La Jeunesse Ouvrière Chrétienne Internationale (JOCI) fête ses 100 ans. L’occasion d’évoquer avec sa présidente–elle-même enfant de la JOCI–les défis contemporains et futurs de ce mouvement, «une école de la vie» selon ses mots. Avec elle, nous revenons aussi sur la méthode d’action de cette organisation par et pour les jeunes qui place leurs expériences et leurs réalités matérielles–en particulier des jeunes travailleur·ses en situation de précarité et d’exploitation–à la base d’une transformation sociale collective.
Propos recueillis par la rédaction et France HUART
Quelles sont les formes de précarité qui touchent les jeunes aujourd’hui?
Les jeunes d’aujourd’hui sont confronté·es à une précarité multiple et croissante. Celle-ci se manifeste par une insécurité économique–emplois instables, chômage, travail informel ou sous-payé–ainsi qu’un accès limité au logement, à une éducation et à des soins de santé de qualité. Les jeunes travailleur·ses sont particulièrement exposé·es à des formes extrêmes de précarité. Beaucoup d’entre eux·elles travaillent dans la «gig economy»–c’est-à-dire une économie « à la tâche » dans laquelle les emplois sont flexibles et préciaires–en tant que livreur·ses, chauffeur·ses ou freelances numériques. Ils·elles sont souvent considéré·es comme des «indépendants», mais ne bénéficient d’aucune protection sociale réelle : ni contrat stable, ni assurance maladie, ni retraite. Ces jeunes travaillent parfois dans des conditions très difficiles : longues heures, rémunérations aléatoires, pression algorithmique, isolement, et impossibilité de faire valoir leurs droits. Ils doivent constamment être «disponibles» pour espérer gagner un revenu minimum, tout en assumant les risques liés à leur activité. Cette précarité a un impact psychologique profond. L’instabilité permanente entraine une augmentation du stress, de l’anxiété, de la dépression, et cela se traduit malheureusement par un taux croissant de suicide chez les jeunes dans de nombreux pays. La crise climatique aggrave encore cette insécurité. La dégradation de l’environnement et l’inaction politique face à cette urgence nourrissent un sentiment d’impuissance et de désespoir des jeunes face à l’avenir. Par ailleurs, la montée des idéologies d’extrême droite et des politiques autoritaires alimentent une grande déception vis-à-vis du système. De nombreux·ses jeunes perdent confiance dans les institutions, qu’ils perçoivent comme éloignées de leurs réalités et de leurs aspirations. En réaction, certain·es se réfugient dans les réseaux sociaux, se créant une bulle virtuelle qui peut renforcer l’isolement et le repli sur soi.
Comment la JOC adapte-t-elle son travail à ces nouvelles formes de précarité?
La JOC agit en offrant à ces jeunes travailleur·ses un espace où ils et elles peuvent exprimer leur vécu, analyser leur situation, et construire collectivement des réponses, comme le préconise la méthode «Voir, Juger, Agir »1 . Nous œuvrons aussi à la création d’espaces surs, hors ligne, où les jeunes peuvent s’exprimer librement et s’organiser collectivement. En matière de santé mentale, nous proposons des outils de soutien psychologique et de résilience. Enfin, afin de lutter contre l’isolement et la désinformation, nous menons tout un travail d’éducation aux médias et à l’esprit critique.
La méthode «Voir, Juger, Agir» est-elle toujours valable face aux défis actuels?
Je crois sincèrement que oui. Si nous visons un changement systémique dans la société, cette méthode est essentielle. Elle peut être adaptée de différentes manières pour correspondre aux caractéristiques actuelles des jeunes, sans perdre son essence. Elle permet aux jeunes de comprendre leurs réalités, d’agir et de créer une transformation durable dans leur vie et dans le monde qui les entoure. La méthode commence par le VOIR : nous analysons notre situation sous tous ses angles. Nous examinons les causes et les conséquences de nos luttes à travers une analyse sociale, politique, économique et culturelle. Cela nous permet d’avoir une compréhension plus profonde et plus complète de notre réalité. Ensuite, nous passons au JUGER : ici, nous réfléchissons à ce que nous ressentons face à la situation, comment l’améliorer et tendre vers notre idéal, et comment nos valeurs et principes nous guident dans cette analyse. Enfin, nous AGISSONS. C’est la partie cruciale où nous réfléchissons à quelles actions nous pouvons entreprendre, à titre individuel et collectif, pour transformer nos conditions de vie. Il ne s’agit pas seulement de comprendre le problème, mais aussi de prendre nos responsabilités pour transformer nos conditions. Via cette méthode, les individus, d’acteurs passifs, deviennent des acteurs de changement dans la société.
