« Années d’argent » (1945-1960), « Âge d’or » (1960-1974) et « Années de plomb » (1974 à nos jours), c’est souvent ainsi que nous est contée l’histoire économique de la Belgique. Ce découpage, qui reflète bien les ruptures des rythmes de croissance, permet-il pour autant de lire les différentes évolutions internes à chacune des périodes ? Philippe De Villé, professeur à l’IRES (UCL), nous propose ici une autre approche qui permettra de mieux comprendre l’émergence du concept d’État social actif.


La lecture historique traditionnelle de la croissance en longue période de l’économie belge durant ces cinquante dernières années fait ressortir trois périodes essentielles : de 1945 à 1960, période du « miracle belge » de l’immédiat après-guerre et des « années d’argent » (par contraste avec la période suivante qualifiée d’âge d’or), reconstruction suivie de croissance lente. De 1960 à 1974, c’est l’avènement de « l’âge d’or », croissance forte accompagnée d’un développement important des mécanismes de protection sociale, plus généralement des transferts publics et d’une transformation de la distribution macroéconomique des revenus. Enfin, de 1974 à nos jours, viennent « les années de plomb », stabilisation macroéconomique suite aux déséquilibres nés de la « crise » et reprise, plus cyclique et avec des taux de croissance tendanciels sensiblement inférieurs à ceux de la période précédente (1).

Logiques de régulation
Cette périodisation reflète bien les ruptures, constatées dans les séries statistiques, des rythmes de croissance en moyenne période. Focalisée principalement sur ces régularités statistiques qui fondent la cohérence de chaque période, elle met toutefois peu en lumière les évolutions, internes à chacune d’elles, tant des stratégies des acteurs que de leurs effets, éléments essentiels pour mieux comprendre les enchaînements, le basculement qui s’opère lors du passage d’une période à l’autre (2). En effet, les « années d’argent » de 1945 à 1960 ne sont pas qu’une inertie visant à préserver des positions acquises au plan international et aboutissant à une croissance lente et une consolidation d’avantages comparatifs statiques. Elles sont aussi l’élaboration d’un ensemble d’institutions dont la cohérence émergera progressivement comme mode de régulation socio-économique : le pacte social et la création de la sécurité sociale, la mise en place de la concertation sociale, les accords sur la productivité et les salaires. Naît ainsi pendant cette période le « compromis social fondateur » qui va marquer toute la période de 1960 à 1981 (3). Dans une telle perspective, la crise de 1974, contrairement à l’explication traditionnelle et malgré sa soudaineté, n’est pas que, ni surtout le fait d’un choc extérieur qui va dérégler brutalement la régulation prévalent, mais plutôt s’inscrit au sein d’un lent processus d’érosion intérieure de cette dernière. La détérioration des termes de l’échange extérieurs et la contraction de la demande mondiale n’en seront que les détonateurs, accélérant une dégradation du mode de régulation qui va aboutir à la « vraie » crise de 1981.

1982, année charnière
De 1974 à 1981, si les performances macroéconomiques se détériorent très vite, la nature des stratégies et les consensus qu’elles impliquent se révèlent au contraire d’une grande stabilité du moins dans leurs principes de base. L’année charnière de 1982 apparaît de ce fait comme exceptionnelle : y coïncident à la fois une rupture très marquée des évolutions macroéconomiques et un changement important dans les orientations de la politique économique reflétant de nouveaux rapports de force et de nouvelles stratégies des acteurs en présence. Toute la période s’étendant de 1982 à 1993 peut être ainsi vue comme une gestion nouvelle de la régulation macroéconomique sous-tendue par la recherche de modalités alternatives de ce compromis fondateur issu des années cinquante. Dans l’esprit de beaucoup, ces modalités doivent adapter ce compromis aux conditions contextuelles nouvelles sans toutefois en changer la logique de base et donc la légitimité sociale. Cette tentative semble déboucher sur une impasse et l’évolution de fait susciter une nouvelle interrogation : ces dernières années, à partir de 1993, n’annoncent-elles pas l’émergence cette fois d’un véritable nouveau mode de régulation globale marqué, du fait des orientations données aux transformations structurelles de l’économie européenne, par une hégémonie croissante des logiques financières et patrimoniales ? Hypothèse pour d’aucuns hasardeuse : le débat tournant par exemple autour de l’interprétation à donner de l’émergence de l' « État social actif » : continuité ou rupture par rapport à l' « État Providence », marque des décennies précédentes ? On serait donc tenté de proposer, à titre d’hypothèse, une articulation de ces cinquante dernières années autour de quatre phases : de 1944 à 1960, naissance du compromis historique fondateur reposant sur une gestion coopérative de la croissance, de 1960 à 1981, dominance du compromis fondateur comme mode de régulation coopérative entre partenaires sociaux : stabilité mais contradictions émergentes, de 1982 à 1993, émergence d'un nouveau compromis « par défaut », défensif, basé sur une gestion essentiellement non coopérative des assainissements macroéconomiques dans un contexte d’intégration européenne croissante. La fin de cette période marque définitivement la disparition du compromis fondateur, l’appareil politique d’État jouant un rôle central dans la gestion de cette transition. Après 1993, une nouvelle donne n’est-elle pas en passe de se superposer à la précédente ? Dans le cadre général de l’approfondissement de l’intégration économique européenne, en particulier au vu de la mobilité des capitaux et de la transnationalisation des gestions d’entreprises et des dérégulations des secteurs publics, une logique de gestion patrimoniale semble de plus en plus marquer le comportement de tous les agents économiques, privés et publics, transformer les structures des espaces économiques et de ce fait modifier profondément les logiques sous-jacentes aux processus de régulation macroéconomique, y compris dans leur dimension de politiques sociales.

