Dans de nombreuses entreprises « modernes », les nouvelles techniques de management rencontrent, à première vue, le besoin de reconnaissance des travailleurs, en particulier ceux dont le travail est peu considéré. Soudain, en effet, l’employeur porte un intérêt au travailleur, assorti d’offres de formation, d’élargissement des tâches, etc. Tout à coup, la hiérarchie reconnaît à l’opérateur un formidable potentiel. Ce n’est que plus tard que celui-ci se rend compte que l’évaluation de la performance individuelle fait de lui un travailleur isolé de son groupe d’appartenance dans la négociation avec l’employeur.


Il devait être entre 17h et 17h30 quand, sur les hauteurs de Ethe, une phrase d’un délégué me revint en mémoire. Le comité d’usine avait été très calme et j’avais eu bien du mal à susciter un débat qui pouvait ensuite déboucher sur une action. Sans que je n’en perçoive la profondeur et, un peu hors contexte à première vue, un délégué avait dit : « mon travail, un intérimaire peut l’apprendre en un quart d’heure ». Dans la voiture sur le chemin du retour, se formait progressivement une crispation dans la gorge qui m’invitait à réfléchir sur ce qui était, en fait, une interpellation sur le contenu même du travail dans cette entreprise. Quelle fierté peut-on avoir de soi et de son travail quand on est à ce point interchangeable ? Qu’est-ce qu’on dit de ses 8 heures de travail quand on rentre chez soi ? Certains probablement ne disent rien, intériorisent, la souffrance est tue. Ces interrogations se bousculaient dans mes pensées et ne résorbaient nullement une envie de partager et d’exprimer cette souffrance. Quel courage a-t-il fallu pour reconnaître qu’une grande partie de sa vie était occupée par un tel manque de considération ? Était-ce l’explication de la force des revendications matérielles ? Celles qui donnent un pouvoir d’achat qui permette d’exister dans la famille, dans le quartier ou dans le village et qui, de façon illusoire, comblent le vide d’une vie professionnelle ? D’ailleurs, n’y avait-il pas un travailleur qui se présentait à l’usine en Ferrari rouge, fier comme Artaban ?
Le lendemain, dans un autre comité d’usine, la foire aux idées battait son plein, chacun avait sa revendication. Dans les projets à long terme, il fallait faire des choix, mettre des priorités, et toujours revenaient les revendications qualitatives alors que paradoxalement les niveaux de salaire étaient nettement inférieurs à ceux de l’entreprise de la veille. Une déléguée, le sourire en coin avec un brin de fierté, expliquait que désormais, sur les chaînes de conditionnement, il faudra faire un peu de mécanique, commander des articles, s’occuper des fournitures, encoder des résultats, faire des rapports, arriver à la qualité totale… bref, gérer sa chaîne comme si c’était sa petite entreprise. Elle expliquait que cela demanderait aussi plus de polyvalence, de suivre des formations, de s’adapter au changement, d’aller à des réunions avec des chefs. Pour toutes celles qu’on appelait « les bras cassés » tant les gestes répétitifs étaient importants, il s’agissait de franchir le cap entre l’ouvrière de conditionnement et l’opératrice autonome de chaîne. Un fameux défi, un nouveau challenge pour tout le monde, une opportunité…

Mutations industrielles
Ces deux exemples illustrent des modes d’organisation du travail très différentes et une considération pour le personnel diamétralement opposée dans le contenu même du travail. Entre les frustrations légitimes des uns et les éventuelles opportunités d’épanouissement des autres, se trouve toujours le souci permanent d’augmenter la productivité.

