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Lors de sa Semaine sociale 2022, le MOC a organisé un « tribunal de la social- démocratie». Dans ce procès, Matteo Geyssens, militant aux JOC et coordinateur de projets au Ciep du MOC, participait en tant que témoin à charge. Il vient de nous quitter, beaucoup trop tôt. En hommage, nous reproduisons ses mots engagés dans ce numéro.

 

 

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Le personnage s’appelle Dario Paulus, militant d’une organisation de jeunesse. Il a grandi à Bruxelles dans un quartier populaire, avec un parcours étudiant chaotique, rythmé par plusieurs emplois précaires. Son témoignage dénonce un déficit démocratique: il n’y a pas de vraie représentation des intérêts des classes populaires.

J’aimerais tout d’abord vous remercier pour l’opportunité qui m’est donnée aujourd’hui de prendre la parole, et ce, dans le but de vous partager à quel point, le reste du temps, j’ai l’impression qu’elle pèse si peu. Quoiqu’en réalité, le poids effectif de ce que j’ai personnellement à dire ou à penser n’importe pas. C’est même souhaitable qu’il en soit ainsi, car, probablement comme vous, je n’aspire pas à ce que ma voix en particulier puisse dicter des politiques publiques. Je tiens à le spécifier, car dans la détresse démocratique actuelle, la question de la représentativité est souvent posée à travers le prisme de l’individualité : « Et VOUS, madame, qu’aimeriez-vous dire à VOTRE gouvernement ? », à la personne de répondre en replaçant le sujet politique réel : « Et bien ON aimerait LEUR dire que... ».

« On », « Nous », ce sont là des piliers de la promesse du compromis social- démocrate : l’action collective comme force motrice de notre société. En effet, celle-ci, en se coordonnant avec les insti- tutions, pourrait faire valoir ses revendications auprès de nos élu·es qui en assure- raient ensuite la gestion.

J’espère me tromper, mais...

Eh bien je suis très heureux aujourd’hui de pouvoir assister à ce procès et écouter ce que la social-démocratie a à dire pour sa défense, tant cette promesse ne tient plus à grand-chose aux yeux d’une bonne partie des jeunes de ma génération. À tel point que je viens ici en espérant me tromper. Que la social-démocratie ne soit pas seulement la garante de la paix sociale, le gage d’acceptabilité du capitalisme, mais bien une organisation capable d’améliorer nos conditions matérielles d’existence, en dehors de l’accès à la consommation, et ce, de manière durable.

Si je peux témoigner d’une chose, c’est de ce doute qui nous habite concernant les prétendues solu- tions de nos gouvernements face aux enjeux de la modernité. Ces prétentions au nom desquelles les classes précaires devraient continuer à jouer le jeu de la délégation de leur pouvoir dans leur quête d’une vie digne. Un sujet parmi d’autres, mais qui nous touche de près, est celui de savoir comment les pouvoirs actuels peuvent garantir les intérêts des localités face à des forces plus globales ? Pensent-ils réellement que les institutions de la social-démocratie, partisanes ou non, possèdent encore le capital confiance suffisant pour entreprendre quoi que ce soit de significatif avec la population de ce pays ?

Je vous pose cette question parce que c’est ici que le bât blesse. epuis la fin de mes études secondaires, j’ai eu plusieurs occasions de rejoindre des collectivités en lutte. Sur le terrain, le constat est désolant. En huit années plus ou moins bien remplies, dans quatre pays européens, je n’ai pratiquement pas connu de victoires.

Être là pour le geste, ne serait-ce pas le plafond de verre de nos luttes depuis que la social-démocratie a perdu en vitesse, depuis que l’exploitation des pays du Sud n’a plus suffi à garantir la croissance des pays du Nord, depuis que ce compromis gangrené s’est trouvé confronté aux crises produites par ses contradictions internes ?

