pexels abandon 8635668 WEBL’aménagement du territoire est un sujet qui se prête à l’approche multidimensionnelle. Il s’agit en effet d’articuler activités économiques, bien-être des habitant·es (en logements, en accès aux équipements collectifs…), mobilité efficace, sauvegarde de l’environnement, usage parcimonieux d’un bien rare (le territoire), tout en tenant compte des réalités démographiques d’aujourd’hui et projetées pour demain. Dans cette complexité qui met souvent en tension des intérêts divergents, l’enjeu social ne doit jamais être oublié. Une mission que doivent porter les organisations sociales.

 

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Par  Pierre GEORIS, Jean DAEMS, Luc DUSOULIER, secrétaires généraux du MOC, respectivement de 2005 à 2020, de 1999 à 2005 et de 1990 à 1999

Partons d’un exemple concret. Dans l’hypothèse où ses habitant·es ne déménagent pas beaucoup, un nouveau quartier peut, au temps 1, être un «quartier de jeunes» pour devenir un «quartier de vieux et de vieilles» 40 ans plus tard. Au premier temps, les habitant·es réclameront des crèches, des écoles, des organisations de jeunesse et des emplois; au second temps des équipements pour le maintien à domicile, la proximité d’établissements de soins, la création de maisons de repos; au troisième temps, il faudra organiser la cohabitation sereine entre des âgé·es demandeur·ses de tranquillité et des jeunes «pleins d’ardeur». On est incontestablement confronté à la complexité, ce qui, par ailleurs, ouvre un boulevard à l’appel à des expertises spécialisées: ce n’est pas un problème en soi s’il s’agit d’éclairer la délibération démocratique, mais cela peut le devenir si elles s’y substituent. 

Il est fréquent que les délibérations soient tendues puisque des intérêts différents sont à la cause pour quasiment chaque dossier. Trois paradigmes sont en concurrence, aujourd’hui actionnés, mais évidemment pas par les mêmes acteurs.

Le premier va considérer qu’il faut « retrouver la croissance», estimant qu’elle est nécessaire pour maintenir ou augmenter le volume de l’emploi, pour résorber le chômage. La priorité est alors de réserver tous les espaces utiles en sorte de pouvoir développer de nouvelles activités économiques. Lorsqu’il s’agit de trouver de nouvelles zones d’activités économiques, il finit toujours par y avoir une solution; dans les meilleurs des cas, les résistant·es ne gagnent que des mesures d’atténuation des nuisances, ou de déplacement d’activités projetées.

Second paradigme : «La planète est en danger. Les enjeux environnementaux sont de toute première importance. Le territoire est une ressource limitée ». Il s’agirait presque d’interdire d’encore toucher à quoi que ce soit. Dans une variante plus modérée, on évoquera « la gestion parcimonieuse du territoire » et des arbitrages indispensables à opérer entre emploi et environnement (pas n’importe quel emploi, n’importe où ni à n’importe quelle condition). Cette option a été explicitement intégrée dans tous les plans wallons successifs depuis 1995 1 . Malgré cette ferme résolution, la dispersion de l’habitat continue à s’accroitre ; les deux tiers des localisations nouvelles contribuent à l’étalement 2 . Ce qui se passe concrètement est l’exact contraire de ce que la Wallonie proclame être sa politique officielle ! Aux dernières nouvelles, la résolution sera effective en 2050. À supposer que cela se vérifie le moment venu, il aura fallu 55 ans pour mettre en œuvre une décision de réorientation de politique, soit le temps de deux générations !

Pour la troisième approche, « c’est moins la sauvegarde de la planète qui importe que celle des espèces qui y vivent, en particulier l’espèce humaine, dont il faut viser le bien-être », on est dans le registre du « développement durable », celui qui ajoute l’enjeu social (celui des humains concrets qui « habitent » le territoire) à ceux de la croissance et de la protection de l’environnement. Les acteurs préoccupés par les enjeux sociaux ont fait de longue date le constat que le territoire donne à voir la projection des rapports sociaux sur le sol 3 . Le « qui se ressemble s’assemble » crée une forte ségrégation spatiale entre quartiers riches et pauvres.

Des politiques d’amélioration de l’espace public dans des quartiers pauvres ont été menées. L’idée est non seulement de requalifier, mais aussi d’attirer une nouvelle population à mélanger à celle préalablement établie : la «mixité » des populations est réputée contribuer à lutter contre des « effets ghettos ». La bonne intention peut cependant déboucher sur son contraire : jusqu’où va la modification de la composition de la population ? Où vont habiter les personnes qui n’ont plus les moyens de rester dans les quartiers rénovés pourtant les leurs auparavant ? Que fait-on exactement: lutter contre la pauvreté ou déplacer les pauvres ? Très souvent, la mécanique s’opère au profit d’une population nouvelle 4 . Modifier la cartographie de la ségrégation spatiale ne suffit pas à la casser !

