en particulier les mouvements chrétiens ?
Disparition du religieux ?
Dans les années 1950 à 1970, le concept de « sécularisation » a permis de rendre compte de l’évolution du rôle de la religion dans les sociétés d’Europe occidentale. Ce terme vient des débuts de la sociologie au XIXe siècle, notamment d’Auguste Comte, Émile Durkheim et Max Weber, qui reprennent à l’intérieur de leur science naissante une perspective déjà développée au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières. Pour le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), le processus de modernisation qui caractérise notre vie sociale s’appuie en particulier sur une rationalité croissante. Logiquement, le monde qui en résulte ne fait plus place aux religions. C’est avec nostalgie que lui, l’agnostique, parle d’un monde « désenchanté ». La rationalité instrumentale enlève à la religion sa signification et son influence. D’autres saluent avec optimisme la venue d’une morale séculière et d’une éthique autonome. Pour eux, à condition de trouver des formes adaptées à l’époque, la religion garde encore un rôle d’aide à la cohésion sociale. Pour les premiers, la modernité semble directement liée au recul de la religion, qui tend à disparaître. Pour les autres, la religion va se cantonner dans des fonctions subalternes. La conséquence politique coule de source : une séparation stricte entre Église et État va de soi. Ce qui survit comme références religieuses se cantonne dans le privé. Prise au pied de la lettre, cette thèse de la sécularisation ne rend certainement pas compte de la place des phénomènes religieux dans l’ensemble des sociétés actuelles. Elle risque de passer pour simple idéologie. Mais même la réalité d’Europe occidentale ne se laisse pas réduire à une telle conception unidimensionnelle des évolutions sociales. Aussi, les critiques du concept de sécularisation n’ont-elles pas manqué. Les enquêtes ne constatent pas de processus de disparition ou de marginalisation croissante du religieux dans nos sociétés. Cet écart avec les constats mène à réinterroger le concept lui-même : n’est-il pas trop vague pour être pertinent ? Parle-t-il de la diminution ou disparition du rôle social des Églises, ou des organisations et associations à références religieuses, ou vise-t-il aussi toute conscience religieuse des individus ? Derrière ces définitions, il y va de la façon dont la modernité se comprend elle-même.La plupart des chercheurs ne renoncent cependant pas au concept de sécularisation. Malgré ses limites, il permet de rendre partiellement compte des évolutions en Europe occidentale qui, sur ce point, constitue une exception au plan mondial.Retour du religieux ?
Cette affirmation rapide semble tout aussi peu aider à la compréhension de la réalité. Elle correspond plutôt aux espoirs ou aux intérêts de groupes sociaux. L’expression est inadéquate : ne reviennent que ceux qui étaient partis ! Or le religieux n’a jamais été absent. Il n’est pas un phénomène stable et permanent à travers les temps et les cultures, mais il se transforme en permanence. Si les autorités religieuses n’ont plus le même poids dans le débat social, si les expressions traditionnelles du religieux connaissent une baisse qu’attestent les chiffres de pratique religieuse des catholiques de nos pays, des demandes, dites « spirituelles », se font jour, y compris là où elles n’étaient pas attendues. Le large processus de désinstitutionnalisation touche également les phénomènes religieux, qui se manifestent hors de la référence aux Églises instituées. Même à l’intérieur de ces Églises, ils prennent facilement des formes non contrôlées par les clergés, ce qui pousse l’institution ecclésiale à tenter d’en reprendre le contrôle 2. Ces modes d’expressions du religieux nous renvoient une image du fonctionnement social dominant : ce qui est central dans notre culture, c’est l’autonomie de l’individu et le rôle de la rationalité. Les résistances à ces « dogmes » ne se sont-elles pas d’abord déployées dans la vie privée ? Le développement de la modernité a longtemps été mesuré comme un gain de terrain sur