Fig 1Comment réactiver la collaboration entre puissance publique, moyens privés et initiatives associatives et citoyennes pour dépasser le paradigme néo-libéral du partenariat public-privé et tenter de redéfinir ensemble des politiques de logement émancipatrices à long terme? Analyse d’une nouvelle approche de la gestion foncière, le « Housing Deal » dans la Région de Bruxelles-Capitale. a crise du logement n’épargne pas Bruxelles.

Par Thomas DAWANCE, doctorant à la VUB, Cosmopolis/SARLab et Veronica PEZZUTI, Coordinatrice de l’asbl SoHoNet

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La crise du logement n’épargne pas Bruxelles. La politique du logement social, héritière d’une gestion publique régalienne et confrontée aux pressions néo-libérales, n’arrive pas à combler la demande 1 et ne parvient pas non plus à mobiliser les énergies citoyennes, associatives ou philanthropes qui tentent de se structurer depuis une quinzaine d’années pour contribuer à l’émergence d’alternatives de logements collectifs, accessibles, démocratiques et anti-spéculatifs.

Durant les Trente glorieuses, le logement social public a su hériter du mouvement coopératif des cités-jardins qui avait émergé dès l’entre-deux-guerres soutenu tant par l’État que par le patronat 2.

Cent ans plus tard, confronté à la crise actuelle, un nouvel élan semble émerger pour tenter de réactiver une collaboration forte entre force publique,moyens privés et initiatives associatives et citoyennes en vue de dépasser le paradigme néo-libéral du partenariat public-privé et tenter de redéfinir ensemble des politiques de logements émancipatrices à long terme.

Vers une gouvernance collaborative à long terme

Cet article présente le « Housing Deal », une initiative visant à promouvoir une nouvelle approche de la gestion foncière publique ayant pour objectif d’accroitre considérablement le nombre de projets de logements abordables et inclusifs dans la Région de Bruxelles-Capitale (RBC).

Le « Housing Deal » repose sur une collaboration à long terme avec des partenaires associatifs et privés et ambitionne la création d’une nouvelle filière de mise à disposition de logements abordables. Cette initiative a été lancée dès 2020 par la plateforme collaborative Societal Housing Network (SoHoNet), qui regroupe environ soixante organisations issues des secteurs public, privé et associatif, actives en matière de logements abordables.

Le « Housing Deal » a d’abord permis d’initier, dès 2022, une étude économétrique qui a confirmé la faisabilité économique de ces projets, tout en mettant l’accent sur leur potentiel pour réduire considérablement l’impact sur la dette de la Région 3. Fort de ces résultats, SoHoNet a ensuite été soutenu dès 2023 par la secrétaire d’État au Logement de la Région Bruxelles-Capitale pour explorer la montée en puissance d’une telle filière et étudier la faisabilité de plusieurs cas pilotes concrets sur plusieurs terrains privés et publics.

C’est le projet pilote CALICO du « Community Land Trust de Bruxelles » qui a fourni les pièces essentielles d’un montage immobilier tripartite de type « Housing Deal ». Financé par les fonds européens du programme Urban Innovative Actions, ce projet novateur a joué un rôle déterminant dans la création des premières coopératives d’habitats, notamment Fair Ground et Vill’ages de Pass-ages, en Région Bruxelles-Capitale. De plus, il a permis d’intégrer des logiques associatives complexes avec une orientation féministe et centrée sur le care (le soin), au sein d’un projet d’habitat abordable 4.

Le «Housing Deal» vise à synthétiser et à systématiser les principales innovations en matière de gouvernance du projet afin de les diffuser auprès des nombreux opérateurs bruxellois intéres- sés. Le schéma ci-dessous illustre les trois niveaux de gouvernance (public, coopératif/privé, associatif) qui se combinent pour assurer une gestion sociale, démocratique et anti-spéculative à long terme des projets du « Housing Deal ».

 Fig 2

Le bail emphytéotique, levier d’une politique foncière sociale et anti-spéculative

En premier lieu, les autorités publiques s’assurent de la mise à disposition d’un terrain pour une opération du «Housing Deal», soit en cédant directement un terrain public, soit en allouant des fonds régionaux pour acquérir un terrain privé (niveau 1). L’opérateur public, tel que le «Community Land Trust de Bruxelles» dans le cas de CALICO ou toute autre entité publique disposant de terrains, reste ou devient le tréfoncier, c’est-à- dire le propriétaire du terrain, et organise le démembrement du droit de propriété.

Ensuite, il transfère gratuitement la propriété des bâtiments à un investisseur patrimonial privé à but social (coopérative, fondation, etc.) par le biais d’un bail emphytéotique de 99 ans. Ce dernier s’engage par la suite à garantir des loyers à caractère social tout au long de la durée du bail grâce à l’intervention d’une Agence Immobilière Sociale (AIS).

