PHOTO 2025 01 30 17 30 34Présent à l’occasion des 50 ans de l’ONG WSM, le syndicaliste indonésien Bismo Sanyoto, engagé dans le mouvement depuis 25 ans, a livré au MO* magazine son analyse de la situation sociale de son pays. S’il constate que la situation des travailleur·ses s’améliore, il soulève aussi les pressions subies de toutes parts par les mouvements sociaux. Le syndicaliste a l’impression que la société civile doit désormais se débrouiller seule.  

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Propos recueillis par John VANDAELE, journaliste pour MO Magazine.

Les travailleur·ses ont-ils pu bénéficier des années de forte croissance économique en Indonésie ?

Oui, l’Indonésie est devenue un pays à revenu intermédiaire. Des millions de personnes ont échappé à la pauvreté, même si beaucoup se situent à peine au-dessus du seuil de pauvreté. Il reste donc beaucoup à faire. Le précédent président, Joko Widodo, a mis en priorité le développement d’infrastructures, ce qui est bon pour l’économie à long terme. En outre, une assurance maladie a été mise en place.

L’assurance maladie est une mesure nationale dont la couverture est universelle. Cela fonctionne-t-il ?

C’est le plus grand fonds de santé au monde et il fonctionne. Tout le monde doit obligatoirement s’affilier et payer une cotisation. Le gouvernement prend en charge les cotisations des plus précarisé·es. Cela n’empêche pas les problèmes. Par exemple, les services des hôpitaux des iles les plus éloignées de l’archipel sont très limités.

Cette assurance est-elle donc allée de pair avec un progrès social ?

Oui, et c’est positif. En tant que syndicat, nous avons joué un rôle à cet égard. En 1998, l’une de nos revendications était d’améliorer les conditions de vie des gens en introduisant une sécurité sociale universelle, la nouvelle Constitution (amendements à la Constitution adoptés durant les années qui ont suivi la démission de Suharto en 1998, NDLR) exigeant que l’État fournisse une protection sociale. Jusqu’en 2001, il ne s’est rien passé, mais nous nous sommes alors battus en tant que syndicat, avec la société civile, en faisant pression sur le parlement et en organisant de grandes manifestations. La protection sociale a été mise en place progressivement : d’abord l’assurance maladie, puis l’assurance accident et l’assurance vieillesse, et maintenant le fonds de pension et l’assurance en cas de perte d’emploi. Cette dernière consiste en une petite allocation, se concentrant principalement sur la formation.

En 2014, Joko Widodo devenait président. Au départ, il a mené des actions positives, mais cela n’a pas duré. Quel a été son impact sur le pays ?

Lorsque Joko Widodo est arrivé au pouvoir, il y avait beaucoup d’espoir. Il ne faisait pas partie de l’élite, il s’était engagé à construire des infrastructures et il n’y avait pas de corruption. Les choses ont changé au cours de son second mandat, après le COVID. Peut-être cela est-il aussi lié à l’augmentation du chômage. Dans le droit du travail, on a vu des changements en matière de salaire minimum par exemple. Nous n’étions pas prêts pour cela. En outre, le gouvernement a tenté de faire taire les voix critiques. Nous craignons que les choses n’empirent avec le nouveau président élu en octobre 2024 Prabowo Subianto, gendre de Suharto, au passé violent de général de l’armée. Nous continuons à croire qu’il faut parler au gouvernement, mais il sera plus difficile de mener des actions de confrontation musclées. Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu recours à la violence, mais cela pourrait arriver.

La Chine, quant à elle, est devenue une puissance mondiale où les libertés civiles sont très limitées. Elle investit aussi massivement en Indonésie. Cela joue-t-il un rôle dans cette évolution ?

L’Occident n’est plus un modèle. Notre gouvernement se tourne vers l’Est. Dans son premier discours, Prabowo a déjà déclaré que l’Indonésie était une démocratie aux caractéristiques indonésiennes, par analogie avec la Chine qui se définit comme une démocratie aux caractéristiques chinoises. Le premier voyage à l’étranger de Prabowo s’est également déroulé en Chine, les États-Unis n’ayant suivi que plus tard. Sous Widodo – qui avait déjà déclaré diplomatiquement que la Chine investissait 20 fois plus en Indonésie que les États-Unis – on se demandait encore si l’Indonésie allait devenir membre de l’OCDE ou des BRICS+. Immédiatement après son entrée en fonction, Prabowo a demandé à devenir membre des BRICS+.