Comment intégrez-vous la question climatique dans vos luttes?
Au sein de la JOCI, la question du climat et de l’écologie sont au cœur de notre action. L’impact des changements environnementaux modifie déjà le monde du travail, et en tant que travailleur·ses, nous comprenons que la crise écologique impacte directement nos vies, nos moyens de subsistance et menace notre avenir. Ce sont les communautés les plus vulnérables–travailleur·ses précaires, migrant·es, etc. –qui sont souvent les plus touchées par la dégradation de l’environnement. Pour la JOCI, l’écologie n’est pas seulement une question environnementale, mais également une question de justice sociale. Nous articulons le changement climatique aux problèmes d’inégalité, d’exploitation et aux droits des travailleur·ses. La JOCI est activement impliquée dans la sensibilisation et l’action sur cette question à travers le monde. Par exemple, dans les mouvements JOCA (JOC des Amériques) du Chili et du Pérou, la question de la justice climatique est au cœur de leur travail. Au niveau régional en Asie-Pacifique, la justice climatique fait partie de leurs principales campagnes. En 2024, un séminaire régional a eu lieu, rassemblant les mouvements nationaux de toute l’Asie, durant lequel les questions de justice climatique et de protection sociale ont été abordées en profondeur. De plus, dans de nombreux mouvements, même si les actions spécifiques ne se concentrent pas directement sur les questions climatiques, un fort accent est mis dans l’éducation et la formation sur ces thématiques environnementales. La JOCI s’engage à ce que ses membres ne soient pas seulement conscient·es de ces enjeux, mais qu’ils et elles soient également activement impliqué·es dans la promotion de la justice climatique et dans la défense de politiques qui protègent à la fois l’environnement et les droits des travailleur·ses. Dans le cadre de notre célébration du centenaire, le 2 mai, nous organisons d’ailleurs un forum public qui aborde le thème de l’action et de la collaboration pour une transition juste pour la justice sociale et climatique. Cet évènement implique le MOC, l’ACV et d’autres partenaires, qui apportent leurs perspectives et leurs contributions à cet échange important.
Les droits des femmes sont aussi au cœur de votre action. Pouvez-vous nous en dire plus?
Oui, les jeunes femmes sont l’un des groupes les plus vulnérables dans la société actuelle. Dans de nombreux pays, elles continuent de subir des violences et des discriminations. Cette déshumanisation est profondément enracinée dans les structures sociales et malheureusement, dans la manière dont certaines femmes se perçoivent elles-mêmes. Cette oppression intériorisée est l’un des défis les plus difficiles à aborder. Au sein de la JOCI, nous sommes déterminé·es à sensibiliser sur ces questions et à veiller à ce qu’elles soient prises en compte au niveau national et international. Nous avons une Commission Genre au niveau international, qui joue un rôle clé dans l’organisation de webinaires et la création d’outils éducatifs pour sensibiliser nos membres à ces problématiques spécifiques au genre. De plus, la JOCI a développé des outils de base sur le genre, qui sont utilisés dans la formation de nos membres, afin de les aider à comprendre l’égalité entre les sexes, à lutter contre les violences et à promouvoir une société plus équitable. Cela permet de s’assurer que la question de l’égalité des genres ne soit pas seulement une discussion rhétorique, mais constitue un enjeu transversal dans notre travail à tous les niveaux du mouvement.
Vous avez développé un protocole de protection des femmes à tous les niveaux de votre organisation. Pouvez-vous nous l’expliquer?
Bien sûr. Ce travail est mené par une commission dédiée, composée notamment de membres d’Amérique latine. L’objectif est de créer un cadre international qui reflète nos valeurs d’égalité, de dignité et de sécurité pour toutes les femmes impliquées dans notre mouvement.Bien que le protocole soit défini au niveau international, il est conçu pour être adapté par chaque mouvement national, en fonction de sa réalité locale et de ses lois. Nous pensons qu’il est essentiel que les mouvements nationaux s’approprient cet outil pour le rendre réellement efficace et applicable dans leur contexte. Ce protocole vise à établir des normes claires et des mécanismes concrets pour prévenir les violences sexistes, soutenir les victimes et promouvoir un environnement sûr et respectueux. Il inclura également des volets de sensibilisation et de formation autour des violences de genre et des discriminations. Nous espérons que ce protocole ne serve pas uniquement à notre propre mouvement, mais qu’il inspire d’autres organisations de jeunesse et de travailleur·ses. Il reflète notre engagement pour un changement structurel profond et notre conviction que la transformation sociale commence par la cohérence entre nos valeurs et nos pratiques internes.