Les nouvelles technologies et les nouvelles organisations du travail dans les grandes multinationales, notamment dans le secteur de la chimie, ont renvoyé aux oubliettes de l’histoire les ateliers bondés d’ouvriers alignés sur des chaînes de production et sous l’autorité ou la férule des contremaîtres plus aptes à faire respecter les normes qu’à susciter l’initiative. Les organisations tayloriennes de ce type ont été délocalisées dans les pays du sud, dits émergents, et se font rares en Europe. Cette organisation pyramidale a été progressivement remplacée par des modes d’organisation à haute intensité de capital qui réclament une plus grande implication des travailleurs.
Dans ce contexte, le nouveau management démontre l’importance de chacun et la responsabilité de tous les niveaux hiérarchiques dans la réussite de l’entreprise. Ce discours scandé comme un dogme vise la mobilisation des ressources humaines pour une meilleure adaptation de l’entreprise aux souhaits d’une clientèle toujours plus exigeante dans le cadre d’une production à flux tendu avec une qualité totale. L’entreprise est alors présentée comme une victime de la concurrence internationale, une victime des coûts de l’énergie, une victime des coûts salariaux, une victime des taxes, une victime des réglementations environnementales, une victime de la mondialisation, etc. On entre dans une logique de peur et la finalité de l’entreprise se résume à mener une guerre économique permanente. De nombreux cadres, y compris de haut niveau, expriment, malheureusement souvent entre deux portes, le caractère suicidaire de cette course à la compétitivité. Les travailleurs sont invités à partager le sort de l’entreprise en n’oubliant pas que des comparaisons seront faites à l’intérieur des grands groupes et que le taux de chômage doit inciter à la raison. Les actionnaires sont devenus plus anonymes que jamais et tiennent à conserver, malgré la faiblesse des taux d’intérêt, un return avec un pourcentage à deux chiffres.
Cette mutation industrielle accompagnée de lourds investissements dans les outils de production s’est produite souvent dans la douleur avec des plans de réduction du personnel, alors que les entreprises mettaient en avant les performances écologiques des nouveaux équipements. Des fonctions manuelles ont disparu, des travaux ont été confiés à des tiers, les automates programmables ont remplacé des travailleurs. Dans les grands halls de production, désormais d’une propreté exceptionnelle, derrière un entrelacement de tubes et de tuyaux de toutes sortes, on voit parfois apparaître un travailleur, rarement en salopette et plus souvent avec un PC portable qu’avec une clé à molettes.

Opérateurs autonomes
Si la tendance générale vise à démontrer que les fonctions s’élargissent, se déplacent vers l’amont, pénètrent la sphère de la conception et tendent à devenir des activités de gestion globale de processus, de flux physiques et d’informations, la pratique montre aussi un appauvrissement rapide de très nombreuses tâches dans l’entreprise.

L’automatisation a d’abord réduit l’emploi pour ensuite transformer les ouvriers manuels, qui étaient en lien direct avec la machine, en travailleurs dont la tâche se limite à contrôler des opérations et à respecter des procédures définies par d’autres sans aucune possibilité d’initiatives. Tout est mis en place pour limiter le nombre d’interventions et les arrêts de production. La logique du flux tendu veut en effet que, grâce notamment à une maintenance prédictive, la production ne s’arrête jamais. Dans ces conditions, des travailleurs témoignent de leur impression de ne travailler que quelques heures par jour et avouent sans gloire s’ennuyer le reste du temps, d’autres dissimulent la tristesse de leurs journées sans fin, d’autres encore adoptent des attitudes de résignation et de retrait. Il s’agit-là d’un public fragilisé parce qu’il y aura toujours quelqu’un pour prendre une mesure supplémentaire de rationalisation et pour réduire le nombre de contrôleurs, à moins qu’on invente un super automate capable d’assurer lui-même le contrôle de plusieurs lignes de production.
Par ailleurs, des entreprises « modernes » invitent certaines catégories d’ouvriers et d’ouvrières à faire preuve d’autonomie et de responsabilité dans le cadre de fonctions décloisonnées. Ces fonctions requièrent des compétences nouvelles telles que la vigilance, la capacité d’anticipation, la réactivité, l’adaptabilité, la flexibilité, la polyvalence, la gestion, etc. Ces entreprises donnent l’illusion d’une décentralisation de la sphère de décision et les contremaîtres sont devenus des animateurs d’équipes. L’ouvrier a été entre-temps rebaptisé opérateur. Il doit élargir le spectre de sa fonction et se préoccuper de la dimension économique, relationnelle et sécuritaire de son emploi. Il est devenu responsable de sa production, de la qualité, de sa sécurité, de son emploi, de la pérennité de son entreprise et il est encouragé à faire des propositions d’amélioration des performances de l’entreprise. Si le poste de travail reste à l’usine, les tâches complexes peuvent aisément être transférées. C’est ainsi que le travail pénètre la sphère privée.
Le cadre de ses interventions reste toutefois limité aux objectifs de productivité et de rentabilité. Le travailleur ne fait finalement que de « donner le meilleur de lui-même », parfois au détriment de ses collègues pour des actionnaires plus penchés sur les indicateurs financiers que sur l’épanouissement du travailleur. Mais on aura donné à l’opérateur l’illusion d’une autonomie et la reconnaissance furtive de participer à un grand projet.
Dans un contexte d’intensification du travail, la charge de travail ne se mesure plus au nombre de pièces produites mais plutôt en termes de concentration intellectuelle, de précision dans les actes posés, de vigilance, de prise en compte de multiples informations… S’il est de tradition chez les ouvriers et les ouvrières du secteur industriel de faire des blagues, de rire et de se chamailler autour des chaînes de production en discutant des « choses de la vie », de l’éducation des enfants, des vacances, des écarts de conduite ou des performances autres que professionnelles, l’isolement et le stress des nouvelles conditions de travail font dire aux anciens que, malgré les difficultés physiques du passé, on avait plus de plaisir à travailler.

