Suffit-il de réduire, voire de supprimer, la dette des pays en développement pour permettre à ceux-ci d’échapper à la pauvreté ? Une certaine redistribution Nord-Sud s’impose-t-elle encore, ou faut-il compter sur le marché pour assurer une "couverture minimum" des besoins essentiels des populations du tiers-monde ?

Comme le soulignait Thierry Dock dans un précédent numéro de Démocratie, "la volonté de baisser le poids de l’endettement des pays pauvres est certes un élément positif. Mais il ne faut pas se tromper. L’attention pour le tiers-monde ne croît pas, bien au contraire. Ce que les pays riches donnent d’une main – la remise de créances pour les pays les plus endettés –, ils le retirent de l’autre – à travers la diminution des efforts de coopération au développement" (1).
Nous voudrions ici non pas démontrer à nouveau combien l’inégalité dans l’accès aux ressources s’est accrue, mais nous interroger sur la relation entre dette des pays du tiers-monde, aide et coopération future. En effet, au cours des deux dernières années, le débat sur la dette du tiers-monde a conduit à une confrontation de plus en plus grande entre acteurs. Il a non seulement quitté les sphères feutrées des cénacles des organismes financiers internationaux, mais est passé d’un débat technique sur la durabilité de la dette et les moyens financiers à mettre en œuvre, à un conflit de plus en plus ouvert tant sur les moyens que sur les fins. Deux conceptions radicalement différentes de la coopération au niveau international s’affrontent ici. Pour comprendre le contexte dans lequel se situent ces oppositions, il est nécessaire de comprendre d’abord comment on est passé d’une conception de l’aide financière assimilée au don à une conception d’apports financiers devant répondre de plus en plus aux contraintes fixées par le marché.

Perte de sens
Notre hypothèse est que, dans les années 80 et 90, s’est mis en place un mode de reproduction inégalitaire qui s’est imposé à la logique de modernisation industrielle qui était le support des politiques de développement des années 50 et 60. Ce nouveau mode de régulation s’inscrit dans la dynamique de résolution de la crise au Nord, où la formation des revenus repose de plus en plus sur la maîtrise technologique des activités de services. Il remet brutalement en question, au Sud, les bénéfices attendus de la politique d’industrialisation, en particulier l’espoir de rejoindre la norme de consommation des pays industrialisés.

Les raisons de cette situation, où se brise le rêve des deux lames qui se rejoignent pour former la paire de ciseaux de la modernité, sont dues au retournement du cycle long de l’industrialisation dans les pays à hauts revenus. La croissance des revenus repose maintenant sur la croissance et la maîtrise de la technologie des services de communication et d’information et sur la rentabilité retirée de la conception-ingénierie dans la mise en œuvre de nouveaux produits. La mise à disposition de capitaux pour l’investissement est maintenant réservée aux pays qui font la preuve de leur capacité à s’insérer dans les réseaux des multinationales. La logique de rentabilité des patrimoines domine les politiques économiques et sociales. La croissance de la valeur ajoutée sur la base des ressources naturelles du pays se conjugue désormais avec les impératifs du libre-échange.

Le marché
Cette évolution des pays les plus puissants économiquement est importante pour comprendre comment se forge, dès les années 80, la conviction, au niveau de l’aide internationale, que les États en tant qu’institutions ne sont plus les agents porteurs de la modernité. Le marché sera donc chargé de désigner les "bons", c’est-à-dire ceux qui à court terme se révèlent capables de rentabiliser les capitaux financiers et de s’ouvrir aux marchés extérieurs. Cette conviction est tellement forte qu’elle se coule en loi naturelle de la croissance, et qu’il faudra l’une ou l’autre crise pour se rendre compte que les pays "miraculés" n’ont pas assimilé tous les principes du dogme.

En bref, au circuit vertueux crédit => industrialisation => croissance des revenus, succède à travers les objectifs des mesures d’ajustement structurel la réalité des années 80 : endettement => adaptation au marché => accès au partage des revenus. Cette nouvelle politique économique s’accompagne d’impératifs politiques et sociaux tels que la bonne gouvernance et la démocratie. Ces impératifs s’imposent de l’extérieur aux processus sociétaux (mode de socialisation des individus, fonctionnement des solidarités collectives) en cours dans les pays du tiers-monde. Dans ce contexte, la nécessité de l’aide ne s’inscrit plus dans une volonté de réduire les inégalités par le biais de transferts, mais simplement d’assurer une couverture minimum des besoins essentiels et du capital social des populations et, dans le meilleur des cas, de permettre le financement de l’infrastructure nécessaire pour accéder aux marchés des capitaux privés. Aux analyses sur la détérioration des termes d’échange, sur l’articulation agriculture-industrie dans le financement du développement et la création d’emplois, sur l’inégalité des revenus, et sur les modes d’industrialisation, succèdent des analyses sur la mauvaise gouvernance des pays, sur les liens communautaires freinant la dynamique du marché, sur une économie populaire non compétitive et sur l’incapacité des populations à maîtriser leur fécondité. Dans ce cadre, à part la démarche humanitaire et charitable, la redistribution ne s’impose plus, ni en termes de transferts liés à des inégalités d’accès aux ressources, ni en termes de compensations liées aux déséquilibres des "avantages comparatifs".

