Pour la première fois, une soixantaine de chefs d’État, des représentants de la Banque mondiale (BM), du Fonds monétaire international (FMI), de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ainsi que des entreprises multinationales se sont rencontrés en mars dernier sous l'égide des Nations Unies. Au menu de cette grand'messe : trouver des moyens financiers pour atteindre les objectifs de développement fixés par les Nations Unies (" Development Millenium Goals ") (1). Un programme ambitieux, pour un résultat qui laisse un goût amer.

 

Le fonctionnement de cette conférence était nouveau : au cours des sessions de préparation, le " facilitateur " vénézuélien, M. Escanero, a préparé et retravaillé un document qui, à chaque fois, s’est vu refusé car " il mettait trop en avant les intérêts des pays du Sud " (sic). Le rapport de haut niveau (dit rapport Zedillo), qui aurait dû jeter les bases de cette conférence et qui proposait des engagements concrets, n’a pas non plus reçu l'attention qu’il méritait. En janvier, lors de la dernière session de préparation, un consensus minimaliste a été obtenu, sous la pression de l’Administration américaine et avec l’accord de la Présidence européenne (Espagne). La conférence a donc commencé le 18 mars sur la base de ce " consensus de Monterrey " auquel on ne pouvait plus toucher, débordant de bonnes intentions mais sans échéances ni engagements concrets.
" Etre ou ne pas être à Monterrey ", telle est la question que se sont posé beaucoup d’ONG et de mouvement sociaux. Puisqu’il n’y avait plus rien à y faire… Les conclusions étant rédigées à l'avance, l'intérêt de cette conférence résidait plutôt dans la tonalité des interventions des chefs d’État et de gouvernements en séance plénière et, d’autre part, dans la possibilité de faire avancer certaines idées dans le cadre de réunions spécifiques. Notre présence visait également à rappeler notre existence aux " grands " de ce monde et à relayer les idées développées dans les différents sommets sociaux auxquels nous participons, notamment celui de Porto Alegre (2).
La conférence est apparue comme une grande foire de la coopération au développement : discours gouvernementaux plus ou moins dans le cadre du " consensus ", propos des institutions financières internationales qui, d’une part, semblaient reconnaître certaines failles du système mais, d’autre part, réaffirmaient leurs positions. Ailleurs, des tables rondes ont abordé la notion du " partenariat " et de la " cohérence ". Les discours se suivaient, les mots semblaient se perdre dans les salles … pas de réponse, pas de débat. Il n'y a que dans les ateliers organisés par les secteurs présents (ONG, institutions des Nations Unies, gouvernements, entreprises privées, etc.) que le débat pouvait avoir lieu.

Un texte décevant
Le " consensus de Monterrey ", cadenassé à l'avance, aurait pourtant eu besoin d'une sérieuse révision. Son introduction ne mentionne même pas les objectifs de développement du millénaire (Development millenium goals). Les questions de genre sont généralement traitées de manière marginale dans le texte, sans engagement concret. On se limite à quelques belles intentions du type " un développement durable soucieux de la parité et à visage humain aux quatre coins de la planète " (§8). Le chapitre sur les ressources financières nationales ne contient aucune obligation d’orienter les ressources internes en priorité vers les plus nécessiteux et la protection sociale. Ces questions de sécurité et de protection sociales ne sont pas envisagées comme un droit humain fondamental que l'État doit garantir, mais comme une mesure annexe à la réforme économique, un filet de sécurité en cas de crise. (§16). Le commerce international est vu comme le moteur du développement, notamment grâce aux accords internationaux de l’OMC. Malgré la mise en évidence des limites du libre marché et des disparités sociales de plus en plus marquées dans le monde (3), il n’y a aucune remise en cause du système en vigueur. Il n'y a pas de place pour d’autres manières de penser les échanges, l’économie (comme l’économie solidaire ou le troc, abordés à Porto Alegre). Le libre commerce est défini comme " universel, respectueux des lois, non discriminatoire et équitable ". Lors d’une des tables rondes sur la cohérence de l’aide, le représentant de l’OMC a dit, sans rire, que " le commerce est un moyen, pas une fin en soi, l’objectif est le développement, nous allons dans le bon sens. "
Plusieurs gouvernements du Sud se sont opposés à cette vision, sans pour autant nier le besoin d’échanges et de marché ; ils ont insisté pour pouvoir protéger leur économie interne, notamment par certaines mesures de protection de leur agriculture. L’Unifem (4) a dénoncé la cécité universelle face au rôle que peuvent jouer les femmes dans le développement. Elle a montré comment les politiques commerciales tuent les efforts de développement des femmes, encore trop souvent actives dans l’économie informelle ou non marchande. Les ONG de femmes s’inquiètent des conséquences d’une telle vision de l’économie : on risque de perpétuer une situation d'exploitation d'une main-d’œuvre – notamment féminine – et de discrimination encore plus marquée des femmes du secteur populaire. La libéralisation du commerce a, en effet, un impact différent sur les hommes et les femmes, aussi bien dans le domaine social que dans celui de l’emploi, du niveau de salaire, de la paupérisation ou du bien-être économique et social en général.