les institutions religieuses et le domaine du sacré. N’est-il pas plus conforme à la réalité de reconnaître la modernité dans la distinction toujours plus nette entre les champs d’activités humaines ? La médecine développe son art selon sa logique, tandis que l’économie suit des lois qu’elle tente de formuler. La politique a ses règles – les militants regrettent souvent qu’elles soient autonomes – et la culture développe son monde. On peut avancer les mêmes affirmations à propos de tous les domaines d’activités, entre autres à propos de la religion. Chacun des domaines peut rêver d’une hégémonie : l’économique est déterminant en dernière instance – tout est politique – la religion a une visée totalisante et donne du sens à l’ensemble de la vie – la culture est le prisme à travers lequel nous percevons l’ensemble du monde, etc. Mais chacun se défend des tentatives d’intrusion des autres, de la religion également. Bref, pour poser la question de la place du religieux dans la société, il ne suffit pas de mettre en tension « sécularisation » et « retour du religieux », les deux expressions véhiculant chacune son lot de certitudes approximatives et d’images simples : celle d’une zone franche d’où toute forme de religion serait absente, ou celle d’une reconquête victorieuse. Nous assistons plutôt à une transformation du religieux. Habermas tente d’articuler les deux affirmations. Selon lui, on assisterait à l’installation de communautés religieuses dans une vie sociale qui continue à se séculariser.Des mots pour le dire ?
Un débat définit le sens des mots, qui ne se précise qu’à la fin. Mais pour que le débat ne soit pas pure confusion, il demande d’emblée un minimum de précision sur les termes employés. Dans la grande diversité des définitions, reflet de la complexité des débats, voici une proposition de distinctions, dont certaines s’appuient sur les travaux de Danièle Hervieu-Léger 3. Dans des pays aussi marqués que le nôtre par la religion chrétienne, nous risquons de donner à des termes comme sacré, spiritualité, religion, le sens spécifique qu’ils ont pris au sein de cette religion. Ils ont cependant un sens plus large, qu’il convient de rappeler, en commençant par le terme « sécularisation ». – « Sécularisation » vient du latin saeculum, siècle au sens de monde, dont le sens dépréciatif est dû à l’opposition à son contraire : aeternum. Il désigne ce qui est marqué par le péché, la souffrance et doit être racheté. Le mot est utilisé dans son sens juridique pour désigner le passage - le retour ? - à la société civile des biens qui étaient propriété de l’Église, notamment au moment de la Révolution française. On parle aussi de sécularisation de prêtres ou de religieux qui renoncent à cet engagement dans l’Église et retournent « dans le siècle », dans la vie sociale habituelle. – « Sacré ». Selon Durkheim, le sacré est lié à l’expérience de l’émotion forte. Y compris dans l’Ancien Testament, celui qui rencontre le sacré – lieu, personnage, parole… – est pris de crainte, jusqu’à la peur de mourir. Le sacré désigne une émotion des profondeurs, qui crée l’unité entre des individus au-delà de leurs différences, quand la collectivité est portée par un même sentiment. Le concert rock le permet, autant que tout autre spectacle prenant. Ces émotions fortes sont considérées comme sacrées. La communauté qu’elles créent est puissante, mais fugace. Elle peut éventuellement se répéter. Même si, à certaines époques, les grandes religions ont conquis le monopole du sacré, il n’y a pas de lien nécessaire entre ce type d’expérience et une religion (voir ci-dessous). – « Spiritualité ». Le mot désigne la recherche d’un sens à la vie. Ce sens, l’individu va le construire, chercher à le dire, le mettre en mots, l’élaborer en récit. De nouveau, cette démarche s’est longtemps développée surtout à l’intérieur des grandes religions. Elle n’est pourtant pas leur propriété. D’autres approches, à partir de courants de pensée divers – philosophiques, écologiques, nourris de cultures non occidentales, etc. – ont élaboré une recherche de sens très fine et proposent des approches non-religieuses sur la vie, la mort, l’amour, le travail, etc. La spiritualité d’un individu peut se relier à celle d’autres individus, y compris à une lignée croyante, au témoignage de ceux qui l’ont précédé. Elle peut chercher ainsi sa légitimation, comme le font des « nouveaux mouvements religieux » qui revendiquent pour eux-mêmes des sources dans le passé, pour mieux se positionner sur le marché symbolique. Mais, comme telle, la spiritualité peut très bien ne pas se revendiquer d’un courant religieux.« Religion »