Avec les JOC Bruxelles, nous avons rejoint une importante mobilisation d’organisations de jeunesse contre les Sac, les sanctions adminis- tratives communales. C’était l’une de nos premières campagnes en 2013. Malgré plu- sieurs manifestations, une pétition réussie, des interpellations communales, rien n’y a fait, la loi est passée. En vérité, à l’époque, je n’ai même pas pu estimer l’impact que nous avions eu, tant la chose s’est faite en dehors de tout espace de dialogue. Au même moment, nous rejoignions la plateforme D19/20 où je découvrais le défaitisme des militants syndicaux de longue date, concernant les enjeux majeurs. L’Europe devait signer le TSCG (1) et lan- cer la seconde phase de négociations du TTIP (2). Contre l’austérité et le libre-échange, nous avons bloqué le quartier européen. Il s’agissait de mes premières expériences répressives en dehors du quartier où j’ai grandi et, à la fin de la journée, entouré de vareuses vertes et rouges, j’apprenais que tout ça ne servirait à rien, que nous étions là pour le geste plutôt que pour la victoire. Être là pour le geste, ne serait-ce pas le plafond de verre de nos luttes depuis que la social-démocratie a perdu en vitesse, depuis que l’exploitation des pays du Sud n’a plus suffi à garantir la croissance des pays du Nord, depuis que ce compromis gangrené s’est trouvé confronté aux crises produites par ses contradictions internes ?

 Les déceptions sont si nombreuses...

 La liste de mes déceptions démocratiques est longue. Elle commence au plus près de chez moi, dans mon quartier, lorsque l’on comprend que l’espace public n’en est pas un, que l’urbanisme bruxellois est un bac à sable pour promoteurs immobiliers dans lequel l’avis des habitant·es est une préoccupation de seconde zone. Et cette déception s’étend jusqu’à l’échelle internationale. Car si nous ne sommes pas capables de vaincre dans nos rues, comment espérer gagner quoi que ce soit à l’échelle de ce continent ? Et pourtant, je peux attester de certaines réussites, sans quoi je ne serais pas là. Mais la liste des facteurs synergétiques ayant permis à ces luttes d’obtenir des victoires effectives est courte. Et ils sont difficiles à reproduire, tant ils dépendent des contextes de chaque lutte.

Le point commun à toutes ces luttes : elles étaient défensives. Elles n’obtenaient pas l’amélioration de nos conditions d’existence, mais seulement leur préservation.

Les voici, sans ordre particulier :

Des technicités juridiques, tenant parfois de la pure chance, couplées à une volonté judiciaire de ne pas les ignorer. Par exemple, une coquille dans le nom du propriétaire d’une parcelle d’immeuble occupée ;

Une résistance telle qu’elle force l’État social démocrate à faire le choix entre capituler ou causer plus de blessés, voire pire. Je pense ici à la répression policière à l’égard des Gilets jaunes ou aux opérations d’expulsions ordonnées sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes ;

Des calculs politiciens, voire des histoires d’intérêts privés qui se croisent avec ceux des militant·es (concurrence de marché, dévalorisation immobilière, etc.), comme pour le parc d’attractions de Durbuy (3).

Des victoires sur des cas très spécifiques, voire individuels ou tout au plus sectoriels. Ces victoires en particulier, même en les additionnant, ne suffiront jamais à entrainer des réformes de fond à la hauteur de nos besoins. Les dernières « victoires » sont surtout, me semble-t-il, le fait d’une délégation de responsabilité de la part des politiques pour que la société civile règle par elle-même les problèmes collectifs, notamment humanitaires ou écologiques. Un exemple pourrait être la plateforme d’hébergement citoyenne des migrants, qu’il a bien fallu organiser entre citoyen·nes puisque les places d’accueil financées par l’État pour les demandeur·ses d’asile avaient été limitées.