Investissements sans conditions
Le consensus de Monterrey prône l’importance des investissements directs étrangers, mais sans référence au respect des normes sociales ni à l’amélioration des conditions de production. Quelques passages nous révèlent l'esprit du texte – de bonnes intentions, aucune contrainte : " nous engageons les milieux d’affaires à tenir compte des conséquences de leurs actes non seulement sur l’économie et les finances, mais également sur le développement, la société, les femmes et l’environnement ". Le problème de la non-régulation des marchés financiers n’est pas non plus évoqué dans le texte. On n’y trouve aucune référence à l’importance de mettre en place une taxe sur les transactions financières (taxe de type Tobin). Et pourtant, le sujet à été abordé tout au long de la semaine. Le G77 (5), représenté par le Président vénézuélien, M. Chavez, a clairement demandé que la proposition d’une taxe type Tobin soit analysée au niveau mondial. Le gouvernement allemand a animé un atelier sur la version de la taxe Tobin proposée par le Professeur Spahn, car il estime qu’elle vaut la peine d’être étudiée au niveau européen. M. Chirac a mentionné la piste de la taxe Tobin comme possible nouvelle source de financement. Et d’autres gouvernements du Sud ont réinsisté sur l’importance d’une régulation des marchés financiers internationaux. De leur côté, les ONG ont considéré ces débats comme une avancée dans leur combat, tout en restant conscientes que la victoire est encore loin.


Le 0,7% ? Oui, un jour….
En ce qui concerne l’aide publique internationale au développement, le document demande aux pays riches d’atteindre les 0,7 % du PIB, mais sans imposer de calendrier. Sur ce point, on a vu les États-Unis et l’Europe se disputer le rôle de bienfaiteur de la planète, alors que ni l'un ni l'autre n'a de quoi pavoiser en la matière. Malgré les conclusions du Sommet de Barcelone qui n’ont pas montré beaucoup d’ambition de la part des Européens sur le point fondamental du 0,7 %, l’Europe brandissait sa décision d’atteindre un objectif intermédiaire moyen de 0,39% en 2006, et un objectif minimal de 0,33% pour chaque État membre individuellement, ainsi qu’un appel aux États membres qui sont déjà au-dessus de 0,7 %… à y rester. De l’autre côté, M. Bush, fidèle à son personnage, a axé son discours sur le commerce international comme voie royale pour le développement avec, néanmoins, un engagement d’augmenter de 5 milliards de dollars l’aide américaine au développement (6). Aide qu’il a conditionnée à la " bonne gouvernance " et à la lutte contre le terrorisme.
La Belgique s’est cependant démarquée de la position européenne, puisqu’elle s’est engagée à atteindre les 0,7 % de son PIB pour l’aide publique au développement d’ici 2010 et à assurer entre-temps une croissance annuelle de 47 % du budget de la coopération. Il est évident que les ONG belges devront rester vigilantes afin que ces propos ne soient pas, une fois de plus, un engagement qui n’aboutira jamais mais qui aura permis de donner, à Monterrey, l'image d’un pays volontaire.
De son côté, le Forum des ONG a demandé que soit tenu immédiatement l’engagement du 0,7 % (qui date du Sommet de Copenhague en 1995) de la part des pays industrialisés, sous peine de ne pouvoir jamais atteindre les objectifs du millénaire. En ce qui concerne la question de la dette extérieure, rien de plus que les mesures PPTE (Pays pauvres très endettés) actuelles (7) ; aucune référence à une nouvelle définition de la dette soutenable. La Belgique a demandé d’aller plus loin dans le processus d’annulation et a mis sur la table une proposition avancée en 2000 par des professeurs de quatre universités belges : la proposition PAIR. Ce mécanisme d'annulation progressive de la dette a le mérite de concerner un plus grand nombre de pays, mais demande d’être encore simplifié afin de ne pas freiner le processus engagé. Le Forum des ONG a exigé l’annulation immédiate de la dette externe des pays du Sud, sans conditions de type " ajustements structurels ".
Et pour demain ? Aucun engagement, hormis le fait que le principe d’une nouvelle conférence sera discuté en 2005. Pas de remise en question du fonctionnement des institutions internationales. Là aussi, les discours des gouvernements du Sud ont été clairs sur la question : au nom du G77, le Président Chavez a souhaité la suspension des institutions financières internationales actuelles. Fidel Castro a demandé de repenser le système institutionnel international depuis Bretton Woods jusqu’à aujourd’hui.

