Capture decran 2024 09 26 a 154904Youri Vertongen, politologue à l’UCLouvain Saint-Louis, a retracé la manière dont des personnes sans papiers se constituent en sujets politiques et se mobilisent pour obtenir leur régularisation, des années 1970 à nos jours. À travers le cas de la Coordination des sans-papiers de Belgique (2014-2024), il analyse la nature des relations parfois conflictuelles entre les sans-papiers et les acteurs solidaires, mettant en avant ce qui se joue dans ces interactions. Sa recherche publiée en deux tomes aux éditions Academia offre une réflexion sur les questions de micropolitique au sein de ces mouvements sociaux.

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Propos recueillis par Stéphanie Baudot et Manon Legrand 

papierpourtousContre l’idée selon laquelle la mobilisation des sans-papiers est improbable, votre travail montre que ce type de mobilisation s’est multiplié au cours de ces quarante dernières années, faisant passer les personnes sans papiers du statut «d’objets de la politique» à «sujets politiques». Expliquez-nous.

 Penser que la mobilisation des personnes sans papiers est improbable est une idée qui existe en creux dans la sociologie des mouvements sociaux depuis les années 1970. Elle repose sur l’hypothèse que pour se mobiliser, on a besoin de ressources (financières, matérielles, en temps...). Or, les sans-papiers sont souvent associés à des acteurs faibles d’un point de vue sociopolitique au regard de leur situation administrative précaire qui les empêche a priori d’accumuler ces ressources. C’est en partie vrai. Ces personnes souffrent d’une forme d’affaiblissement de leur situation sociopolitique dont découle une forme de précarité socio-économique, culturelle, sociale et parfois éducationnelle.

À l’inverse, je défends la thèse que ces acteurs ne sont pas structurellement faibles, mais le sont conjoncturellement. C’est-à-dire qu’ils sont faibles dans le contexte de l’État-nation belge qui leur refuse un accès à la citoyenneté pleine et entière, à l’égalité politique avec les citoyens nationaux. Autrement dit, ils ne sont pas faibles par essence, ils subissent un affaiblissement en raison des mécanismes de domination, de discrimination, de xénophobie, dont ils sont victimes.

Par ailleurs, il est remarquable que ces acteurs mobilisent des ressources acquises dans leur pays d’origine–à travers leurs études, leur histoire, leur éducation, leur centre d’intérêt, leurs actions– mais aussi au cours de ce qu’on appelle leur «carrière migratoire»1 . Il s’agit par exemple des connaissances acquises au contact des cadres politiques et juridiques des États d’immigration, des aptitudes de négociation avec les pouvoirs publics, des apprentissages liés aux embuches rencontrées dans leur parcours migratoire, etc. Ce capital migratoire ou militant est réinvesti dans la cause pour rendre visible leur mobilisation et d’une certaine manière interpeller les pouvoirs publics sur la situation des personnes sans papiers et exiger que ces dernières accèdent à leur requête. On peut dire dès lors que mon travail a été de déplacer la focale et d’insister sur l’analyse des ressources propres de ces acteurs.

Pour nous militant·es, soutiens, citoyen·nes attentif·ves à l’égalité entre les êtres humains, il est important de prêter attention à cette agentivité revendiquée des personnes sans papiers.

Il y a dès lors un enjeu pour ces collectifs militants d’être reconnus comme des acteurs mobilisés et non seulement mobilisables?

En effet. Du fait de cette hypothèse, l’opinion publique en général pense que les sans-papiers devraient forcément être secondés par des personnes avec papiers (des délégués syndicaux, des responsables associatifs, des membres d’ONG, des citoyen·nes, etc.) qui implicitement ou explicitement seraient ainsi amenées à prendre la place des premiers concernés dans le débat public et dans les actions de visibilisation, de protestation et de négociation. Les collectifs de sans-papiers ont dès lors tendance à lutter contre cette idée d’une forme de substitution de leur parole par celle des soutiens et entendent au contraire mettre en exergue leur vocabulaire, leurs ressources et revendications lorsqu’il s’agit de débattre de la nécessité ou de la légitimité ou non d’avoir des papiers. Ainsi, pour nous militant·es, soutiens, citoyen·nes attentif·ves à l’égalité entre les êtres humains, il est important de prêter attention à cette agentivité revendiquée des personnes sans papiers.