La liaison dette – pauvreté
Dès le début des années 80 vont ainsi se mettre en place des instruments multiples destinés à modifier les structures de l’offre dans les pays en développement : prêts d’ajustements structurels et sectoriels, facilités d’ajustement structurel et facilités d’ajustement structurel renforcé. Au fur et à mesure que la crise prend de l’ampleur et s’installe dans la durée, le FMI et la Banque mondiale vont élargir de plus en plus le champ des conditionnalités liées à leurs prêts. Cet élargissement est à la fois une manière de répondre aux critiques formulées à l’encontre des institutions financières internationales, mais également une façon, pour les pays les plus riches, de contrôler les nouveaux domaines d’action mis en avant par les grandes conférences internationales portant sur les politiques environnementales (Rio, 1992), démographiques (Le Caire, 1994), sociales (Copenhague, 1995)….

C’est dans ce cadre qu’en 1999, le FMI et la Banque mondiale envisagent de relier l’initiative d’allégement de la dette des pays pauvres très endettés avec la mise sur pied par ces pays d’une stratégie de lutte contre la pauvreté. La mise en œuvre de l’allégement de la dette n’intervient qu’une fois que le pays a pu démontrer sa volonté de mener un ensemble de politiques macroéconomiques et sociales cohérentes : le pays doit donc à la fois s’inscrire dans le cadre des plans d’ajustement structurel et orienter ses dépenses publiques de manière privilégiée vers la santé et l’éducation.

La confrontation des points de vue
Cette mainmise des grands organismes économiques et financiers internationaux sur les politiques sociales des pays au nom de la rationalité supérieure des mécanismes du marché va susciter une opposition de plus en plus structurée d’associations porteuses d’un message alternatif au "tout au marché" et opposées au contrôle des ressources mondiales par une minorité de gouvernements.

Dans les pays du Sud, de nombreux acteurs soutiennent l’idée d’une bonne gouvernance de la gestion publique, mais non dans le cadre d’un agenda externe aux populations. Cette externalité ignore, sinon détruit, les processus sociaux et politiques en cours, processus eux-mêmes enracinés dans l’histoire des peuples. À de nombreuses reprises dans le débat sur les conditionnalités, on se trouve confronté à cette contradiction entre le contenu des discours et leur lecture, et la mise en œuvre par des acteurs concrets. Ainsi, peu de personnes seront contre l’idée qu’il y a un lien entre équilibre macroéconomique à long terme, lutte contre la pauvreté, efficacité de l’aide, qualité de l’environnement… Par contre, le point de vue des acteurs peut être extrêmement différent sur ce qu’il faut comprendre par "long terme", "lutte", "efficacité", "qualité"… Dans le cadre de l’échange inégal que constitue la rencontre d’un donneur et d’un aidé, cette tension peut être d’autant plus vive que l’objectif déclaré est la maîtrise de l’opération par l’aidé.
Enfin, le débat sur la dette et la pauvreté tend à ignorer l’évolution des mouvements financiers des années 90 : où vont les investissements directs ? dans quels secteurs ? sur quel espace ? quelles sont les grandes relations entre secteurs qui sont en train de se définir à l’intérieur des différents réseaux ? quels sont les réseaux d’entreprises ? quelles sont les possibilités de valoriser les ressources locales à partir de ces différents réseaux, basés entre autres sur ces grands mouvements de capitaux, depuis une dizaine d’années ?
Peut-on prétendre lutter sérieusement contre la pauvreté sans se poser ces questions ?

Pour une refondation de l’aide
De cette confrontation nous semble ressortir la nécessité d’une coopération contractuelle faite d’une institutionnalisation de compromis basée à la fois sur la nécessaire exigence de solidarité et le respect des règles du jeu. La difficulté, dans cette refondation, est de renverser l’ordre des priorités en permettant aux pays pauvres de définir leurs enjeux sociaux et politiques et de ne pas faire de ceux-ci de simples instruments efficaces de la réception de l’aide. Si les normes de production restent définies par les multinationales par la maîtrise des brevets, comment l’économie populaire peut-elle sortir de sa stagnation, imposer ses règles de fonctionnement qui cherchent souvent à répondre à des préoccupations davantage sociales qu’économiques?

Les discours rationnels sur les ajustements et la technicité de plus en plus grande dans la présentation des projets nous font oublier trop vite que l’économie est un fait humain, et que les opérations économiques essentielles sont davantage basées sur la confiance que sur le calcul rationnel. Or, cette confiance n’est pas innée. Surtout dans le cadre inégalitaire entre les peuples que nous connaissons aujourd’hui, elle est l’objet d’un apprentissage où chaque partenaire cherche à expliciter à l’autre ses propres règles d’action, de manière à ce que les termes du contrat soient compris et appliqués de part et d’autre. Une coopération ainsi pensée pourrait permettre au politique et au social de retrouver leur prééminence sur l’économique.

Jean-Marie Wautelet
Président du Département des Sciences de la population et du développement (UCL)

(1) Dock Th., Dette du Tiers-Monde, in Démocratie, 15 mars 2000, n°6, p. 4.

Sombres évolutions

En 1960, l’aide publique au développement des pays de l’OCDE représentait 0,5% du revenu par habitant des pays riches. Elle n’en représente plus aujourd’hui que 0,2%. L’écart de revenu entre habitants des pays riches et pauvres s’est creusé. Les premiers, qui représentent 15% de la population, détiennent 78% des richesses mondiales. Les seconds, c’est-à-dire 60% de la population, n’en détiennent que 6,4 %.

- Sur ces données, voir The Reality of Aid, sur le site Web : http://www.devinit.org/
realityofaid/index.htm