La sémantique

Le vocabulaire pour nommer la matière a changé. Une tendance lourde tend désormais à parler de «développement territorial» en lieu et place de l’aménagement du territoire. Le sous-jacent en est la priorité donnée à l’économique. Parmi les paradigmes à disposition pour penser les politiques d’aménagement du territoire, c’est désormais clairement le premier d’entre eux qui est l’option dominante 5 . Certes, par les temps qui courent, il serait malvenu d’exprimer du mépris pour l’environnement. Celui-ci sera donc également choyé, mais surtout pour son potentiel d’attractivité (les beaux paysages doivent contribuent à attirer l’investisseur chez nous plutôt que chez le voisin) et son intérêt pour le développement économique (en particulier via le tourisme). Quant aux aspects les plus sociaux, ils seront largement hors champ: seule une variante de la (douteuse) «théorie du ruissellement» sera mobilisée, le développement d’un territoire est réputé profiter à l’entièreté de ses habitant·es 6 .

La métropolisation de l’économie

Avec le développement territorial, l’espoir est d’améliorer la position compétitive d’un territoire particulier dans l’économie mondialisée, «métropolisée». L’avantage compétitif est donné à la grande ville, celle des services nombreux et performants, qui joue un rôle de «nœud » dans les réseaux de communication. Les services de qualité impactent en effet sensiblement l’accroissement de la productivité. Si les entreprises tendent à s’installer dans les grandes villes, c’est parce qu’elles y bénéficient d’un large éventail de main-d’œuvre et de qualifications: elles sont plus certaines d’y trouver le personnel dont elles ont besoin que dans le village à l’écart de tout. Tout concourt à renforcer la métropolisation: les travailleur·ses qui s’éloignent du cœur de ville pour habiter un lieu plus agréable participent du phénomène de «périurbanisation», les banlieues «vertes » se multipliant tout en détruisant les campagnes. Cercle vicieux: cette population qui a quitté la ville peu agréable à vivre doit y entrer pour y travailler puis en ressortir pour retourner chez elle ce qui accentue le désagrément de celles et ceux qui restent vivre en ville ! Les inconvénients de la métropolisation sont très visibles (pollution, congestion des transports, couts fonciers plus élevés), mais c’est une tendance lourde et ça le restera. 

Les territoires sont hiérarchisés

La métropolisation emporte avec elle une hiérarchisation des territoires, entre très grandes, grandes et petites villes; entre villes et campagnes. Tant que les interdépendances existent, le développement peut se répercuter sur chacun des maillons. À l’inverse, un territoire exclu du jeu des interdépendances ne bénéficie plus des effets du développement. Cela fonde une grande angoisse : «Nous habitons un lieu qui n’est pas une métropole, ou une ville qui glisse progressivement dans l’exclusion faute de parvenir à accrocher son wagon à une locomotive métropolitaine : quel sera notre avenir collectif ? » 

Que peuvent les représentant·es d’organisations sociales ?

Pour se donner une ligne spécifique concrète à défendre en tant qu’organisation sociale confrontée à des plans ou schémas de développement territorial, nous proposons deux suggestions. La première : aller vérifier les « versos » des « rectos » qu’on nous présente. Illustration concrète de grande ville : le regroupement en un seul gros hôpital de toute une série d’implantations antérieurement autonomes de cliniques différentes désormais fusionnées. Ça peut améliorer l’efficacité et la qualité des soins. À fortiori si le lieu d’implantation choisi est facilement accessible par les transports publics, on ne trouve pas spécialement à y redire : c’est le « recto » du projet. Mais allons voir le « verso ». Ailleurs en ville, que vont devenir les gros bâtiments abandonnés ? Que va-t-il se passer pour les gens ? Une cohabitation avec des chancres va-t-elle succéder à la cohabitation avec de l’activité économique de soins ? Toute cette activité qui disparait vers un nouveau pôle ne va-t-elle pas amener les services de bus à répondre en adaptant leur offre de transport, c’est-à-dire en diminuant la fréquence des passages d’un côté pour renforcer les trajets vers l’autre ? Souvent, la documentation officielle des plans et schémas ne présente que les « rectos » des projets: il faut aller à la chasse des « versos » et interpeller sur cette face !

On peut opérer une «montée en généralité » du propos précédent. Ce sera notre seconde suggestion. À quoi sert un territoire qui se développe si, dans ce territoire, la situation des plus fragiles ne s’améliore pas, voire se dégrade ? Posons-nous la question : que devient la vie concrète des personnes dans les situations les plus difficiles ? L’accès au logement en devient-il plus facile ? Les conditions de logement sont-elles susceptibles de s’améliorer ? Que se passe-t-il pour l’emploi ? Quid de la mobilité ? Comment accède-t-on à des équipements collectifs démocratiques et de qualité ? L’approche par groupes cibles n’est pas incompatible avec les préoccupations de développement économique ni celles de la transition écologique. De toute façon, cette dernière ne sera assurée démocratiquement que si elle emporte une large adhésion ; notre lobby est que le social ne soit jamais oublié !

