16237298782 0c41b6bf9c oIl y a dix ans, le 24 avril 2013, s’effondrait le Rana Plaza, un bâtiment abritant six usines de confection de vêtements, à Dhaka, au Bangladesh. Plus d’un millier d’êtres humains y ont laissé leur vie. Au nom du profit, leitmotiv de l’industrie de la mode. Dix ans plus tard, la nouvelle génération pointe du doigt l’engrenage du système économique. Adélaïde Charlier et Boon Breyne du mouvement « Youth for Climate » avaient respectivement 12 et 17 ans le jour de l’effondrement. À l’occasion de cette tragique commémoration, ils partagent leur vision holistique d’un Occident aux prises avec la surproduction.

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Qu’est-ce que la catastrophe du Rana Plaza représente pour vous, dans votre histoire passée et récente ?

Adélaïde Charlier (A.C.) : Je n’ai pas de mémoirede cet événement, car au moment des faits, je n’avais que 12 ans. Mais depuis plus de quatre ans et demi, je me concentre sur des questions relatives à l’environnement, aux droits humains et à la justice sociale. Dès le moment où l’on entre dans ce monde-là, la catastrophe du Rana Plaza est mise en avant comme LE symbole de la surconsommation, principalement en Occident, et de l’échec du respect des droits humains. 

Boon Breyne (B.B.) : Pour moi, c’est un peu la même expérience. Maintenant, avec le recul, on constate que c’est un phénomène qui se produit beaucoup plus souvent et qui ne fait pas toujours la Une des journaux, surtout s’il n’y a pas « assez » de mort·es. 

Quel regard portez-vous sur ces dix années ? Les choses se sont-elles améliorées ? Avons-nous manqué des occasions de mieux faire ? 

B.B. : D’une manière générale, tous les secteurs accordent plus d’attention à la durabilité et à l’équité. En même temps, paradoxalement, nous observons une mode de plus en plus rapide : toujours plus d’exploitation (de toutes les ressources : humaines, environnementales, ndlr1), de plus en plus de vêtements qui ne sont pas portés, des matières premières qui ne sont pas utilisées... Ce désastre dans l’histoire de la fast fashion est en fait l’aboutissement de cette obsession de croissance économique et d’accumulation du capital.

A.C. : La production s’est en effet encore accélérée.Et la majorité de cette production, en tout cas pour la fast fashion, se fait ailleurs qu’en Europe.Si nous poursuivons la manière de produireaujourd’hui, nous risquons de doubler la production de fast fashion pour 2050. Et non, nous n’avons pas du tout pris la mesure de l’événement !

En effet, il n’y a pas eu de changement systémique. À qui la faute ? N’est-ce pas la responsabilité collective du monde occidental qui pourtant prône la défense des droits humains ?

A.C. : On produit autant dans des pays comme le Bangladesh, l’Inde ou encore la Chine parce que c’est profitable en termes de couts. Donc, oui, notre système économique est responsable d’événements comme la catastrophe du Rana Plaza. Multinationales, politiques, presse, consommateur·rices, la responsabilité est partagée, mais à des degrés divers toutefois. Nous avons évidemment une responsabilité individuelle, mais celle-ci est minime ou incomparable à celle du monde politique et entrepreneurial. La responsabilité du monde politique est de s’assurer du respect des droits humains, non seulement sur notre continent, mais aussi dans les pays qui produisent ce que nous consommons en Europe. La réglementation doit donc dépasser nos frontières. Il y a un travail législatif qui se met doucement en place, notamment sur le devoir de vigilance, mais celui-ci arrive beaucoup trop tard et fait l’objet de pressions très fortes de la part des lobbies à Bruxelles. Donc je ne sais pas du tout à quoi ce devoir de vigilance va ressembler, quand il sera écrit et voté 2. Il y a aussi une très grande responsabilité de la part des entreprises qui finalement décident de sous-traiter leur production dans certains pays ; de mettre leurs travailleur·ses dans des positions de vulnérabilité. À mes yeux, les CEO des multinationales ont une responsabilité énorme qu’ils ne prennent pas puisque leur premier objectif est le profit.Tant qu’on reste dans une vision économique comme celle d’aujourd’hui, le droit des travailleur·ses et le respect des êtres vivants au sens large (non seulement les humains, mais aussi toute la biodiversité et l’environnement que nous sommes en train de détruire) resteront au second plan. Donc, oui, il y a une responsabilité partagée, mais on n’a pas tous la même responsabilité selon notre pouvoir.

B.B. : J’entends trois choses. Premièrement, la distance qui a été créée entre la personne qui fabrique un produit et celle qui l’achète. Cette opacité facilite l’exploitation des travailleur·ses tout au long de la chaine de production. Deuxièmement, nous constatons un manque de démocratie au sein des entreprises. Dans les pays à faible revenu, il n’y a quasiment pas de conventions collectives de travail. Enfin, en consommant toujours plus que nécessaire, le Nord s’approprie les ressources et l’énergie indispensables au Sud pour se développer.

Vous dites que la responsabilité incombe moins aux citoyen·nes qu’aux acteurs économiques et politiques. Que répondez-vous à ceux qui disent que d’un côté, les jeunes sont sensibilisé·es à l’écologie, mais que, de l’autre, ils et elles continuent leur surconsommation ?

