Derrière nos factures d'électricité se trame une véritable révolution. Depuis le 19 février dernier, il existe un marché unique européen de l'électricité. Cet embryon d'“Europe de l'énergie” ne compte cependant que douze États membres: la Belgique ainsi que l'Irlande et la Grèce n'en font pas encore partie. Notre pays a obtenu un délai d'un an supplémentaire pour rejoindre ce groupe de tête. Le ministre de l'Énergie, M. Poncelet, a néanmoins décidé de réduire ce délai et souhaite boucler le dossier avant les élections de juin prochain.


L'objectif affiché par les pouvoirs publics est de permettre aux consommateurs d'électricité de “profiter des avantages qu'offre un marché concurrentiel, notamment la liberté de choix des producteurs et fournisseurs et la réduction des différences de prix, tout en permettant d'améliorer la sécurité de l'approvisionnement et la compétitivité” (1). Tout comme dans le cas du transport aérien et, plus récemment, du téléphone, les moyens mis en œuvre au niveau européen pour atteindre cet objectif sont d'inspiration libérale: il s'agit de procéder à une déréglementation du secteur et à une ouverture à la concurrence. Ce qui pourrait, comme nous le verrons plus loin, coûter cher à l'emploi, à l'environnement et aux consommateurs privés défavorisés.

Directive européenne
La libéralisation du marché de l'électricité a fait l'objet d'une directive européenne adoptée fin 1996 et entrée en vigueur le 19 février 1997 (2). La majorité des États membres de l'Union européenne (UE) disposait d'un délai de deux ans pour la transposer dans leur droit national. L'objectif de cette directive est d'établir des règles communes applicables aux différents pays de l'UE dans les domaines de la production, du transport et de la distribution d'électricité. Ces règles s'inscrivent dans un contexte de libéralisation du secteur et d'ouverture des marchés qui prend appui sur le fait que “la disponibilité d'énergie au meilleur prix et aux meilleures conditions détermine le progrès économique et le renforcement de la compétitivité globale de la Communauté”. En d'autres termes, l'accroissement de la concurrence devrait, en principe, améliorer la distribution de l'énergie et en réduire le coût, ce qui permettrait à son tour de réduire les charges des entreprises et donc de les rendre plus compétitives. Au départ, ce n'est donc pas tant l'intérêt du petit consommateur final qui est visé mais bien la compétitivité des grandes entreprises européennes.

Calendrier
L'établissement d'un marché européen de l'énergie s'effectuera en plusieurs étapes, dont la libéralisation du gaz après celle de l'électricité devraient constituer les points forts. Cette libéralisation signifie concrètement que les monopoles de production et de fourniture d'électricité seront battus en brèche et que les consommateurs, du moins certains d'entre eux, pourront librement choisir leur fournisseur en Belgique ou dans tout autre pays européen.
Le marché de l'électricité s'ouvrira à la concurrence étrangère en trois étapes. D'ici à février 2000, les États membres de l'UE doivent ouvrir – si ce n'est déjà fait – une part de leur marché à la concurrence, calculée en fonction de calculs techniques effectués par la Commission. En 1998, cette part a été fixée à 25,37%, et en 1999 à 26,48%.
À partir de la deuxième étape, en février 2000, cette part devra atteindre environ 28%. Il faudra ensuite accélérer cette ouverture pour aboutir à un taux d'ouverture final minimum d'environ 33% entre 2003 et 2006 (troisième étape). À cette date, les institutions européennes feront le point et évalueront la possibilité d'un nouveau calendrier de libéralisation. Mais la Commission estime d'ores et déjà que le pourcentage réel d'ouverture sera plus important que prévu, étant donné la décision de certains pays de libéraliser dès maintenant complètement leur marché.
En réalité, l'ouverture à la concurrence ne concernera en un premier temps que les grands consommateurs d'énergie (entreprises, industries), qui pourront choisir leur fournisseur. L'accès au réseau électrique devra leur être ouvert, selon des modalités précises, à eux ainsi qu'aux autres “clients éligibles” que l'État désignerait en plus (en Belgique: les compagnies de distribution). Ceux-ci pourront négocier directement des contrats de fourniture d'électricité ici ou à l’étranger et auront un libre accès aux réseaux de transport.
Outre ce calendrier de libéralisation, la directive européenne impose d'autres contraintes telles que l'ouverture à la concurrence de la construction de nouvelles installations de production d'électricité (3).