En 2025, pour le centenaire de la JOCI, vous avez choisi de lancer une campagne autour du travail précaire et de l’injustice sociale. Pourquoi ces thèmes?
Nous avons choisi ces thèmes, car nous avons compris que le travail précaire est une sorte de «parapluie» sous lequel se retrouvent de nombreuses réalités vécues par les jeunes aujourd’hui. Mais la précarité ne se limite pas au travail : elle touche aussi l’éducation, le logement, la santé, le bien-être mental... C’est pourquoi nous ne revendiquons pas seulement un travail décent, mais une vie digne pour les jeunes. Il est essentiel que les jeunes travailleur·ses se sentent valorisé·es, peu importe leur emploi. Le respect, la dignité et la reconnaissance doivent être au cœur de l’expérience professionnelle. Le travail ne doit pas être une source d’anxiété ou de peur, mais plutôt une source de stabilité, d’identité et de fierté. Pour développer cette campagne, nous organiserons en octobre et novembre 2025 une série de webinaires qui aborderont la précarité du travail à travers les différentes réalités du monde. Parallèlement, nous travaillons à mettre à jour nos analyses existantes sur le travail précaire dans chaque continent. Cela nous permettra d’adapter nos revendications à la réalité actuelle et d’élaborer notre stratégie en nous basant sur l’expérience concrète des jeunes travailleur·ses. Nous accorderons également une attention particulière aux travailleur·ses de l’économie des plateformes, car leurs luttes sont étroitement liées aux discussions générales prévues lors de la Conférence internationale du Travail (CIT). Il nous semble essentiel d’apporter des témoignages concrets et des propositions claires, afin que notre déclaration finale reflète les réalités vécues et les besoins urgents. Nos revendications porteront sur l’accès à un emploi stable et équitable, la protection sociale, les droits des travailleur·ses, la santé mentale et la reconnaissance de toutes les formes de travail, y compris le travail informel et celui effectué sur les plateformes numériques. À travers cette campagne, nous voulons sensibiliser, mobiliser la jeunesse et influencer les politiques, à la fois au niveau international et en encourageant les mouvements nationaux à s’approprier ces luttes localement.
En quoi le centenaire permet-il de mieux comprendre l’impact historique de la JOCI sur la vie des jeunes et sur la société?
Le centenaire n’est pas simplement une célébration, c’est un processus vivant qui nous permet de réfléchir, de nous reconnecter et de nous projeter dans l’avenir. C’est une occasion de mesurer l’impact historique de la JOCI, non seulement en tant qu’organisation, mais comme un mouvement qui a transformé des vies et influencé des sociétés entières. Dès l’ouverture du centenaire le 12 avril, nous avons commencé à publier des témoignages de jeunes et d’anciens membres, ainsi que de nos partenaires et réseaux. Ces récits–partagés sur nos réseaux sociaux – illustrent concrètement comment la JOCI a permis d’autonomiser les jeunes, de promouvoir le changement social et de lutter contre l’injustice, à travers les générations et les continents. Dans le cadre du centenaire, nous invitons les mouvements nationaux à organiser des échanges entre jeunes et anciens membres, afin de renforcer le lien entre notre histoire et notre présent. Ces rencontres intergénérationnelles permettent de bâtir un pont entre les générations–un moyen d’apprendre du passé tout en se préparant pour les luttes actuelles et futures. Cela nous permet de renforcer notre mouvement et de renouveler notre engagement à travers la mémoire partagée et l’action collective. Ce dialogue n’est pas symbolique–il est stratégique. Il nous permet d’approfondir notre analyse et notre action à partir de récits concrets. Ce centenaire nous aide à nous rappeler qui nous sommes, à reconnaitre notre force collective, et à renouveler notre engagement pour une vie digne pour toutes et tous. Il nous montre aussi que la JOCI est une force de résistance face aux menaces qui pèsent sur les gens et sur la planète.#