Le plus souvent, il faut faire le deuil de l’existence d’une solution qui ne comprendrait que des avantages et aucun inconvénient. Il nous revient d’assumer le point de vue dont nous sommes porteurs, y compris dans sa conflictualité, en confrontation avec les défenseurs d’autres intérêts. Mais, ultimement, s’il s’agit d’un projet collectif de « bien commun » (ce qu’ils ne sont pas tous 7 ), il faut aussi pouvoir « sortir de la tranchée » le moment venu, pour s’accorder sur un compromis au terme duquel on ne gagne ni ne perd tout; simplement on évalue qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients à s’accorder sur une position médiane 8. #

 

Faire de l’aménagement du territoire un combat
Le concept d’aménagement du territoire a pris corps dans la deuxième moitié du 20e siècle, même si l’idée et certaines pratiques avaient déjà vu le jour en France dès le 18e siècle.
Chez nous, une impulsion significative sera donnée par Alfred Califice et son chef de cabinet Francis Hambye. On se souvient du travail considérable mené alors autour des plans de secteurs. Logique d’un État planificateur, diront certains, l’aménagement du territoire peut à l’inverse aussi être considéré comme une politique de réappropriation publique et démocratique des territoires, en limitant les logiques privatives. Pourtant, rien n’était acquis d’avance, tant nombre de lobbys puissants et bien organisés se sont mobilisés pour la défense d’intérêts privés. Il aura fallu la vigilance, la détermination et l’action du mouvement ouvrier et de maintes associations populaires et démocratiques, pour lui donner une orientation qui défend aussi les intérêts populaires. Le MOC de Namur, sous l’impulsion d’André Boulvin, et dans la dynamique des MOC locaux, auxquels ce dernier était particulièrement attentif, s’est investi considérablement dans cet enjeu. Il permettait tout à la fois l’ancrage au plus près de ce qu’exprimaient les gens réunis autour d’un problème bien concret, la formulation d’une parole collective, parfois la réalisation d’un projet, et la construction d’une parole politique pouvant articuler les approches micro et macro. Cet article a ainsi vocation à exprimer notre hommage « politique et militant » à André, ce collègue et ami qui nous a quittés il y a peu.

 

1. Plan régional d’Aménagement du Territoire (PRAT, 1995), Schéma de Développement de l’Espace régional wallon (SDER, 1999), Code de Développement territorial (CoDT, 2019), Déclaration de politique régionale wallonne (2019), Schéma de Développement du Territoire, 0ptimisation spatiale (SDR, 2023). 2. Entre 2001 et 2008, ce sont 73.000 logements qui ont été construits en Wallonie, sur 57.000 parcelles, dont 32% seulement ont pris place au sein d’un noyau d’habitats. J. CHARLIER, I. REGINSTER, J. JUPRELLE, « Étude de la localisation résidentielle récente au regard du développement durable », Working paper IWEPS, aout 2011. Le SDR (2023) expose quant à lui qu’entre 2010 et 2020, on a encore artificialisé 11.5 km2 /an en Wallonie. 3. La référence «canonique» est H. LEFEBVRE, Le droit à la ville, Anthropos, 1968. Ou encore M. CASTELLS,La question urbaine, Maspero, 1972. 4. Le phénomène est nommé «gentrification ». Ajoutons que des observateurs ont constaté qu’il y a de nombreuses fois où la volonté de rendre les quartiers mixtes ne marche pas: le séparatisme est la réalité des comportements; les catégories de populations tendent à se mettre à distance les unes des autres. H. REY, « Banlieues, quels enjeux politiques?», La ville, dir. M. WIEVIORKA, éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2011. 5. Le lexique est très explicite: «(le développement territorial est un) processus volontariste cherchant à accroitre la compétitivité, l’attractivité et la cohésion des territoires en impliquant les acteurs dans un cadre d’actions coconstruites, généralement transversales et systémiques et souvent à forte dimension spatiale», Schéma de Développement territorial, version rectificative du 14 mai 2019. 6. La bonne politique serait d’enrichir les riches parce que leurs revenus sont réinjectés dans l’économie. Mais il n’existe aucun modèle économique qui en fait une démonstration sérieuse. Référence: A. PARIENTY, Le mythe de la théorie du ruissellement, Paris, La Découverte, 2018.7. Bien entendu, il y a une condition préalable à remplir («si») pour accepter la négociation de compromis. Un projet n’ayant rien à voir avec le bien commun ne justifie pas la concession. 8. La lectrice, le lecteur intéressé·e par les contenus ici esquissés les trouvera plus amplement développés dans P. GEORIS, «Développement territorial. Un enjeu sur lequel faire entendre la voix des organisations sociales», Fondation Travail – Université (FTU), Note d’éducation permanente 2022- 13, juillet 2022 https://www. ftu.be/index.php/publications/ evaluation-des-politiques-publiques/432-developpement-territorial. L’exposé FTU est la mise par écrit d’une intervention à la CSC de Charleroi Entre-Sambre-et-Meuse (décembre 2021) dans le cadre d’un travail que la fédération menait sur le schéma de développement territorial de Charleroi-Métropole.

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