La définition du terme « religion » est clairement marquée par l’histoire occidentale. La longue présence massive des Églises chrétiennes dans nos pays, en particulier dans notre pays l’Église catholique, pousse à s’inspirer de cette forme de religion et à la généraliser : foi dans un être supérieur personnel, régulation par une autorité centrale, rites fixes, etc. À l’opposé, d’autres cherchent la définition du phénomène religieux en y intégrant les phénomènes émotionnels, évoqués ci-dessus, typiques des moments collectifs à forte intensité fusionnelle : culturels (grands concerts), sportifs (finale de Coupe du monde de football) ou citoyens (Marche blanche), là où l’on se sent bien ensemble. Dans le premier cas, le phénomène religieux est calqué sur une de ses expressions particulières, si dense soit-elle. Dans l’autre, l’élargissement sans limites du concept regroupe des phénomènes très différents, qui n’ont en commun que leur intensité émotionnelle, ce qui n’aide pas à poser les termes du débat. Le sens du mot est déjà éclairé par son étymologie, mais elle ne tranche pas la discussion. On lui reconnaît une double origine latine. Selon Cicéron (106-43 av. JC), il viendrait de relegere, relire, reprendre. Selon Lactance, auteur chrétien (250-320), il tire son origine de religare, relier. Dans le premier sens, la religion est d’abord une attitude subjective, une implication dans une façon d’interpréter la réalité. Pour le second, la religion désigne la relation avec des réalités objectives, avec ce qui est à l’extérieur de la personne humaine et à quoi elle est reliée. Je pense que D. Hervieu-Léger fait un choix judicieux en caractérisant le choix religieux comme celui du croyant qui justifie sa croyance, se légitime, par le témoignage de ceux qui ont cru avant lui. Le croyant s’inscrit dans une lignée. Il situe sa conviction en s’exprimant ainsi : « Comme nos pères ont cru, moi aussi… ». Il y a religion si quelqu’un – un individu, un groupe, des collectivités – relie sa croyance à la mémoire de témoins de l’histoire qui, avant lui, ont mis en parole et en récit la même croyance, fût-ce dans des expressions, des symboles, bref une culture, assez différents.Des questions pour un mouvement ouvrier
Dans son histoire, le mouvement ouvrier chrétien n’a cessé de croiser les convictions religieuses, pour le meilleur et pour le pire, mêlant attrait et méfiance. D’une part, les exemples de recours aliénants à la religion ne manquent pas. Nous les voyons au loin, dans d’autres continents. Nous les critiquons dans l’islam, quand il est lu de façon fondamentaliste pour justifier l’inégalité entre femmes et hommes, légitimer des pratiques autoritaires ou résister à la démocratie. Heureusement, d’autres formes d’islam, se revendiquant également de cette tradition religieuse, apprécient et mettent en pratique les acquis de la modernité. Nous avons également en mémoire la façon dont la religion a pu justifier l’ordre établi chez nous, si injuste soit-il. Le personnage de Daens, immortalisé dans un film, rappelle la lutte contre de telles pratiques. Mais les citoyens « modernes » ne sont pas à l’abri de formes plus contemporaines de fuite dans le religieux et de profonde aliénation. Il est important qu’un mouvement ouvrier ne renonce pas à sa vigilance et à son rôle critique, dans ce domaine également. Ce serait pourtant une lecture réductrice que de ne retenir que ces seuls effets de la religion dans la vie sociale. Des hommes et des femmes trouvent dans des croyances, des rites, des gestes religieux, une force qui, à leurs yeux, leur permet