Le compromis historique : de 1945 à 1981
Constitué à partir du pacte social de 1944, ce compromis, au sens d’un « donnant-donnant » entre partenaires sociaux, se donne d’emblée l’ambition de construire un véritable mode de développement dans une perspective de long terme (4). Les lignes de force en sont claires. Ce « contrat social » comporte trois clauses : la « paix sociale » contre la garantie d’un mécanisme stable de répartition des « fruits de la croissance », la reconnaissance de l’importance du marché, du commerce extérieur et donc de la compétitivité en échange de la garantie du maintien du pouvoir d’achat des travailleurs et enfin l’instauration d’un régime extensif de protection sociale en échange de l’acceptation que celui-ci soit financé par un mécanisme de solidarité entre travailleurs plutôt qu’entre citoyens.
Ces principes se traduisent dans quelques règles simples, décisives entre autres pour la dynamique des revenus des salariés d’une part, de la compétitivité-salaire de l’autre. D’abord, l’évolution des salaires réels suit tendanciellement les gains de productivité, ce mécanisme se gérant dans un système de concertation paritaire où le niveau sectoriel de négociation est décisif. Ensuite, le niveau des salaires réels est protégé des évolutions des prix nominaux, en particulier de l’inflation importée, par un mécanisme d’indexation ex-post et automatique des salaires nominaux sur l’évolution des prix à la consommation, incorporant donc aussi les modifications des termes de l’échange « extérieurs » (5). Enfin, se constitue un écart important entre salaire-coût et salaire net constitué par la composante importante de « salaire indirect », à savoir les prélèvements parafiscaux, base du financement du système de sécurité sociale. La mise en œuvre de l’ensemble de ces dispositifs ne se fera pas du jour au lendemain. Elle culmine avec les accords sur la productivité au milieu des années cinquante et les accords de programmation sociale du début des années soixante (6). La clef de lecture essentielle de l’évolution macroéconomique des années cinquante jusqu’au début des années quatre-vingt consiste à repérer toutes les tentatives d’approfondissement ou de maintien en fin de parcours, de ce compromis historique. L’autre composante, que nous n’évoquerons que brièvement, repose sur l’importance croissante de la gestion des stratégies et dynamiques régionales de croissance et la pression qu’elle va induire sur l’équilibre des finances publiques.
S’est ainsi construit un modèle de société, largement inspiré de l’analyse du capitalisme contemporain qu’en faisaient à la fois le mouvement social-démocrate (dans sa version allemande et scandinave), la démocratie chrétienne et une droite conservatrice, mais de fait pragmatique, et ce dans un contexte dont on se rend compte maintenant du caractère relativement exceptionnel. La croissance forte de l’environnement extérieur jusqu’en 1973 rendait en effet ce « jeu à somme positive ». On peut ainsi comprendre que beaucoup ont cru voir dans la brutale dégradation de nos termes d’échanges extérieurs (premier choc pétrolier) et dans la contraction brutale de notre demande extérieure en 1975 la cause de tous nos maux ultérieurs. L’immobilisme remarquable de notre politique économique jusqu’en 1981 s’est de fait nourri à cette époque de la conviction que ces difficultés étaient celles d’une conjoncture particulièrement abrupte, mais somme toute temporaire. La méconnaissance des implications de long terme du maintien de la régulation prévalant conduisait néanmoins droit dans le mur : la conjonction d’un déficit extérieur (paiements courants) d’une importance jamais rencontrée depuis longtemps et d’un déficit des finances publiques s’accélérant conduisait à la croissance parallèle de l’endettement extérieur de la nation et de celui de l’État (7). Une telle évolution de l’endettement, tolérable à court terme tant que la confiance des placeurs en permettait le financement, était de toute manière insoutenable à moyen terme. La pression sur la parité du franc et sur les taux d’intérêt allait immanquablement nous forcer aux ajustements en profondeur, ceux-ci étant d’autant plus douloureux que le temps se faisait long. Entre-temps, le prix de cet immobilisme s’avérait déjà élevé : en l’espace de six ans, de 1975 à 1981, l’industrie manufacturière perdait 250.000 emplois.