Vous vous êtes intéressé aux dynamiques relationnelles entre sans-papiers et acteurs de la société civile. Vous soulignez que cet espace «hybride» du mouvement social, composé de personnes avec et sans papiers, est aussi traversé par des tensions, voire des conflits. Pourriez-vous expliquer?

Les personnes sans papiers qui revendiquent une forme d’autonomie vis-à-vis de leurs soutiens luttent en permanence contre la tentative ou la tentation qu’ont ces derniers à parler à leur place. Cela peut créer une forme de tension entre, d’une part, un acteur qui tente de revendiquer son autonomie, et d’autre part, un acteur qui, au nom du fait que l’autre n’est pas suffisamment fort, lui porte son soutien et donc amoindrit cette autonomie.

On peut toutefois remarquer que les soutiens eux-mêmes peuvent manifester des formes de vexation face à cette revendication d’autonomie. Une organisation syndicale par exemple qui a une longue carrière militante sur les enjeux de sans-papiers n’a pas nécessairement envie de se laisser dicter son mode d’action, son carnet de revendications par un groupe qui existe depuis moins longtemps. L’autonomie des acteurs sans papiers se confronte donc à celle des acteurs institutionnels et associatifs qui les soutiennent.

Une organisation syndicale par exemple qui a une longue carrière militante sur les enjeux de sans-papiers n’a pas nécessairement envie de se laisser dicter son mode d’action, son carnet de revendications par un groupe qui existe depuis moins longtemps.

N’y a-t-il pas aussi, dans le positionnement des collectifs de sans-papiers, la nécessité de «faire corps» plutôt que de risquer la division interne?

Oui, tout à fait. Disons que le régime des frontières (l’État ou l’UE par exemple) définit les règles de la politique migratoire ainsi que des catégories de migrant·es qui apparaissent légitimes, et d’autres qui ne le sont pas. Le résultat est une série d’échelles de légitimités socio-administratives créées par la politique des frontières qui se confrontent et qui produisent un différentiel de (ill)légitimité morale dans l’opinion publique entre les migrant·es: entre les «migrant·es économiques» et les «migrant·es demandeur·ses d’asile», entre les «bon·nes réfugié·es» qui viennent d’une région du monde médiatisée positivement (l’Ukraine, par exemple) et celles·ceux qui viennent d’une région du monde mal perçue (le Soudan, la Palestine), entre «bon·ne migrant·e» venu·e travailler et «mauvais·e migrant·e» venu·e profiter du système. Ces catégories évoluent très vite au gré des contextes sociopolitiques. Une des stratégies des sans-papiers consiste donc à faire front commun sous la catégorie englobante de sans-papiers; une catégorie qui ne dit in fine rien de l’origine de la personne, de son âge, de sa langue, de la raison qui a présidé à sa venue en Belgique. C’est une catégorie abstraite qui n’existe pas dans le droit et qui vise à subsumer l’ensemble des migrant·es en quête de statut sous une bannière qu’on va tenter de politiser dans le cadre d’un mouvement de lutte.

La stratégie de la Coordination des sans-papiers de Belgique (un collectif qui existe depuis 2014) se fonde, par exemple, sur une homogénéisation de la catégorie des sans-papiers («on est tous des sans-papiers»), mais laisse également la possibilité pour les sous-groupes qui la composent de mettre en exergue leurs spécificités (hommes, femmes, anglophones, travailleurs, pays d’origine…) en tentant de les articuler dans un grand cahier des charges commun.