Gestion des compétences
Cette nouvelle approche de l’organisation du travail ne peut se réaliser sans une modification en profondeur de la gestion des ressources humaines. Dans le taylorisme, la gestion du personnel se limite à recruter du personnel et à le rémunérer conformément à une classification de fonction. Lorsqu’une modification de l’équipement le justifie, on organise rapidement une formation de manière à adapter l’homme à la machine.

Depuis que les exigences se sont accrues, les postes occupés par des ouvriers n’ont pas tous disparus, heureusement, mais un nouveau concept est apparu : le concept de métier. Le métier étant l’intégration de plusieurs fonctions. Ce regroupement a supprimé du même coup la part de la rémunération liée à la polyvalence, et la responsabilisation qui y est assortie a fait tomber plusieurs niveaux hiérarchiques jugés superflus. L’opérateur est invité à ne plus se contenter de mobiliser uniquement des compétences techniques, il doit aussi acquérir des compétences de communication, de créativité, le sens de l’initiative, un savoir-être, etc. Ces compétences nouvelles seront ensuite validées par la hiérarchie et le travailleur pourra espérer une rémunération au mérite, ou des formes de promotion en partie symbolique dont le passage vers le statut d’emploi.
Ces validations, pour une bonne part largement subjectives, se traduisent par une volonté d’individualiser partiellement, voire totalement, la rémunération et de disqualifier la négociation collective. Les marges de négociation étant actuellement réduites, la tension entre le collectif et l’individuel ne joue heureusement pas en faveur du mérite individuel. De nombreuses équipes syndicales ont perçu le piège qui était tendu et ne manquent pas de ramener la négociation sur les rails d’une défense collective des intérêts des travailleurs.

Patrons à l’écoute
La gestion des compétences passe aussi par des manœuvres visant à rencontrer les opinions, les souhaits et les besoins des travailleurs. La proximité, l’écoute individualisée, les entretiens, le screening ou d’autres techniques d’enquête ont été introduits dans l’entreprise. Dans le même temps, se sont multipliés des journaux d’entreprise, des séances d’information, des groupes de travail, des activités récréatives, etc. La communication bien maîtrisée est devenue un facteur clé du management, un instrument au service d’une propagande et un vecteur subtil de domination.

Il en va de même pour la formation qui, au-delà des apprentissages techniques, sert à obtenir l’adhésion des travailleurs sur les objectifs de l’entreprise, à sélectionner les salariés et à exclure les moins performants. La logique est simple : puisque le travailleur a bénéficié d’une formation, il est donc entièrement responsable de ses actes et censé exécuter correctement toutes les procédures. En cas de faute ou de manquement, l’entreprise s’estime déchargée de sa responsabilité. Si encourager la participation à la formation relève d’une attitude de père de famille, engager une négociation sur la politique de formation pour tous et suivant des méthodes pédagogiques adaptées relève plus du ressort de la délégation syndicale.
Ces initiatives qui ont parfois trouvé un écho positif auprès des travailleurs minent le rôle de la délégation syndicale dans son travail de représentation et de revendication. Le délégué syndical n’est plus le seul à fournir de l’information sur la marche de l’entreprise ou sur des négociations en cours. Bien sûr, les travailleurs ne sont pas dupes de ce discours patronal qui vient d’en haut. Il est d’ailleurs accueilli avec beaucoup de réserves et fait aussi l’objet de railleries. Cette stratégie de communication rend plus que jamais nécessaires de bonnes assemblées syndicales où le fait de parler sert à réfléchir ensemble, à rendre intelligible pour soi et pour les autres les connaissances, à trouver des expressions communes et à s’organiser démocratiquement.
Il n’en reste pas moins que de nombreuses études montrent que les travailleurs, en particulier ceux dont le travail est peu considéré, ont un réel besoin de reconnaissance autre que matérielle. L’intérêt subit que porte l’employeur pour certains travailleurs, assorti d’offres de formation, d’élargissement des tâches, de participation à des groupes de travail, d’opportunités d’évolution de carrière, etc. rencontre partiellement ce besoin de reconnaissance. Tout à coup, la hiérarchie reconnaît à l’opérateur un formidable potentiel... qu’il pourra mettre au service de l’entreprise.
Ce n’est que plus tard que l’opérateur se rendra compte que l’évaluation de la performance individuelle fera de lui un travailleur isolé de son groupe d’appartenance dans la négociation avec l’employeur, tant sur les conditions de travail que sur la rémunération.

Le Gavroche

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