Un âge d’or « lézardé »
Un moment de réflexion suggère qu’au-delà de l’ébranlement provoqué par la crise internationale de 1973 à 1975, la reproduction du compromis historique était toutefois minée de l’intérieur dès sa conception et que, si l’on peut certes parler d’âge d’or pour les années soixante, derrière l’éclat d’une période de croissance exceptionnellement vive se cachaient des lézardes qui deviendront vite béantes. Pour comprendre ce point essentiel, les conditions macroéconomiques nécessaires à la stabilité du compromis historique peuvent être facilement énoncées.
1. Un taux de croissance de la productivité macroéconomique (et des productivités sectorielles !) suffisamment élevé pour répondre aux aspirations d’amélioration de standard de vie des travailleurs, pour répondre aux exigences de financement de la sécurité sociale et pour garantir la compétitivité (8). La croissance de la productivité est donc la variable clef de la régulation.
2. Un surplus extérieur courant permettant une politique de taux de change crédible, instrument indispensable pour le contrôle de l’inflation domestique et donc des différentiels de taux d’intérêt, mais devant aussi respecter les contraintes de compétitivité (taux de change réel). Les gains de productivité doivent donc permettre une éventuelle appréciation du taux de change nominal, ce qui impose une discipline dans la formation des salaires.
3. Une gestion des finances publiques garantissant un équilibre budgétaire à moyen terme, faute de quoi le maintien de l’équilibre extérieur peut s’avérer difficile. Un tel modèle, pour parfaitement cohérent qu’il puisse être en soi, a néanmoins une caractéristique majeure qui, paradoxe, n’est pas passée inaperçue dès la fin des années cinquante et pourtant ne figure que peu dans les textes de l’époque. En présence de chocs de demande, de ralentissement des débouchés, la variable d’ajustement est évidemment l’emploi. Aussi, pour maintenir le taux de chômage à un niveau acceptable compte tenu de l’importance des gains de productivité dans une telle régulation, il faut un taux de croissance global suffisamment élevé et stable. S’il ne l’est pas, la dynamique peut s’installer dans un sous-emploi durable. En outre, à plus court terme et en cas de ralentissement brutal de la croissance, le rôle d’anticipations défavorables peut contribuer à renforcer le blocage de cette croissance et renforcer la persistance de l’équilibre de sous-emploi à moyen terme (9).
Or, que constate-t-on entre 1960 et 1973 ? Si l’emploi total croît bien de 8,5 % sur l’ensemble de la période, l’essentiel de cette croissance de l’emploi trouve son origine dans le secteur abrité et public. L’emploi du secteur ouvert au mieux stagne voire régresse dans certains cas. Les gains de productivité, requis par la logique de régulation, inhibent fortement toute création significative d’emplois dans ce secteur extérieur alors que celui-ci opère pourtant dans des conditions de demande extrêmement favorables (10). Et le taux de chômage, certes très bas, commence néanmoins à augmenter lentement durant la seconde moitié des années soixante et le début des années septante, bien avant le choc de 1975.
La question des finances publiques mérite également l’attention. La logique du mode de régulation requiert une importance croissante des transferts directs aux ménages, et plus tard de l’intervention de l’État dans le financement de la sécurité sociale. L’étude de R. Savage nous apprend que les dépenses non-discrétionnaires ont une incidence défavorable, certes faible, mais sur toute la période 1960-1974 (11). S’installe donc une structure des dépenses dont la relative irréversibilité va rendre l’équilibre des finances publiques fragile au moindre ralentissement de la croissance tendancielle et à la hausse des taux d’intérêt réels.
Enfin, du côté de la contrainte extérieure, toute la période des années soixante se caractérise par un surplus courant, certes accompagné d’un affaiblissement du franc belge face au mark et au florin (12). Mais dans l’ensemble, notre taux de change nominal effectif marque plutôt une appréciation constante, comme la logique du modèle le suggère, et une détérioration de notre indicateur global de compétitivité jusqu’à la fin des années septante (13).

