Pourquoi l'Union européenne s'intéresse-t-elle d'aussi près à la question de la libéralisation de l'énergie ? Comme souvent, la réponse est à chercher dans l'un des objectifs de la Communauté depuis sa création : la compétitivité et la croissance économique. Petit bilan des étapes historiques et des motivations politiques qui ont amené l'Europe à libéraliser l'énergie.


Dans les années 50, la Communauté européenne ne s'est construite dans le domaine de l'énergie qu'au travers des traités CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier) et Euratom (Communauté européenne de l'énergie atomique). En 1974, c'est-à-dire après le premier choc pétrolier, la mise en place d'une stratégie de politique énergétique à même de réduire les conséquences de tels chocs s'est avérée nécessaire. Durant les années 1980, la Communauté commencera peu à peu à définir des objectifs énergétiques communs. Au début des années 1990, le secteur de l'énergie entre dans une période de mutations marquée par l'accroissement de la dépendance énergétique de la Communauté (en 1996, l'UE importe 48,2 % de sa consommation énergétique ) (1), par les exigences de la protection de l'environnement découlant de l'accroissement de la consommation énergétique, et par les changements géopolitiques affectant à la fois l'approvisionnement de la Communauté et le développement de la consommation.

Si l'énergie se trouve au cœur même de la « machine économique » européenne, il n'existe toutefois pas, à proprement parler, de politique énergétique communautaire. En 1995, la Commission décide dès lors de lancer un débat sur l'avenir de cette politique – encore inexistante mais considérée comme de plus en plus nécessaire (2). Progressivement, trois objectifs vont s'imposer dans la mise en place d'une politique énergétique européenne : assurer une compétitivité globale, améliorer la sécurité d'approvisionnement (diversification des sources et des origines de nos approvisionnements, etc.), et protéger l'environnement (élaboration de normes, limitation des émissions, incitations/charges fiscales, etc.).

Mais ces trois objectifs ne sont pas toujours compatibles entre eux. La compétitivité peut aller à l'encontre d'un développement durable et de la protection de l'environnement. Il a donc fallu faire des arbitrages au niveau des États membres dans les niveaux de priorité à donner à chacun de ces trois objectifs. Ce travail aboutit, fin 1995, à la publication d'un Livre blanc, une sorte de programme d'action pour la politique énergétique. Fruit de multiples compromis, celui-ci met surtout l'accent sur les aspects économiques de la problématique Ainsi, on y retrouve comme axes prioritaires l'intégration du marché, c'est-à-dire l'établissement d'un « marché intérieur de l'énergie », et la gestion de la dépendance énergétique, c'est-à-dire la sécurité des approvisionnements. Y figure également la promotion du développement durable (ainsi d'ailleurs que le développement de la technologie et de la recherche), mais les instruments proposés pour rencontrer cet objectif paraissent presque dérisoires – essentiellement des programmes d'action pluriannuels – par rapport à ceux qui seront utilisés pour la création du marché intérieur de l'énergie (arsenal législatif contraignant).

Libéralisation

À partir de ce Livre blanc, les objectifs de l'Union européenne ne feront que s'affiner. En 1997, la Commission publie un nouveau document définissant la stratégie pour mettre en œuvre les priorités ainsi définies. S'agissant de compétitivité, elle y met l'accent sur la nécessité d'assurer des prix énergétiques moins élevés, ce qui passe notamment, selon elle, par la libéralisation et l'ouverture à la concurrence des secteurs de l'électricité et du gaz. Nous y voilà... Créer un grand marché européen de l'énergie, libéralisé, compétitif, tel est le nouvel objectif de l'Union, aujourd'hui largement entamé. Différentes étapes seront fixées visant à assurer la transparence des prix aux consommateurs finals, à faciliter le transit du gaz et de l'électricité entre les grands réseaux de la Communauté, à éliminer certaines restrictions à l'égalité d'accès des entreprises aux activités d'exploration et de prospection des hydrocarbures. Dès la fin des années 90, des directives ont été adoptées pour assurer la libre circulation de l'électricité et du gaz en Europe. En 1999 et 2000, la libéralisation des marchés de l'électricité et du gaz était acquise pour les gros consommateurs (industriels), même si le degré de libéralisation restait très variable d'un État membre à l'autre. À la demande des Quinze, la Commission a proposé, en mars 2001, un ensemble de mesures visant à l'ouverture complète des marchés du gaz et de l'électricité dès 2005, et à l'accélération de la création de « réseaux transeuropéens » de gaz et d'électricité (cf. graphique). Des interconnexions des réseaux électriques seront établies, entre autres, avec certains pays de la Méditerranée, des pays d'Europe centrale et orientale et de la Norvège, de même que des interconnexions gazières entre l'est et l'ouest de l'Europe.