Le tréfoncier public délègue ainsi au propriétaire des constructions la res- ponsabilité de trouver les financements pour l’acquisition, la construction et ultérieurement la rénovation des logements (niveau 2). Ce dernier assume la maitrise d’ouvrage ainsi que les risques techniques et financiers. Ce système présente l’avantage de permettre une construction en dehors des marchés publics, souvent plus lents, couteux et procéduriers, tout en garantissant une socialisation transparente des loge- ments à long terme grâce à l’AIS. En outre, il s’avère être une option plus éco- nomique pour les finances publiques, coutant près de trois fois moins cher selon l’étude de SoHoNet, qu’une opé- ration équivalente développée par une société de logement social de la Région. Ainsi, grâce au bail emphytéotique, le tréfoncier public impose des dispositions an- ti-spéculatives au propriétaire des constructions, lui permettant de contrôler à long terme l’accessibilité financière des logements pour les ménages ayant besoin d’un logement social. À la fin du bail emphytéo- tique, le terrain et les logements reviennent dans les mains du tréfoncier public sans qu’il y ait de plus-value sur les logements.

Le modèle économique a démontré que, en fournissant gratuitement le terrain et en assurant la gestion locative sociale via une AIS (niveau 3), l’opération immo- bilière pouvait générer un rendement d’environ 4 % pour l’investisseur patrimonial privé. Selon l’étude, ce taux de rendement interne est susceptible d’attirer une certaine niche d’investisseurs privés dans le secteur du logement abordable, ouvrant ainsi la voie à des perspectives prometteuses pour le développement de telles opérations. Garanti par les subventions publiques (terrain et AIS), un tel taux peut sembler élevé, ou apparaitre comme un soutien public démesuré à la rentabilité privée. Il convient cependant de noter que les banques et entreprises générales privées auxquelles les opérateurs publics de logement social doivent faire appel pour développer leurs propres projets immobiliers génèrent elles-mêmes des taux de profits sûrement au moins aussi élevés.

L’AIS prend en charge la gestion technique et administrative de la location sociale, et offre aux propriétaires des avantages financiers, y compris fiscaux. Par exemple, elle permet aux promoteurs de bénéficier d’un taux de TVA réduit de 12 % au lieu de 21 % si le logement vendu est confié à une AIS pour une durée minimale de 15 ans. Depuis 2017, le recours des promoteurs immobiliers aux AIS s’est envolé en raison de ces avan- tages. Cependant, ce recours opportuniste, sans garantie de maintien de la vocation sociale au-delà de la période de 15 ans, a été régulièrement critiqué, notamment par le Rassemblement bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH) 5. Il a également engendré des tensions avec les sociétés de logements sociaux, en particulier lorsque celles-ci ont été autorisées à acheter des logements neufs à des promoteurs pour accroitre rapidement leur parc. Dans ce contexte, le «Housing Deal» propose une alternative intéressante en favorisant un recours aux AIS inscrit dans un système de socialisation pérenne et moins couteux que l’acquisition par une société de logement social.

Care et économie solidaire au cœur de l’habitat

La politique sociale du logement est souvent excessivement centrée sur la construction de logements, négligeant ainsi le rôle crucial de l’habitat dans l’intégration et l’autonomisation des habitant·es. Elle privilégie la quantité au détriment de la qualité de vie, ignorant les aspects reproductifs ou non productifs tels que le care et le vivre ensemble, souvent négligés malgré leurimportance pour la cohésion sociale, comme le soulignent les théories féministes 6.

Dans le cadre du modèle «Housing Deal », l’AIS confie l’attribution des logements à des associations de terrain qui mettent en place des projets sociétaux spécifiques visant à aider certains groupes vulnérables en matière de logement, tels que les sans-abris, les familles monoparentales, les mineurs non accompagnés, les personnes en situa- tion de handicap, etc. Ces associations développent des stratégies axées sur le soutien communautaire et le bien-être, en mettant l’accent sur le care et d’autres aspects de l’économie sociale et solidaire au sein de l’habitat (niveau 3).

Plusieurs partenariats innovants entre AIS et associations de terrain ont déjà lieu en RBC, notamment des projets «Housing First» (un «chez soi» d’abord), ou le projet Casa Viva, par exemple. Le « Housing Deal » souhaite amplifier de telles pratiques visant à intégrer le care dans les politiques publiques de logement, tout en veillant au respect de la transparence et de la bonne publicité des procédures d’attribution.