L’Indonésie ne désire pas seulement extraire du nickel, mais aussi le traiter localement. Elle a donc interdit l’exportation de nickel brut. L’UE a réagi très différemment de la Chine, n’est-ce pas ?

L’UE a attaqué l’interdiction d’exportation à l’OMC. Nous avons perdu l’affaire, mais Widodo a maintenu l’interdiction d’exporter. La Chine a investi massivement dans des fonderies pour raffiner le nickel localement.

Quelle est la meilleure réponse ?

Les Chinois, bien sûr. L’Indonésie veut gravir les échelons économiques. Il y a l’exploitation minière, la fonte, la production d’acier pour laquelle 80 % du ferronickel sont utilisés. Récemment, une entreprise sud-coréenne s’est lancée dans la production de batteries. Bientôt, nous produirons des véhicules électriques dont toute la chaine de production se trouve en Indonésie.

Comment concilier cela avec le discours de l’Europe en matière de développement ?

L’UE vit toujours dans le passé, en insistant sur les sanctions. Pour des pays comme l’Indonésie, il existe désormais des alternatives comme la Chine, la Corée du Sud et le Japon qui investissent avec nous. Les échanges commerciaux se font déjà principalement en Asie. Tout peut être fabriqué là-bas. Lorsque le président Macron a déclaré que la France ne voulait pas d’huile de palme en provenance d’Indonésie en raison de la déforestation, Prabowo a répondu qu’il la vendrait en Afrique ou qu’il l’utiliserait dans son pays. La Chine est un modèle pour l’Indonésie. Elle s’est développée à une vitesse fulgurante et a sorti 800 millions de personnes de la pauvreté en 40 ans. L’Indonésie veut s’inspirer de ce modèle. L’Europe se contente de parler du rôle de la démocratie et de la société civile, mais n’investit pas. La Chine, elle, le fait.

Cela vous met-il sous pression ?

Les mouvements sociaux comme le nôtre subissent des pressions de toutes parts : du gouvernement, des entreprises, mais aussi de l’Europe, qui commence à retirer son soutien. Les pays qui nous ont toujours soutenus ne feront ni plus ni moins. On a l’impression que la société civile indonésienne doit désormais se débrouiller seule. C’est un grand défi pour de nombreuses ONG.

Le changement climatique est-il une préoccupation en Indonésie ?

L’Indonésie est constituée de 17.000 iles, dont beaucoup sont menacées par l’élévation du niveau de la mer. Mais les gens vivent au jour le jour.

Comment peuvent-ils penser au climat alors qu’ils doivent se battre pour survivre ? Les dommages que subissent déjà les pays pauvres devraient être pris plus au sérieux.

Que voulez-vous dire ?

Les émissions devraient être calculées à partir de l’industrialisation, avec la responsabilité historique des pays riches. Or, c’est souvent le contraire qui se produit. Le Pakistan est au bord de la faillite à cause d’inondations massives. Mais si le pays doit emprunter au Fonds monétaire international (FMI), où les pays occidentaux sont les principaux pourvoyeurs de capitaux, il doit payer un taux d’intérêt plus élevé parce que c’est un pays à risque. Cela n’a aucun sens. Le climat, c’est comme le Titanic : nous savons que le bateau va couler, mais nous continuons à chanter.

Comment rendre équitable la transition vers une économie climatiquement neutre ?

Du point de vue des travailleur·ses, il s’agit principalement d’encourager des politiques de reconversion vers d’autres emplois. En Indonésie, c’est souvent difficile, car ils et elles n’ont souvent pas les moyens de transport pour aller travailler ailleurs. En outre, que dire aux gens qui n’ont pas d’électricité ? Nous ne pouvons pas arrêter rapidement les centrales au charbon s’il n’y a pas d’alternative. Pour l’Indonésie, cela signifierait sacrifier le développement. Cela n’arrivera pas. De plus, si l’Indonésie veut produire de l’énergie alternative avec du nickel – des batteries ou des panneaux solaires – la Chine s’avère être une aide, alors que l’Europe s’y oppose.

L’approche de l’Europe en matière de développement durable ne semble pas non plus faire l’unanimité ?

La loi européenne sur la déforestation affecte les producteurs d’huile de palme, de café et de cacao. Il est vrai que l’huile de palme détruit la forêt, mais 80 % des producteurs d’huile de palme sont de petits exploitants. Si l’on exige des producteurs qu’ils prouvent, au moyen de procédures de certification complexes, qu’ils n’ont pas déforesté, les grandes entreprises seront gagnantes et les petites perdantes. C’est discriminatoire. L’accord commercial avec l’Indonésie ne sera pas finalisé à cause de l’huile de palme. Et cela pour quelque chose qui n’empêchera pas la déforestation. En effet, l’Indonésie peut vendre son huile de palme ou son café ailleurs. L’approche européenne ne fonctionne donc pas, elle perturbe les relations et il faut s’attendre à des représailles.

