50827513668 b53c695abd kAu cours des deux dernières années, des décisions de justice dans des affaires de conflits collectifs de travail semblent avoir provoqué une certaine commotion parmi les militant·es. Peut-on parler comme l’a fait la presse de «requiem pour le droit de grève»? Est-il vrai que les grèves sont désormais interdites ou dépendent de l’arbitraire incontrôlable des juges? Paul Palsterman, ancien membre de notre comité de rédaction (1) , livre son analyse. 

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Comment expliquer en quelques mots ce qui est permis et interdit en matière de grève en Belgique ?

Le droit de grève n’est pas réglementé de façon aussi claire et précise que le droit de conduire l’est par le Code de la route. La demande de sécurité juridique en la matière est selon moi un phénomène des dernières années. Auparavant, on ne se posait pas trop la question de savoir ce qui était légal ou pas.

Cela est lié à trois caractéristiques du droit belge qui sont, sinon uniques, du moins peu fréquentes en comparaison internationale. Premièrement, le droit de grève appartient aux travailleurs et travailleuses indépendamment des syndicats. Ceux-ci ne peuvent donc pas être déclarés responsables de débordements en dehors de leurs propres mots d’ordre. Dans d’autres pays, les travailleur·ses n’ont le droit de grève qu’en réponse à un mot d’ordre des syndicats. À partir de là, certaines actions, comme une grève «sauvage», non précédée d’un préavis et d’un cahier de revendications, ou une action qui méconnait une «clause de paix sociale» contenue dans une convention collective sont par définition fautives, dans le chef des travailleur·ses comme dans celui du syndicat qui les couvrirait. En Belgique, il y a place pour plus de nuances. On ne va pas s’en plaindre, même si ça rend parfois les décisions moins prévisibles.

Deuxième caractéristique, les syndicats ne peuvent pas être condamnés à des dommages et intérêt du fait de la méconnaissance d’une convention collective de travail (CCT), en particulier une « clause de paix sociale », sauf si c’est prévu par la convention collective elle-même. Il existe quelques CCT qui prévoient de telles sanctions, par exemple aux TEC, mais cela reste l’exception.

Troisième caractéristique, le fait bien connu que les syndicats belges n’ont pas la personnalité juridique: ils n’existent pas légalement en dehors de leurs membres. Si un syndicat couvre une action illégale, il ne peut pas être poursuivi en tant que tel. On se focalise souvent sur cette dernière caractéristique. Les deux premières sont pourtant tout aussi importantes.

La grève n’est-elle pas par définition en dehors du droit ?

Elle l’a été pendant longtemps, ce qui ne l’a pas empêchée d’exister dans les faits. Au 19e siècle, elle était punie pénalement. Pas l’arrêt de travail lui-même, mais la «coalition ouvrière», le fait de s’assembler pour peser sur les salaires et les conditions de travail; et aussi l’atteinte à la liberté du travail, autrement dit les «piquets bloquants».

Ces délits ont disparu du Code pénal. La législation sociale a assimilé la grève à du travail pour un certain nombre de droits sociaux. Mais il n’était écrit nulle part que le·la travailleur·se avait positivement le droit d’interrompre le travail dans le cadre d’une grève. Cela n’a été admis formellement par la Cour de cassation qu’en 1981. Et fait significatif, cela concernait une grève non reconnue par les syndicats.

À partir du moment où on reconnait la grève comme un droit, on est bien obligé d’en tracer les contours: pourquoi peut-on faire grève, peut-on faire autre chose qu’arrêter le travail, faut-il respecter des conditions et des formalités, etc. Puisqu’il n’existe pas de réglementation légale et que les réglementations conventionnelles acceptées par les syndicats ne lient pas les travailleur·ses, les tribunaux sont bien obligés de délimiter ces contours à partir de principes généraux, notamment en confrontant le droit de grève à d’autres droits.

On ne peut pas défendre l’idée que la grève met les autres droits entre parenthèses?

On peut le dire en ce qui concerne le droit de l’employeur de faire travailler le travailleur, droit qu’il puise du contrat de travail.

Mais il n’y a pas d’argument pour dire que le droit d’action collective couvre n’importe quoi. Pour prendre un exemple clair, on ne peut pas défendre l’idée qu’une infraction pénale commise dans un contexte de conflit collectif de travail ne serait jamais punissable. Ce qui n’empêche pas, évidemment, que les juges fassent la différence, en déterminant la peine, entre des coups de poing égarés au sein d’un piquet et une agression crapuleuse.