Enfin, le point commun à toutes ces luttes : elles étaient défensives. Elles n’obtenaient pas l’amélioration de nos conditions d’existence, mais seulement leur préservation. Voilà le bilan des différents collectifs au sein desquels j’ai pu lutter... Peut-être étions-nous simplement mauvais et je souhaite qu’autour de nous, les autres associations et institutions enchainent les victoires et rendent honneur à la prétention démocratique de ce système politique. Permettez-moi quand même d’avoir des doutes. Mais je vous le demande: si, selon notre impression, il n’est plus possible de faire remonter nos revendications concernant les enjeux majeurs impliquant des réformes de fond, alors quel est l’horizon démocratique offert par l’accusée, la social-démocratie ? Sommes-nous réduit·es à défendre, bec et ongles, notre pouvoir d’achat et nos conditions de travail quand nous le pouvons? Est-ce là la dernière marge de manœuvre qu’il nous reste? On en est arrivé au point que, disant cela, j’ai l’impression de devoir me justifier pour ne pas donner l’impression de minimiser ces problématiques. Or je ne les minimise pas, pas plus que je ne dénigre le travail des délégué·es, permanent·es et travailleur·ses sociaux·ales luttant au quotidien pour s’assurer, d’une part, qu’ils et elles puissent continuer à faire leur travail correctement et, d’autre part, que les personnes aient accès à leurs aides sociales et à leurs droits. C’est essentiel, c’est même vital, mais la social- démocratie accepte-t-elle aujourd’hui les luttes qui vont au-delà? Ou bien devons-nous continuer à lui donner notre confiance, à laisser cette doctrine récupérer et neutraliser les luttes en usant de sa prétendue légitimité démocratique et de sa volonté de préserver la paix so- ciale, sous prétexte qu’en Occident elle a été un gage de qualité de vie pendant 30 ans aux dépens du reste du monde ? Pourquoi ?

Pourquoi, lorsque la balance sociale-démocrate finit par pencher d’un côté, est-ce si souvent du même? Pourquoi, au cours de ces huit dernières années, n’ai-je pas une seule réforme de fond en tête ayant penché de notre côté?

Toutefois, pour être honnête – et je parle ici en mon nom propre – ces inquiétudes démocratiques sont quelque peu hypocrites. Si nous devions appliquer les mesures écologiques, économiques et sociales qui me semblent nécessaires et pertinentes vu l’actualité, je suis prêt à parier qu’une partie significative de la société y trouverait quelque chose à redire. C’est la raison pour laquelle je commençais le texte en relativisant l’importance de ma voix propre. Je tiens cependant à partager cet aspect parce qu’il m’amène au point suivant: je suis conscient de la nécessité occasionnelle de la « realpolitik ». Un système politique doit parfois trancher, faire face à l’urgence, trouver des compromis, agir dans la limite de ses moyens. Je le conçois. Forcément, cela ne va pas contenter tout le monde. Je ne cherche pas à saisir ce tribunal afin d’y plaider pour le municipalisme libertaire ni même pour le tirage au sort. Néanmoins, pourquoi, lorsque la balance sociale-démocrate finit par pencher d’un côté, est-ce si souvent du même? Pourquoi, au cours de ces huit dernières années, n’ai-je pas une seule réforme de fond en tête ayant penché de notre côté? On comprend dès lors le manque de confiance dans le relais démocratique. Les listes électorales nous représentent très mal et les candidat·es retenu·es en interne encore moins. Un temps et des moyens considérables des partis sont employés à la reproduction de leurs conditions d’éligibilité, au détriment de la mise en place de politiques salvatrices. Alors j’aimerais leur demander: quelles sont nos voies de recours et que reste-t-il de démocratique dans votre conception de la social-démocratie ? #

  1. TSCG : Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, qu’on appelle généralement le pacte budgétaire européen.
  2. TTIP : Transatlantic Trade and Investment Partnership. En français : Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Projet d’accord de commerce et d’investissement entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne.
  3. Le parc d’attractions La Petite merveille est un projet développé par le milliardaire flamand Marc Coucke et deux associés, sur 350 hectares acquis à Durbuy. Désireux de réorienter l’activité commerciale du centre-ville, Marc Coucke a également racheté des établissements horeca. Cette privatisation a rencontré une opposition de la part d’un groupe d’habitant·es.