B.B. : Le pouvoir du marketing fonctionne tant il est bien ficelé pour que psychologiquement, les gens soient convaincus ! 

A.C. : Par ailleurs, notre mouvement représente une partie de notre génération, mais nous avons encore un travail énorme à faire avec les jeunes. Nous devons questionner la manière dont on nous a appris à vivre, la croyance qu’on nous a inculquée que les ressources étaient illimitées et l’impact de nos actions sur la vie. Nous avons oublié que nous sommes dans un monde fini, en termes de ressources naturelles et humaines. Nous devons sortir de ce rêve complètement fou ! Toutes les générations doivent transitionner, mais la nôtre a peut-être moins peur de changer...

Comment articuler culpabilisation et responsabilisation des consommateur·rices, sachant que nous n’avons pas tous et toutes les mêmes capacités à acheter durable ? 

A.C. : Aujourd’hui, on nous dit qu’on a le choix de vivre d’une manière écoresponsable, respectueuse du monde social. Mais c’est faux. Les seul·es qui ont le choix aujourd’hui, ce sont les privilégié·es et ils et elles ont donc une plus forte responsabilité. Néanmoins, quand on n’a pas ce choix, parce que le budget économique ne suit pas, on peut s’organiser et mettre une pression énorme sur le monde politique et le monde privé. 

Parce qu’aujourd’hui, quand on parlede surconsommation, il y a aussi une surproduction derrière...

La plupart des vêtements qui sont créés ne sont même pas portés. Par exemple, la marque Shein propose 10.000 produits différents par jour. Dix mille, c’est énorme et ça n’a aucun sens. 

B.B. : Nous confondons deux choses lorsque nous posons cette question : consommation et surconsommation. Quelqu’un qui n’a pas beaucoup d’argent, mais qui a besoin d’un vêtement peut l’acheter. Le problème, c’est qu’on vend des vêtements dont personne n’a besoin. Et ça, c’est une tout autre histoire. Bien entendu, les géants de la fast fashion avancent l’argument suivant : « Nous veillons à ce que des vêtements bon marché soient disponibles », mais là encore, c’est de la foutaise, car ce sont eux qui exploitent des personnes plus pauvres ailleurs. 

Que pensez-vous de l’effet boomerang des magasins de seconde main sachant qu’il y a autant de sur-consommation sur ce marché ? On y achète plus que nécessaire, les prix étant plus bas. Pire, on vend ou dépose des vêtements dans le circuit de seconde main pour acheter d’autres vêtements neufs.

A.C. : S’il est accompagné de changements structurels, le « seconde main » est essentiel. Mais aujourd’hui, nous sommes toujours dans une surproduction. Donc, même si nous avons un système génial de seconde main, ce qu’on a mis en place n’est pas suffisant. B.B. : Il y a en effet des pièges. J’ai l’impression d’un déjà-vu. Sur la consommation de plastique, l’histoire est en effet très analogue. Dans le cas du plastique, 90 % n’est pas recyclé, même s’il est trié. Et s’il est recyclé, le matériau peut être réutilisé au mieux une ou deux fois. Pour les vêtements, c’est un peu la même chose. Ils sont recyclés, on en fait quelque chose d’autre, mais cela ne concerne que 1 % des vêtements 3

Après ce bilan mitigé, quels sont vos espoirs ?

A.C. : Je parle rarement d’espoir parce que l’espoir, c’est très passif comme mot. Or, si l’on n’y travaille pas, on n’y arrivera pas. Et je suis persuadée qu’on peut le faire et qu’on va le faire ! Ce que j’ai appris de mon activisme, c’est que s’il n’y a pas une pression massive de l’extérieur, le changement ne se fera pas à l’intérieur. Des allié·es dans des institutions politiques, on en a, on en a eu et l’on va continuer à en avoir. Mais s’il·elles ne voient pas que les citoyen·nes se lèvent pour une question spécifique, il·elles ne vont pas réussir à convaincre le reste de l’assemblée. Il faut donc s’assurer d’abord que le mouvement reste fort à l’extérieur.B.B. : L’espoir, c’est l’action. Nous sommes dans une position très privilégiée. La liberté dont nous jouissons ici me donne la responsabilité de m’engager. « The Scientist Rebellion » a une très belle expression à ce sujet : « Qu’avez-vous fait une fois que vous avez su ? »Bien sûr, il faut être optimiste, mais en réalité, il ne s’agit pas d’être optimiste ou pessimiste, il faut simplement passer à l’action. Et rester critique envers soi-même. Posez-vous toujours la question de savoir ce que vous faites, pourquoi vous le faites et si cela fonctionne (...) pour atteindre votre objectif. A.C. : La seule manière dont on pourra honorer les personnes qui ont perdu leur vie est de continuer à se battre. Il n’y a rien d’autre à faire. #

Propos recueillis par Adrienne LEGRAND et Loïs SAVAT (FTU et WSM)

 

1. Globalement, l’industrie de la mode est responsable de 8 à 10 % des émissions mondiales, selon les Nations unies, soit plus que l’aviation et le transport maritime réunis. Source : UN Alliance aims to put fashion on path to sustainability | UNECE
2. Au moment de cet entretien, la directive relative au devoir de vigilance n’avait pas encore été votée au Parlement Européen.

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