Stratégies frileuses
Enfin, du côté de la croissance, si les performances globales sont satisfaisantes durant cette période, beaucoup s’accordent à penser que le caractère « défensif » de l’investissement productif, souligné par A. Lamfalussy durant les années cinquante, se retrouve encore sous une forme quelque peu différente durant les années soixante. Celles-ci sont marquées par d’importants investissements de capacités plutôt que de rationalisation, mais de nature peu innovante, dans des lignes de produits relativement standard, trahissant des stratégies industrielles assez conservatrices. On peut se demander à ce propos si cette frilosité des stratégies, centrées sur l’exploitation des rentes industrielles existantes, est liée à la structure particulière des holdings industriels et financiers de l’époque. En tout état de cause, on a donc bien la conjonction d’un mode de croissance « intensif » au vu de la centralité des gains de productivité et « traditionnel » au vu de sa faible propension à la diversification. L’inertie qui semble inscrite dans le compromis historique, dont on comprend encore mal les raisons, va à nouveau peser lourd dans les capacités d’ajustement de l’économie belge durant la fin des années septante et les années quatre-vingt.
De 1974 à 1982, le compromis historique résiste tant bien que mal aux stratégies de plus en plus défensives des uns et des autres. Mais les contraintes macroéconomiques se dressent de manière implacable. Une dernière tentative est faite en 1981 pour sauver ce qui peut l’être encore : l’opération Maribel (diminution des cotisations de sécurité sociale des ouvriers compensée par une hausse des taux de TVA, neutralisée dans l’index), ingénieux dispositif pour modifier les termes d’échange « internes » mais qui vient trop tard et trop timidement. Tout est en place pour que compétitivité et rentabilité deviennent le leitmotiv de la politique de stabilisation : la dévaluation, rejetée aussi bien par la Banque nationale que par la plupart des organisations de travailleurs (mais pour des motifs différents !), se profile à l’horizon.
Philippe De Villé
Professeur à l’IRES, Département des sciences économiques de l’UCL

1 Voir Cassiers, DeVillé et Solar (1996) « Economic growth in Postwar Belgium », in N. Crafts et G. Toniolo, Economic Growth in Europe Since 1945, Cambridge University Press, CEPR Series, 173-209. Voir aussi : Cassiers I. (2000), sous la dir. de, « Que nous est-il arrivé ? Un demi-siècle d'évolution de l'économie belge », Reflets et perspectives de la vie économique, XXXIX, 1, 169 p.
2 ibid.
3 Pour reprendre l’heureuse expression de Denayer et Michel (2000), dans Cassiers, op.cit.
4 Le lecteur se référera à Jadot (2000), Denayer et Michel (2000) dans Cassiers, op.cit.
5 Les termes de l’échange « extérieurs » rapportent les prix à l’exportation aux prix à l’importation à la différence des termes de l’échange « intérieurs », rapportant les prix de la valeur ajoutée du secteur exposé à la concurrence internationale à ceux du secteur abrité de cette même concurrence.
6 Une analyse plus fine montrerait qu’à ce moment la compatibilité entre répartition des gains de productivité et maintien de la compétitivité est déjà inscrite en filigrane dans la régulation macroéconomique. La stimulation de la demande du début des années soixante et qui se poursuivra jusqu’en 1973 en voilera les aspects contradictoires, en particulier en ce qui concerne l’emploi.
7 Le déficit de l’ensemble des administrations publiques atteint près de 14 % du PIB en 1981, celui de la balance des transactions courantes à près de 4.5 %.
8 La prise en compte des dimensions sectorielles, exigée par la décentralisation des négociations paritaires est en principe capitale pour éviter les effets de démonstration dans la formation des salaires et les effets de transmission des hausses des prix dans la structure des coûts, en particulier pour le secteur exportateur et compte tenu du mécanisme d’indexation.
9 H. Sneessens et F. Mehta (2000), in Cassiers, op. cit.
10 On pourrait arguer que cette absence de création d’emplois s’expliquait surtout par une contrainte d’offre de travail. Mais si la tension sur le marché du travail avait été tellement forte, on aurait dû observer une croissance beaucoup plus forte des salaires nominaux dans ces secteurs afin d’y attirer la main-d’œuvre nécessaire. Ceci ne se vérifie que faiblement. Voir Cassiers et al. (1996), p.189, Tabl. 7.3.
11 R. Savage (2000), in Cassiers, op. cit.
12 A. Lamfalussy (2000) dans Cassiers, op.cit.
13 À l’exception de l’épisode de 1973 où le franc belge ne suit pas la réévaluation du mark.