Dans le même ordre d’idées, toute une série de questions juridiques peuvent se poser à l’occasion d’une grève. Par exemple, lorsqu’une assemblée à laquelle ne participent que les affilié·es d’un syndicat décide à la majorité de faire grève, peut-elle imposer ce point de vue à celles et ceux qui ne font pas partie du syndicat ? Aux affilié·es d’un syndicat qui, lui, n’a pas voté la grève ? À la minorité qui s’est opposée à la grève ? Pour répondre à ces questions, les juges devront confronter le droit de grève et certains autres droits fondamentaux – par exemple le droit au travail de celles et ceux qui n’ont pas voté la grève. Comme il n’y a pas nécessairement de hiérarchie claire entre ces droits, la réponse peut dépendre de circonstances de fait.

Donc en ce sens: non, on ne peut pas défendre l’idée que la grève passe en quelque sorte par-dessus tous les autres droits.

D’où vient l’impression que les juges décident un peu comme ils le veulent?

Comme il n’existe pas de réglementation formelle, il arrive en effet que des opinions différentes se manifestent entre les juges. Cela dit, sur les principes, les juges belges sont moins inconstants et imprévisibles qu’on le dit parfois. Toutefois, à partir du moment où on se laisse une marge pour apprécier en fonction des circonstances, on n’est jamais certain à 100 % du côté vers lequel la décision va pencher. Je dirais que cette situation est très fréquente et n’est pas limitée au droit de grève. Il faut aussi être conscient des limitations techniques d’un procès. Prouver ce qu’on dit, par exemple, n’est pas toujours facile, et parfois impossible, en tenant compte du fait qu’un juge ne connait de l’affaire que ce qu’on lui dit. C’est la raison pour laquelle les syndicats, et la CSC en particulier, préfèrent laisser les tribunaux en dehors de la grève, et privilégient la conciliation avec l’aide des conciliateurs sociaux du ministère. Mais pour se concilier, il faut être deux. Lorsque cela échoue, il faut bien que les tribunaux répondent aux questions qui leur sont posées.

Il y a les jugements qui décident après coup si une action est légale, et d’autres qui interviennent pendant le conflit, pour mettre fin à une action. Comment expliquer cette différence ?

La première situation est la situation habituelle, pour ne pas dire normale. Un employeur licencie un·e gréviste qui réclame ensuite des indemnités auprès du tribunal du travail. Un·e client·e de l’entreprise en grève réclame au tribunal civil réparation du préjudice subi. Un tribunal correctionnel juge une infraction commise pendant une action, par exemple des coups échangés lors d’un piquet.

Les décisions prises pendant le cours de l’action sont celles qui imposent des mesures provisoires dans des situations urgentes. Cette procédure s’appelle le référé. Le fait que ces mesures soient provisoires n’empêche pas qu’elles soient exécutoires. Elles le sont sous réserve de recours, comme les autres décisions judiciaires, et aussi sous réserve de les faire revoir sur la base d’une modification de la situation. Le référé n’a pas été conçu spécifiquement en fonction des grèves, mais il n’est pas étonnant qu’à un certain moment il ait été utilisé dans ce cadre. Il permet en effet, en quelques jours, voire en quelques heures, d’obtenir des mesures qui préviennent des débordements qui justifieraient probablement des condamnations après coup. Il y a une vingtaine d’années on a connu des décisions qui allaient jusqu’à interdire la grève. Ces décisions sont restées assez isolées, et on n’en rencontre plus guère aujourd’hui.

Dans le cas de Delhaize, toutes les décisions que j’ai vues se concentraient sur une question précise: le droit de grève comporte-t-il le droit de dresser des «piquets bloquants».

Dans l’affaire Delhaize, on a accusé les tribunaux d’empêcher le droit de grève. Qu’en est-il ?

Toutes les décisions que j’ai vues se concentraient sur une question précise : le droit de grève comporte-t-il le droit de dresser des «piquets bloquants», c’est-àdire des piquets qui empêchent physiquement l’accès à l’entreprise par les dirigeant·es, les travailleur·ses non-grévistes, les client·es et les fournisseur·ses.