En dépit d’une stratégie de front commun, vous relevez des épisodes de lutte caractérisés par des stratégies qui mettent au contraire en avant des particularités, comme vous l’avez montré avec le Comité des 450 Afghans...

En 2013-2014, le Comité des 450 Afghans a en effet fait le choix d’homogénéiser la composition de son collectif, faisant de la nationalité afghane le point de rassemblement des demandeur·ses d’asile. Leur objectif: réclamer la reconnaissance collective d’une protection subsidiaire, statut qu’ils estimaient légitime de revendiquer du fait de l’implication de la Belgique, via l’OTAN, dans la guerre en Afghanistan. Plus récemment, un Comité de femmes sans-papiers s’est organisé pour mettre en exergue une série de caractéristiques et revendications propres aux femmes sans papiers. Cela nous montre que les migrants et migrantes doivent sans cesse batailler entre ce qu’ils sont, la manière dont ils veulent se présenter à l’extérieur et ces catégories de légitimité mouvantes à l’intérieur de l’opinion publique, elle-même influencée par la catégorisation administrative du régime migratoire. C’est la preuve, selon moi, d’une forme d’intelligence adaptative qui à nouveau démontre l’agentivité de ces personnes.

Cela ne risque-t-il pas de diviser le mouvement?

Ces tactiques peuvent amener à diviser le mouvement, mais peuvent aussi très bien s’articuler entre elles. La stratégie de la Coordination des sans-papiers de Belgique (un collectif qui existe depuis 2014) se fonde, par exemple, sur une homogénéisation de la catégorie des sans-papiers («on est tous des sans-papiers»), mais laisse également la possibilité pour les sous-groupes qui la composent de mettre en exergue leurs spécificités (hommes, femmes, anglophones, travailleurs, pays d’origine…) en tentant de les articuler dans un grand cahier des charges commun. Cela se réalise certes dans la difficulté, la précarité et sans réelle victoire politique depuis 2009, mais reconnaissons que cela donne un bon contrepoint à l’hypothèse de la tension et de la division perpétuelle entre collectifs de sans-papiers.

Pour revenir à l’agentivité des acteurs sans papiers, est-ce un phénomène nouveau ou cela a-t-il toujours été ainsi?

Il serait tout à fait illusoire de penser que les sans-papiers qui se sont mobilisés dans les années 1970 –moment où le phénomène de l’immigration clandestine débute avec la fermeture des frontières et la fin de l’immigration économique– n’avaient pas eux-mêmes conscience qu’ils étaient aussi doués d’une forme de pouvoir d’agentivité. Déjà dans les premières grèves de la faim des années 1970, on observe davantage des acteurs syndicaux qui incitent les personnes à arrêter leur action, à se fondre dans l’institution syndicale que des acteurs qui poussent à l’agentivité des premiers concernés. Cependant, la manière dont cela a été analysé à l’époque insiste moins sur cette dimension de l’action. J’aurais donc tendance à dire que cette caractéristique est plus visible aujourd’hui notamment parce qu’on prête une attention plus spécifique aux mécanismes d’agentivité et d’autonomie qu’avant.

L’apparition de l’Union de défense pour les sans-papiers (mieux connu sous le nom de UDEP) marque tout de même un tournant dans l’histoire belge. Ce collectif, composé notamment de demandeur·ses d’asile qui n’avaient pas obtenu de titre de séjour lors de la régularisation massive de 1999, est le premier à se positionner explicitement «par, pour et avec les sans-papiers» et à tenter d’ordonner les soutiens à partir de leur perspective autonome 2 . Aujourd’hui, plusieurs collectifs travaillent cet enjeu de l’autonomie de leur organisation quotidienne et prolongent à leur manière l’héritage des militant·es de l’UDEP. Si bien que cet enjeu de l’autonomie est devenu un impondérable dans les mobilisations en faveur de la régularisation des sans papiers en Belgique.

Reste à savoir si la revendication de l’autonomie contribue ou non à améliorer les possibilités d’obtenir des papiers...