Quid des questions environnementales ?

Mais l'équilibre voulu au départ entre les trois grands objectifs de la Communauté (marché intérieur, sécurité d'approvisionnement et développement durable) paraît de plus en plus précaire. Certes, depuis 2000, la Commission s'est penchée avec plus d'attention sur la question de la sécurité des approvisionnements énergétiques. Mais en ce qui concerne les préoccupations environnementales, en dépit de la signature du protocole de Kyoto en 1997 sur le changement climatique, les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions. Au départ, l'objectif était de doubler la part des sources d'énergies renouvelables dans la consommation intérieure brute d'énergie de l'UE d'ici 2010. Une évaluation de cet objectif, publiée en janvier 2001, souligne prudemment qu'il reste « des efforts significatifs à fournir », en particulier dans le domaine des transports (3). Depuis lors, des directives ont été adoptées visant à faire augmenter le pourcentage d'énergie renouvelable, à améliorer l'efficacité énergétique dans les bâtiments, à encourager l'utilisation de biocarburants dans le transport. Et, en mars dernier, un accord politique est intervenu entre les Quinze, après des années de tergiversations, sur la fiscalité de l'énergie (taux d'accises minimal pour les produits pétroliers, l'électricité, le gaz et le charbon). Même si ces progrès récents peuvent faire penser à un sursaut, force est de constater que le rythme de la libéralisation est de loin plus soutenu que celui de la protection de l'environnement.

Ouverture totale des marchés

En attendant, la libéralisation de l'énergie continue de progresser. Une proposition de directive de mars 2001 vise à proposer graduellement à tous les consommateurs le libre choix du fournisseur. L'un des objectifs sous-jacents : l'ouverture des marchés et la concurrence entre les États membres. Le texte de départ proposait d'ouvrir le marché de l'électricité à tous les consommateurs industriels et commerciaux au 1er janvier 2003, et aux consommateurs résidentiels au 1er janvier 2005. Il prévoyait également de renforcer la séparation des activités de distribution et transport de l'électricité et du gaz, la mise en place d'une structure tarifaire publiée et réglementée, et l'instauration d'autorités réglementaires indépendantes compétentes pour la fixation et/ou l'approbation de tarifs et conditions d'accès aux réseaux de transport et de distribution de gaz et d'électricité. En ce qui concerne les missions de service public, le projet proposait d'introduire un certain nombre de dispositions prévoyant que les États membres garantissent le service universel aux consommateurs (cf. ci-dessous). Cette proposition de directive a ensuite été discutée et remaniée par le Conseil de l'UE et par le Parlement européen. Les délais d'ouverture ont été quelque peu allongés. La date de janvier 2004 a été reportée à juillet 2004, et celle de 2005 pour l'ouverture totale des marchés (aux ménages) a été reportée à juillet 2007. Mais sur le fond, les grands principes de la libéralisation totale et de sa mise en œuvre n'ont pas été mis en cause.

Et le service public ?