La question des piquets de grève fait l’objet de kilomètres de littérature juridique. En France, les « piquets bloquants » sont formellement interdits et même pénalement sanctionnés. Ce n’est pas le cas en Belgique où l’on admet de plus en plus, même si ce n’est pas encore tout à fait établi, que le droit de grève se déduit de la Charte sociale européenne. Ce texte du Conseil de l’Europe consacre en fait un droit d’action collective, dont la grève fait partie, mais n’est pas nécessairement la seule manifestation. À partir de là, on peut soutenir que des modalités comme les piquets ou l’occupation d’entreprise font partie de ce droit d’action collective. La Charte précise cependant que les droits qu’elle consacre peuvent être limités dans la mesure de ce qui est nécessaire, dans une société démocratique, pour assurer, notamment, les droits et libertés d’autrui.

La question est donc de savoir si le droit de grève comporte le droit, par exemple, d’empêcher les travailleur·ses non-grévistes de travailler, autrement dit, le droit de la majorité ayant voté la grève d’imposer son vote aux autres.

L’objectivité oblige de reconnaitre qu’aucune décision de justice ne reconnait un tel droit, ou du moins reconnait qu’il fait partie de ce que j’appellerais la panoplie standard de l’action collective. La légitimité de «piquets bloquants» a parfois été admise, mais dans des contextes particuliers, par exemple dans des cas où la grève répondait à un abus flagrant de l’employeur 2 . Il en va de même pour l’occupation d’entreprise : la légitimité de ce type d’actions a parfois été reconnue en fonction des circonstances du cas, mais pas en tant que principe.

Revenons-en aux référés. Est-il vrai que les décisions dans le conflit Delhaize ont été prises en entendant uniquement le son de cloche de Delhaize, sans entendre les syndicats?

Il y a discussion sur cette question. En soi, le référé est une procédure rapide, mais contradictoire. Cela signifie que la ou les personnes contre qui on sollicite des mesures sont « citées » (convoquées par huissier) pour défendre leur point de vue. La loi permet cependant de recourir à des requêtes unilatérales « dans les cas d’absolue nécessité ». Mais elle ne définit pas ce qu’est une « absolue nécessité ». Il peut s’agir d’une extrême urgence, la nécessité d’obtenir une mesure dans l’heure, sans attendre une procédure, même rapide.

Dans le cas des conflits collectifs, la majorité des tribunaux admet l’« absolue nécessité» du fait que les mesures doivent pouvoir atteindre l’ensemble des participant·es potentiel·les à l’action: à priori tous les membres du personnel de l’entreprise concernée, mais aussi les personnes qui y participeraient par solidarité.

Certains syndicats ont soutenu qu’il était possible de faire une procédure contradictoire, à l’encontre des responsables de l’action dans l’entreprise, autrement dit les délégué·es syndicaux. Dans le conflit Delhaize, ce point de vue a été admis, à ma connaissance, par deux tribunaux, dans le Brabant wallon et à Gand. La question est de savoir quel est l’effet pratique de ce genre de décision.

Dans les deux cas que j’ai mentionnés, le tribunal dit que la procédure unilatérale est irrecevable, sans se prononcer sur la question de fond du droit de grève, des «piquets bloquants», etc. Mais supposons que, à la suite d’une procédure menée contre les délégué·es, le tribunal confirme la jurisprudence majoritaire, en interdisant les «piquets bloquants». Supposons qu’un «piquet bloquant» soit tout de même dressé par des personnes qui n’ont pas été parties à la procédure: de «simples» travailleur·ses, les affilié·es d’un autre syndicat, des personnes agissant par solidarité, etc. L’ordonnance ne leur est pas formellement applicable. Cela veut-il dire qu’on peut jouer à cache-cache, at-tendre que la procédure atteigne ceux et celles qui agissent? On pourrait dire comme syndicat que ce n’est pas notre problème, mais celui du patron. Mais si on essaie d’anticiper la décision d’un juge, il faut être de bon compte: un tribunal ne va pas se prêter à ce jeu. Ou alors, faut-il considérer que les personnes qui ont été parties à la procédure–les délégués–sont responsables de débordements par leur base, voire par les affilié·es d’un autre syndicat, des non-syndiqué·es, des personnes extérieures au conflit? Ce serait clairement inacceptable et d’ailleurs illégal: on n’est pas responsable du fait d’autrui.