Zèle
Les grands consommateurs constituent à eux seuls un tiers du marché belge. L'ouverture à la concurrence pour ces seuls clients industriels suffirait donc, en principe, pour répondre aux exigences de la directive jusqu'en 2006. Cependant, le ministre Poncelet poursuit comme objectif d'atteindre le seuil de 35% du marché dès 1999, et 65% en 2007. Ce zèle prend principalement appui sur le fait que la plupart des autres pays européens s'apprêtent à aller au-delà des seuils minimaux prévus par la directive. Dès 2007, le marché libéralisé s'offrira alors à tous les clients directement raccordés au réseau de transport, c'est-à-dire les entreprises et les industries grandes consommatrices d'énergie ainsi que les sociétés de distribution d'électricité. Le reste, appelé par les thuriféraires de la libéralisation le “segment captif” du marché, sera constitué des consommateurs finals non raccordés directement au réseau de transport mais dépendant des intercommunales de distribution. En d’autres termes, les ménages.

Abus de position dominante
Inutile de préciser que cette libéralisation, bien que partielle, entraînera d’importants bouleversements dans l’organisation du secteur électrique belge. Ainsi, au niveau de la distribution de l'énergie, la Commission européenne avait estimé, en 1996, que les accords passés entre les intercommunales mixtes et Électrabel étaient contraires aux dispositions du traité de Rome en matière de concurrence (4). Ces accords garantissaient à Électrabel, société privée mais qui a une obligation de service à la collectivité, l'exclusivité de l'approvisionnement des intercommunales en électricité, et ce pour une durée comprise entre 20 et 30 ans. Ce qui revenait à consacrer la position dominante d'Électrabel et à empêcher toute concurrence jusqu'au plus tard en 2026. Après intervention de la Commission, ces accords furent modifiés: en 2006, l'exclusivité d'approvisionnement d'Électrabel sera levée à hauteur de 25%. Cela signifie que chaque intercommunale mixte pourra acheter une quantité d'électricité correspondant à 25% de ses besoins auprès d'un autre fournisseur. Après 2011, chaque intercommunale mixte sera libre de s'adresser au fournisseur de son choix. L'exclusivité d'approvisionnement dont bénéficie Électrabel cessera alors complètement.

Service public
Quelles seront les conséquences de ces bouleversements en termes d’emploi, de service public, d’environnement, de lutte contre l’exclusion sociale? Tout d'abord, un premier constat en ce qui concerne les consommateurs. L'“argument social” généralement avancé en faveur des libéralisations porte sur la baisse des prix attendue de l'accroissement de la concurrence. Or, de ce point de vue, l'exemple de la libéralisation des télécommunications n'a pas eu l'effet attendu. Un instructif rapport de l'Assemblée de Strasbourg a récemment fait le bilan de la concurrence dans le téléphone, et il en ressort une augmentation du coût total de l'abonnement téléphonique pour de nombreux ménages ainsi que, plus grave, une baisse du taux de pénétration du téléphone dans certains États membres! En outre, contrairement à ce que prévoyait la législation européenne, les États membres n'ont pris que peu de mesures en faveur des utilisateurs défavorisés. Faut-il craindre que la libéralisation dans le secteur de l'énergie entraîne les mêmes effets? La coordination Gaz-Électricité-Eau s'interroge: “La première des "grandes lignes" de la directive entend "permettre aux consommateurs d'électricité de profiter des avantages qu'offre un marché concurrentiel". Ces avantages sont parfaitement perceptibles et à brève échéance dans le chef des clients industriels. Qu'en est-il pour les usagers domestiques desservis par les intercommunales? Alors que, pour les usagers domestiques, les tarifs en vigueur sont parmi les plus élevés d'Europe, faudra-t-il attendre 2006 pour que l'ouverture du marché ait des effets bénéfiques?” Mêmes questions et mêmes doutes en ce qui concerne les missions de service public. Le projet du ministre Poncelet prévoit certes des obligations en matière de prix (traitement égal de la clientèle dite "captive"), d'accès (conditions de fourniture et de raccordement) et certaines mesures sociales (tarifs sociaux, fourniture minimale). “Quels seront les moyens, notamment financiers, qui garantiront la mise en œuvre de ces objectifs et qui les contrôlera?” s'interroge la Coordination. D'autres questions sont soulevées, dont notamment le risque de prise en charge par tous les consommateurs des “coûts échoués” (c'est-à-dire des frais encourus par des producteurs et distributeurs liés à des engagements antérieurs), ainsi que le caractère non contraignant du programme des moyens de production.