Au début du mois de juin dernier, le Parlement européen a, à son tour, donné son accord pour ce nouveau calendrier. Les socialistes, belges et français, ont néanmoins tenté un dernier baroud d'honneur. Selon eux, les obligations de service public mentionnées dans les textes ne comportent pas de garanties suffisantes. Ils estiment que l'ensemble des citoyens européens ne sera pas également protégé dans le droit à l'accès à l'énergie, et craignent que le droit européen de la concurrence passe avant les éventuelles obligations de service public nationales, ce qui aurait pour effet de les fragiliser. Mais ils n'ont pas été suivis, le Parlement rejetant leurs amendements à une large majorité (103 pour, 411 contre, 5 abstentions). Leurs craintes sont-elles justifiées ? Difficile d'en juger aujourd'hui. Selon Éric Van den Abeele, chef de cabinet-adjoint du ministre belge de l'Économie et de la recherche scientifique, M. Charles Picqué, la directive relative à la libéralisation totale de l'énergie « est considérée à l'heure actuelle comme étant la proposition la plus aboutie en matière de service universel » (4). Elle prévoit notamment que « les États membres prennent les mesures appropriées pour protéger les consommateurs vulnérables » et que soit garanti un niveau élevé de protection des consommateurs, notamment en ce qui concerne la transparence des conditions contractuelles, l'information générale et le mécanisme de règlement des litiges. Seul bémol, mais de taille : elle prévoit des obligations de service public qui peuvent (et non qui doivent) porter sur la sécurité, y compris la sécurité d'approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix des fournitures et la protection de l'environnement. Dans ce domaine, la balle est donc dans le camp des États membres. S'il est, bien sûr, trop tôt pour juger des effets de la libéralisation de l'énergie, il n'en demeure pas moins que le processus actuellement en œuvre soulève d'importantes questions. Quels seront les effets de ces bouleversements à venir en termes d'emplois, de droit à l'énergie – un droit non reconnu en tant que tel et pourtant devenu vital dans la société actuelle –, en termes de service public, de protection du consommateur, et de l'environnement ? Autant de questions ouvertes qui nous amènent à suivre M. Van den Abeele lorsqu'il écrit : « il nous semble indispensable d'évaluer la libéralisation dans son ensemble, secteur par secteur : vérifier ses postulats, mesurer ses impacts économiques, sociaux et environnementaux ainsi que son impact global sur l'emploi, y compris sur la qualité des emplois générés. Cette évaluation doit être pluraliste, indépendante, contradictoire et démocratique. Le cas échéant, le principe de réversibilité doit pouvoir s'appliquer : retour possible à des droits exclusifs ou à un monopole public en cas de faillite, totale ou partielle, du système privé » (et de mentionner l'exemple de la renationalisation de fait du rail anglais). À voir le calendrier extrêmement soutenu de la libéralisation en Europe – télécommunications, postes, services portuaires, énergie, services financiers, rail... cf. encadré ci-dessus –, un tel principe d'évaluation ex-post semble une évidence. Et pourtant...

Ch. Degryse

1 La dépendance énergétique extérieure de l'Union européenne s'élève actuellement à près de 50 % et pourrait augmenter d'ici 2020 à près de 70 %, 80 % et 90 % pour, respectivement, le gaz naturel, le charbon et le pétrole.

2 Avec un Livre vert sur la sécurité d'approvisionnement énergétique de novembre 2000

3 Puisque 40 % de l'énergie est consommée dans le secteur des transports, par ailleurs responsable de 28 % des émissions de CO2, et que la part du pétrole dans la consommation énergétique du secteur des transports est de 98 %.

4 Van den Abeele É., L'Union européenne et les services publics, in Notabene, la Lettre de l'Observatoire social européen, n° 129/130, juin 2003, Bruxelles.


Agenda des libéralisations européennes

- 1990 Première étape de la libéralisation des télécommunications.

- 1994 Première étape de la libéralisation des services postaux.

- 1998 Libéralisation totale des télécommunications.

- 2003 Libéralisation des services portuaires. Ouverture du secteur ferroviaire (fret) sur les réseaux transeuropéens (à confirmer).

- 2004 Ciel unique européen. Poursuite de l'ouverture des secteurs du gaz et de l'électricité pour les usagers professionnels.

- 2005 Intégration des marchés financiers.

- 2006 Deuxième étape de la libéralisation des services postaux.

- 2007 Ouverture des marchés du gaz et de l'électricité pour les ménages.

- 2008 Libéralisation totale du rail.

- 2009 Libéralisation totale des services postaux (à confirmer).

Source : Van den Abeele, in Notabene 129/130, juin 2003.

 

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