Dès lors, même si le contraire a été soutenu par certains syndicats et admis par certains tribunaux, la tendance majoritaire est de dire que le «principe du contradictoire» (l’obligation pour le juge d’écouter toutes les parties) est respecté dans le cadre des recours contre les ordonnances.

Si la décision du juge n’est pas respectée, des sanctions nommées astreintes 3 sont imposées. De quoi s’agit-il et à partir de quand sont-elles dues ?

Il y a deux conditions de base : premièrement le jugement qui l’ordonne doit être «signifié» (communiqué par huissier) à la personne concernée. Deuxièmement, il doit être prouvé que celle-ci a désobéi au jugement après cette signification. Je précise que si le tribunal devait décider (ce qui, je le répète, irait sans doute trop loin) que la grève est illégale et enjoindre aux travailleur·ses de reprendre le travail, il ne pourrait pas prononcer d’astreinte : les astreintes sont en effet interdites pour les «actions en exécution du contrat de travail», c’est-à-dire les actions destinées à faire exécuter les obligations essentielles du contrat de travail, notamment l’obligation pour le·la travailleur·se de prester le travail convenu.

Les décisions dont on parle sont prises par les président·es des tribunaux civils. Ne vaudrait-il pas mieux que cela relève du tribunal du travail?

Ma conviction personnelle est en effet que les juridictions du travail jugeraient en meilleure connaissance de cause, et avec plus de légitimité. Il faut cependant être de bon compte et préciser un certain nombre de points.

Premièrement, je ne crois pas que cela changerait grand-chose en ce qui concerne les «piquets bloquants», les faits de violence, les grèves sauvages, etc. ll existe en la matière une jurisprudence des tribunaux du travail, et elle ne diffère pas fondamentalement de celle des tribunaux civils.

Deuxièmement, le tribunal du travail est une juridiction spécialisée, compétent uniquement dans les matières prévues par la loi. Il n’est par exemple pas compétent pour juger des infractions pénales commises à l’occasion d’une grève, ou des demandes en dommages et intérêts introduites contre l’entreprise, voire contre les grévistes, par des client·es ou d’autres tiers, ni même pour les aspects collectifs des conventions collectives; il n’est pas compétent non plus pour les statuts de la fonction publique, y compris le statut syndical. Son président en référé n’a donc pas le pouvoir d’intervenir sur des questions qui touchent à ces domaines. Une loi claire, évacuant complètement la compétence des tribunaux civils, ne serait à mon avis pas simple à rédiger.

Troisièmement, le juge des référés ne serait pas le tribunal du travail lui-même, mais son président, qui siégerait donc sans juges sociaux. Il en irait autrement en appel devant la cour du travail, mais il ne faut tout de même pas sous-estimer les difficultés dans lesquelles seraient placés les conseillers sociaux travailleurs, que l’action soit ou non reconnue par le syndicat qui les a présentés.

Au total, vous diriez que le droit belge n’est pas si défavorable que ça aux travailleur·ses?

Mon propos est surtout de dire que la jurisprudence est, sur les principes, moins incertaine et moins arbitraire que certains semblent le croire. Evidemment, à partir du moment où les principes laissent une marge d’appréciation en fonction des faits, leur application n’est jamais sûre à 100%. Si, contrairement à ce que j’ai toujours entendu à la CSC, la priorité va désormais à une réglementation qui assure la sécurité juridique, l’alternative serait, comme dans certains pays, de déposséder les travailleur·ses du droit de grève pour en faire un monopole des syndicats, et sur cette base de préciser clairement ce qui est autorisé et interdit. Je serais très étonné qu’on obtienne une loi, sans parler de conventions collectives, qui autoriseraient les «piquets bloquants», les occupations d’entreprise, etc. Il serait évidemment exclu qu’une loi «excuse» des infractions pénales. Je ne serais pas étonné qu’on limite les grèves de solidarité, les grèves dirigées contre la politique du gouvernement, etc. En fait, je n’imagine pas qu’une règlementation claire pourrait être favorable aux travailleur·ses, ou même vraiment juste. Sans compter que si, par miracle, on obtenait d’une majorité politique acquise à nos thèses une législation plus favorable que celle que je crains, elle serait à la merci d’un renversement de majorité.#

Le Gavroche

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