Perte d'emplois
Côté syndical, les craintes portent principalement sur la pérennité des mesures sociales et environnementales prises à ce jour au sein du Comité de contrôle de l'électricité et du gaz (lire l'encadré). Selon les organisations de travailleurs, le texte de loi en discussion met en péril les actions en matière d'utilisation rationnelle de l'énergie, dont le financement ne serait plus garanti, et qui ne figurent pas dans les obligations de service public, ainsi que le règlement social qui empêche les coupures d'électricité. “L'énergie étant un bien de consommation de base pour tous les ménages belges, des mesures tarifaires spécifiques doivent être garanties à l'avenir”, souligne la CSC (5).
Enfin, il y a la question sans doute la plus délicate: combien d'emplois coûtera la libéralisation du secteur? La Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP) a annoncé une journée d’action des travailleurs de l’énergie le 11 mai prochain. L’objectif est de sensibiliser l’opinion publique et les ministres européens de l'Énergie, qui se réuniront en Conseil ce jour-là, au fait que la libéralisation de l’électricité provoquera de fortes pertes d’emplois. Selon Carola Fischbach-Pyttel, secrétaire générale de la FSESP, 20% à 25% des emplois existants pourraient être supprimés dans ce secteur au cours des cinq années à venir. Selon une étude effectuée par la fédération syndicale, on aurait d’ores et déjà assisté à des pertes d’emplois dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, excepté en France. À Électrabel, plus de 1.000 emplois ont déjà été perdus sur un total de quinze mille au cours des cinq dernières années. Il est donc urgent de prévoir une dimension sociale au marché unique de l’électricité.

(1) Note d'orientation du vice-Premier ministre, ministre de la Défense nationale et de l'Énergie, “Un nouveau marché de l'électricité pour le XXIe siècle. Transposition en droit belge de la directive européenne 96/92 concernant des règles communes pour le marché de l'électricité”.
(2) Ce délai nous a été accordé en raison des "spécificités techniques" de notre réseau d'électricité. La Grèce et l'Irlande disposent également d'un délai supplémentaire, respectivement de deux ans (février 2001) et d'un an (février 2000). Réf.: directive 96/92 CE du 19 décembre 1996 "concernant les règles communes pour le marché intérieur de l'électricité".
(3) Ainsi que la création de “gestionnaires de réseau de transport” et de “gestionnaires de réseau de distribution”, responsables de l'exploitation et de l'entretien des réseaux de transport et de distribution.
(4) Articles 85 et 86 interdisant les accords entre entreprises qui restreignent le jeu de la concurrence et interdisant les abus de position dominante.
(5) Info-CSC, le 19 février 1999.

Structure de l'électricité en Belgique
  • Au niveau de la production, deux opérateurs produisent 96% du total de l'électricité: le géant privé Electrabel et sa petite alliée publique la Société publique d'électricité (SPE). Le solde est produit par des "autoproducteurs" et des producteurs autonomes (*).
  • Au niveau du transport, il n'existe qu'un opérateur principal: la société pour la Coordination de la production et du transport de l'énergie électrique (CPTE), qui est une société filiale d'Electrabel et de la SPE.
  • Au niveau de la distribution, on dénombre 16 intercommunales mixtes (associant plus de 500 communes à Electrabel) pour 81,5% du marché de la distribution, des intercommunales pures pour 17% du marché, et des régies communales pour 1,5% du marché.

Les intercommunales mixtes, largement majoritaires, desservent chaque jour plus de 8 millions d'habitants en Belgique.

(*) Les "autoproducteurs" sont les entreprises qui produisent elles-mêmes de l'électricité, en plus de leur activité principale, et destinée en totalité ou en partie à leurs propres besoins. Les "producteurs autonomes" sont les entreprises dont l'activité principale est de produire et de vendre de l'électricité à un distributeur.


Sources: Commission européenne; Revue de l'Énergie, n°499, juillet-août-septembre 1998; Rapport annuel de la Fédération professionnelle des producteurs et distributeurs d'électricité de Belgique (FPE).

 

Électricité: répartition des compétences
État fédéral: plan d'équipement national du secteur de l'électricité, énergie nucléaire, tarifs, infrastructures de production d'énergie, de transport et de stockage.
Régions: distribution, c'est-à-dire transport local sur les réseaux de moins de 70.000 volts, utilisation rationnelle de l'énergie, sources nouvelles d'énergie à l'exception du nucléaire, et aussi distribution de gaz, valorisation des terrils, etc.

 

Autorité de contrôle
Electrabel, filiale de Tractebel, est le principal acteur dans le secteur de l’électricité en Belgique. Cette entreprise est bien entendu privée, mais elle a une obligation de service à la collectivité. Elle est, pour cette raison, soumise au contrôle des pouvoirs publics. Ce contrôle s’exerce par le biais d’un Comité de contrôle de l'électricité et du gaz. Au sein de ce comité siègent la fédération patronale (FEB), les organisations syndicales (FGTB, CSC, CGSLB) ainsi que des représentants d'Electrabel, de la SPE, des régies et des intercommunales. Actuellement, le contrôle de ce comité porte principalement sur les questions de politique tarifaire, de conditions de fourniture, d'allocation des coûts. Il donne également des avis sur le plan national d'équipement.
Les statuts de ce comité devront être adaptés afin qu'il puisse également assurer des missions de règlement des litiges, d'autorité du marché de l'électricité, de prix et d'audit comptable. Ce comité ne sera compétent que pour le segment non ouvert du marché de l'électricité. A ses côtés, sera instituée une “Commission de régulation de l'électricité”, qui sera quant à elle compétente pour la partie libéralisée du marché.