de vivre. Les formes de ces pratiques religieuses sont parfois désuètes. Mais elles peuvent constituer un appui précieux pour ceux que prennent de court un drame, un coup dur, la mort d’un proche, une cassure dans la vie. Tout un temps, il paraissait que c’était la seule porte de sortie : « Si on n’avait pas la religion, que ferait-on ? » D’autres solutions existent dans nos sociétés modernes. Mais même des personnes très autonomes des vieilles références religieuses continuent à y puiser de quoi tenir le coup : un temps peut-être, et parfois plus. Nous avons aussi et faisons encore souvent l’expérience de l’importance de la référence religieuse pour bien des militants et des membres des organisations du MOC. Ils ne proclament pas nécessairement les racines de leurs références et s’expriment facilement en termes de « valeurs », comme c’est souvent le cas dans la CSC. Ils y trouvent une motivation pour la critique des formes inacceptables de la vie en société, au nom, par exemple, de l’exigence de justice, de solidarité, de liberté. Ils y trouvent aussi une perspective, un horizon qui donne sens à ce qu’ils vivent comme réussites et comme échecs, comme situations heureuses ou tragiques. Certains font le lien avec la foi en un Dieu personnel. Est-ce un monde particulier ? Tout un courant marxiste s’exprime dans cette conclusion d’Ernst Bloch : « Les idéologies, les illusions, les mystifications, les théocraties cultivées par le christianisme d’Église sont, inéluctablement, révolues, ainsi que l’être altissime qu’elles ont placé une fois pour toutes dans un au-delà transcendant de la souffrance. Le marxisme authentique, cependant, prend au sérieux le christianisme authentique et il ne s’appuie pas pour ce faire sur un simple dialogue, qui se contente trop volontiers d’émousser les points de vue et d’assurer un compromis ; bien au contraire : c’est lorsque le christianisme vise encore l’émancipation des faibles et des opprimés, lorsque pour le marxisme les profondeurs du royaume de la liberté demeurent le contenu substantiel de la conscience révolutionnaire, c’est alors que l’alliance entre le christianisme et la révolution, telle qu’elle a eu lieu dans les guerres paysannes, ne reste pas un phénomène sans lendemain – et qu’elle est vouée cette fois au succès. » 4. Les contacts internationaux nous mettent aussi souvent sous les yeux la conviction de bien des militants d’Afrique, d’Amérique et d’Asie, mais aussi d’Europe de l’Est. Ils n’imaginent pas dissocier leur engagement militant de leur foi religieuse.Une tâche ?
Si le phénomène religieux est aussi diversifié, entre l’aliénation, la motivation militante, le sens de la vie, surtout dans les moments difficiles, il ne peut rester en dehors du travail d’un mouvement ouvrier, et cela de diverses façons. Une organisation qui agit pour l’émancipation et l’autonomie des individus, pour le maintien des solidarités et pour un fonctionnement social juste, ne peut ignorer la dimension religieuse de la vie sous ses différents aspects. Une analyse sérieuse, telle que la pratiquent actuellement les sciences humaines, donne un cadre. Il ressort ainsi que bien des aspects aliénants sont à l’œuvre. Il apparaît tout autant que des militants, nourris de ces références religieuses, y trouvent des ressources importantes, tant pour la vie militante que pour l’équilibre de vie. Aussi, comme tous les autres aspects de la vie, l’expérience religieuse est un des champs où s’impose un travail d’éducation permanente.
1 Voir Geloven in het publieke domein. Verkenningen van een dubbele transformatie, du Wetenschappelijke Raad voor het regeringsbeleid, Amsterdam, 2006.
2 Ce fut le cas, dans les années 1970, pour le mouvement charismatique. Actuellement, les buts de pèlerinage comme Medjugorge et Padre Pio sont aussi considérés avec prudence (et même méfiance) par les responsables institutionnels.
3 Voir notamment HERVIEU-LEGER Danièle, La religion pour mémoire, Cerf, 1993.
4 BLOCH Ernst, L’athéisme dans le christianisme. La religion de l’exode et du royaume. Traduit par E. Kaufholz et G. Raulet, Gallimard, 1978, p. 334.