Comment faire mieux ?

Pourquoi ne pas essayer des projets de reforestation ? L’UE peut les cofinancer. Le transfert de technologie est également intéressant, par exemple pour l’énergie éolienne, mais les Européens ne veulent généralement pas transférer de technologie. Les Chinois, eux, le veulent. C’est là toute la différence. Par exemple, le Japon et la Chine veulent tous deux construire les chemins de fer indonésiens. La seule condition est que la technologie soit transférée. Le Japon ne veut pas le faire, la Chine le veut.

Pourquoi ?

La Chine veut rétablir son honneur après ce qu’elle appelle « le siècle de l’humiliation ». En aidant les autres, les Chinois s’aident eux-mêmes. Dans le secteur du textile, par exemple, ils ont depuis longtemps cessé de tout prendre pour eux, pour le distribuer dans la région. Ils ont investi dans la plus grande zone textile du Bangladesh, construit un port au Cambodge. Bref, ils construisent une sorte de réseau.

Le Pakistan est au bord de la faillite à cause d’inondations massives. Mais si le pays doit emprunter au Fonds monétaire international(FMI), où les pays occidentaux sont les principauxpourvoyeurs de capitaux, il doit payer un taux d’intérêt plus élevé parce que c’estun pays à risque. Cela n’a aucun sens. Le climat, c’est comme le Titanic : nous savons que le bateau va couler,mais nous continuons à chanter.

Que pensez-vous de leur réseau, l’initiative Belt and Road (BRI) (projet de nouvelles routes de la soie visant à relier économiquement la Chine à l’Europe – NDLR) ?

C’est une bonne chose. Même pour l’Afrique. Comment se fait-il que l’Afrique n’ait pas eu de routes ou de ports pendant tant d’années ? Aujourd’hui, les États- Unis et l’Union européenne commencent également à investir pour concurrencer la Chine. Bien sûr, nous nous interrogeons sur le fait que la Chine exporte parfois des travailleur·ses chinois·es vers ses chantiers à l’étranger. Dans les fonderies de nickel de Sulawesi, ces travailleur·ses chinois·es sont également des victimes. Ils et elles ne sont même pas autorisés à quitter la zone. C’est un problème, mais en fin de compte, les avantages l’emportent sur les inconvénients.

Avec son propre réseau, le Global Gateway, l’Europe veut aussi être compétitive.

L’Europe scie parfois sa propre branche, par exemple en arrêtant d’acheter du gaz russe. En conséquence, l’économie allemande ne grandit plus.

L’UE devait-elle se contenter de tolérer cette violation du droit international ?

Bien sûr, l’invasion est inacceptable, mais pourquoi Israël est-il autorisé à s’emparer d’un morceau de terre ? Ou de commettre un génocide ? Le double standard est évident depuis longtemps, mais le génocide à Gaza dépasse tout.

Que pensez-vous du devoir de vigilance imposé aux producteurs européens pour qu’ils respectent les normes sociales et environnementales tout au long de leur chaine de production ?

Parfois, cela fonctionne, parfois non, en fonction du secteur. Si la finalité du marché se situe en Occident, la pression est forte. S’il se trouve en Chine, ce n’est pas le cas. Je pense qu’il n’y a que deux choses qui peuvent réellement améliorer le niveau de vie et les conditions de travail de notre peuple : le syndicat au niveau de l’entreprise et le mouvement social au niveau national avec la négociation collective. Pour cela, il faut de vrais syndicats dans les entreprises. Sinon, même avec une pression extérieure, il est difficile de progresser. Il en va de même pour la législation : s’il n’y a pas de syndicats, ce sont les employeurs qui fixent les règles.

Qu’est-ce qui est le plus important : le devoir de vigilance ou l’investissement ?

Je pense que les investissements sont évidemment importants, mais en même temps, il faut s’efforcer de garantir un espace civil pour que les syndicats soient présents dans ces projets d’investissement. Les deux sont importants. Si vous ne soutenez que le syndicat, le gouvernement n’aime pas ça. Il vaut mieux faire les deux. Ce serait bon pour la réputation de l’Europe. Aujourd’hui, l’Europe perd sa crédibilité à cause de Gaza et de ses nombreuses sanctions. #

Le Gavroche

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