Conclusions des ONG
La déclaration finale du Forum des ONG (8) réaffirme qu’une autre mondialisation est possible, basée sur les droits humains. Les ONG ont rejeté le consensus de Monterrey, jugé insuffisant et basé sur un modèle néolibéral de développement qui empêche le développement durable. Le groupe des ONG de femmes a rappelé les conséquences sur les femmes de la politique de guerre américaine soutenue par l’Europe. Elles insistent sur l’urgence d’une approche de genre dans le financement du développement, demandent que celle-ci soit soutenue par des organisations mixtes et pas uniquement par des organisations de femmes. L’accès aux ressources naturelles pour toutes et tous ainsi que la conservation des ressources naturelles sont aussi des éléments indispensables au développement durable. Les femmes ont cependant noté une avancée dans le document : l’analyse par sexe des effets des choix budgétaires fait partie des efforts que la conférence de Monterrey estime capital d’appuyer.

Un regret du côté des " altermondialistes " : le manque d'unité du mouvement associatif. ONG et mouvements sociaux ne sont en effet pas parvenus à une action concertée, les unes s'intégrant dans le sommet officiel pour y faire entendre leur voix, les autres se tenant volontairement en-dehors, dans un forum social du type " Porto Alegre ". Durant la semaine, des ponts ont été jetés entre ces deux secteurs de la société civile afin d’aboutir à des conclusions qui s’appuient les unes sur les autres et ne soient pas en contradiction. ONG et mouvements sociaux sortent de cette semaine plus que jamais convaincus de l’importance de continuer à tisser un réseau international entre mouvements, associations, ONG, syndicats, organisations de femmes du Nord et du Sud, pour construire une autre mondialisation.

Sophie Charlier
(Entraide et Fraternité-Vivre Ensemble),
à Monterrey pour la Commission Femmes et Développement (9)

  1. Ces objectifs sont d'assurer, pour 2015, l'enseignement primaire pour tous les enfants, de réduire de moitié de la pauvreté mondiale et de réduire de deux tiers la mortalité infantile.
  2. Les principaux thèmes que nous avons suivis sont le genre dans le financement du développement, l’annulation de la dette, les 0,7 % du PIB pour l’aide publique au développement, la taxe sur les transactions financières, la gouvernance locale en lien avec le global, les institutions internationales.
  3. Fidel Castro a rappelé les chiffres suivants : dans le tiers monde, 1,2 milliard de personnes sont dans une situation de pauvreté extrême. L’abîme entre le Nord et le Sud ne cesse d’augmenter ! En 1960, la pauvreté au Sud était 37 fois plus importante qu’au Nord; aujourd’hui, elle est 74 fois plus importante. Nous sommes arrivés à de telles inégalités que les trois personnes les plus riches au monde détiennent une fortune équivalent au PIB des 48 pays les plus pauvres.
  4. Agence des Nations Unies pour le développement des femmes.
  5. Groupe des 77 pays les plus pauvres.
  6. Effort très insuffisant vu le pourcentage actuel extrêmement bas que consacrent les États-Unis à l’aide au développement (0,1%).
  7. Mesures d'allégement de la dette des pays pauvres très endettés.
  8. Le forum des ONG s’est déroulé du 14 au 16 mars; y ont participé des ONG et mouvements sociaux venant d’une bonne soixantaine de pays.
  9. Commission d'avis auprès de la DGCI (Direction générale de la coopération internationale), ministère des Affaires étrangères.