En effet. Et force est de constater que depuis 2009, cet enjeu de l’autonomie n’a toujours pas produit les conditions d’une régularisation. C’est peut-être une question qui va se poser pour les prochains collectifs. Admettons par exemple que les syndicats négocient de manière indépendante une campagne de régularisation avec les pouvoirs publics, les collectifs de sans-papiers vont-ils pouvoir s’y opposer au nom de leur autonomie? Sans doute que non. On sent donc que la lutte que mènent les collectifs de sans-papiers contre les pouvoirs publics en faveur de leur régularisation, n’est pas tout à fait de même nature que celle qu’ils mènent contre leurs soutiens en faveur de leur autonomie. Les deux aspects de la lutte apparaissent pourtant au centre du logiciel politique des collectifs mobilisés. C’est une sorte de «lutte dans la lutte»...

Aujourd’hui, le système d’asile est tellement remis en question à l’échelle nationale et européenne, que le clivage politique-humanitaire a volé en éclats.

À l’aune de votre analyse de quarante années de mobilisations en faveur de la régularisation, quel regard portez-vous sur la campagne des réquisitions solidaires et l’occupation d’un bâtiment fédéral mi-mars 2023?

Dans le champ militant du soutien aux migrant·es en général, on a tendance à opposer un soutien dit «humanitaire», c’est-à-dire logistique et axé sur la personne–souvent associée aux demandeur·ses d’asile, aux femmes et enfants, aux «bon·nes migrant·es»– et un soutien dit «politique», qui viserait ainsi à créer de nouveaux droits et à entrer en confrontation avec le régime migratoire. Aujourd’hui, le système d’asile est tellement remis en question à l’échelle nationale et européenne, que le clivage politique-humanitaire a volé en éclats. Loger un sans-papiers–typiquement une action humanitaire–est devenu une action de soutien politique. L’occupation du centre de crise 3 témoigne de cela. Les conditions d’accueil se sont tellement durcies que les petites choses du quotidien comme se nourrir, se loger, se soigner se sont politisées de facto.

Pour terminer, pourquoi avoir choisi le titre «Papiers pour tous»?

J’ai d’abord voulu intituler l’ouvrage «Papiers pour tous ou tous sans-papiers» en référence à un slogan que nous avions forgé avec mon collectif de soutien engagé auprès de l’occupation des sans-papiers à l’ULB en 2009, lors d’une action où nous découpions nos papiers d’identité en solidarité avec les occupants. Dans ce geste symbolique, notre idée était de dire «soit, vous donnez des papiers à nos camarades», soit nous déchirons les nôtres pour nous désaffilier de notre identité socio-administrative. Mais cette désaffiliation n’était évidemment que symbolique. Trop symbolique peut-être. À tel point que la revendication d’égalité par le bas que ce slogan porte en creux peut apparaitre très «petits bourgeois» pour une personne dont le fait de posséder ou non un titre de séjour est un enjeu vital. En revanche, «papiers pour tous et toutes» est une revendication qui structure et caractérise les collectifs naissants: la régularisation de toutes et tous, ici et maintenant, peu importe le statut et les parcours. Ce rapport à l’universel, entretenu par ce mouvement extrêmement précaire, est très fort parce qu’il participe à créer une condition commune–et ce même si l’exhaustivité de la revendication tend à se restreindre en cours de mobilisation. Où d’autre entend-on aujourd’hui un tel rapport à l’universel? #

 

1. M. MARTINIELLO et A. REA, « Des flux migratoires aux carrières migratoires. Éléments pour une nouvelle perspective théorique des mobilités contemporaines», SociologieS, 2010.

2. Cette orientation est inspirée directement de mouvements de lutte analogues développés à Paris à la fin des années 1990, et notamment celui autour de l’occupation de l’église Saint-Bernard.

3. Pour rappel, le centre de crise a suivi de longs mois d’occupation les berges du canal en face du Petit Château à défaut de places d’accueil octroyées par l’État.

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