Gouvernance démocratique et émancipation

Une question de la gestion démocratique et participative traverse l’ensemble des niveaux de gouvernance des projets de « Housing Deal ». Dans le projet CALICO, une gestion démocratique se retrouvait à chaque étage du mille-feuille institutionnel. En effet, les habitant·es sont membres du CLTB, des coopératives, des associations partenaires, et ils·elles ont également mis sur pied des assemblées d’habitant·es pour leur gestion interne. Ils·elles sont présent·es dans les Conseils d’admi- nistration et Assemblées générales de chacune de ces structures.

En matière de gouvernance publique du foncier, le CLT semble à ce stade le seul opérateur public réservant un tiers de ses sièges décisionnels à ses habitant·es, et à prévoir des stratégies explicites de développement commu- nautaire. Quant aux propriétaires des bâtiments, les coopératives d’habitat semblent les plus exemplaires pour la prédominance qu’elles peuvent donner aux habitant·es coopérateur·rices et aux structures associatives sociétaires à travers leurs principes de gouvernance (une personne-une voix, différentes catégories de sociétaires, quorum spécifique...).

« Confronté à la crise actuelle, un nouvel élan semble émerger pour tenter de réactiver une collaboration forte entre force publique, moyens privés et initiatives associatives et citoyennes en vue de redéfinir ensemble des politiques de logements émancipatrices à long terme. »

 

Enfin, les associations de terrain qui attribuent les logements peuvent également être plus ou moins inclusives de leur public dans leurs organes de gestion selon que leur tradition est plus ou moins auto-gestionnaire ou assistancielle. Ainsi, selon la nature des partenaires retenus pour chaque montage, le degré d’attention à offrir un contrôle démocratique des habitant·es sur leur environnement varie selon les projets. À ce titre, les coopératives d’habitat sont particulièrement privilégiées dans le cadre du « Housing Deal ». Cependant, dans la sphère bruxelloise d’aujourd’hui, que celles-ci soient initiées par des collectifs d’habitant·es issus d’une classe moyenne fragilisée, ou par des associations directement actives dans le droit au logement des plus précaires, elles sont très peu nombreuses et peinent à éclore. Elles requièrent un fort soutien public pour assoir leur capacité de financement, leur professionnalisation, notamment pour les rendre capables d’assurer les risques techniques et financiers de la maitrise d’ouvrage des projets. En attendant que cette scène coopérative acquière les moyens de se structurer davantage, le « Housing Deal » s’adresse également à d’autres acteurs du secteur de l’immobilier privé à tendance philanthropique prêts à souscrire à une socialisation pérenne de leur patrimoine.

Leur adhésion aux principes de gouvernance collaborative reste un enjeu majeur et dépendra notamment de la capacité du secteur public à intégrer ces principes dans les négociations facilitées par le « Housing Deal » entre tréfoncier public et investisseur patrimonial privé et secteurs associatifs.

Vers une filière d’habitats collaboratifs abordables

De nombreux obstacles fiscaux, urbanistiques, organisationnels et institutionnels semblent encore joncher la route vers la transformation du «Housing Deal» en une véritable filière de production de logements à côté des autres opérateurs du logement social de la Région. C’est pourquoi SoHoNet s’attèle actuellement à identifier tous les freins et leviers lé- gaux, techniques et opérationnels de manière à parvenir à l’aboutissement de quelques opérations pilotes. Son objectif est d’identifier les obstacles rencontrés, de proposer des solutions pour les surmonter, et de favoriser leur reproduction à plus grande échelle en RBC.

Dans le contexte préélectoral, il est crucial de souligner l’importance pour les partis politiques de s’engager fermement en faveur d’un « Housing Deal », en s’appuyant sur le modèle de travail initié. D’autres villes telles que Genève, Barcelone, Amsterdam ou Munich ont montré l’efficacité d’un tel engagement politique, concrétisé en allouant des fonds conséquents ou en mettant à disposition des terrains publics en quantité suffisante pour soute- nir ces opérations collaboratives.

Cet engagement a eu un effet d’entrainement sur les opérateurs immobiliers, en les incitant à se professionnaliser et à se fédérer, ainsi que sur le secteur de la finance éthique, qui a été encouragé à proposer des produits de financement adaptés pour soutenir ces inves- tisseurs socialement responsables, notamment la scène émergente de coopératives d’habitat. À suivre... #

1. Au 1er janvier 2022, 51.615 ménages étaient sur les listes d’attente d’un logement social en RBC (SLRB).

2. https://vimeo.com/735733890

3. « Étude Housing Deal ». L’étude a été réalisée par Magali Verdonck, senior economist à l’ULB, spécialisée en finances publiques et en évaluation des politiques publiques.

4. Voir T. DAWANCE et al., Care and Living in Community, CALICO, Recommendation report on replicability, scaling-up and dissem- ination, Urban Innovative Action – Bruxelles, EU-commission, 2022. 

5. Voir « Le privé à l’assaut du social », RBDH. 

6. Voir notamment le colloque international « Habiter le care ».

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