Le management dans lequel nous baignons aujourd’hui s’est imposé en France depuis les années 1980. Il résulte en fait d’une rupture déjà datée de 1968. La sociologue française propose un retour historique sur 40 ans de modernisation managériale du travail, qui a pour moteur la subordination des travailleur·ses 1.

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L’année 1968 constitue une période charnière pour le patronat. Elle est marquée par trois semaines de grève générale avec des occupations d’usine, la plus longue grève du 20e siècle. Elle a constitué un traumatisme pour le patronat qui a eu le sentiment que s’il n’inventait pas un nouveau modèle, il ne parviendrait plus à continuer à exploiter la force de travail dans les entreprises. 1968 se caractérise par une rupture entre les bases militantes et les organisations syndicales aussi progressistes soientelles (comme la CGT ou la CFDT).

Durant les Trente Glorieuses, les syndicats se focalisaient sur les contrats de travail, c’est-à-dire sur les salaires, la durée du travail, la stabilité de l’emploi, mais ils ne voulaient pas se préoccuper de l’organisation même du travail, pour des raisons idéologiques et politiques. Lorsqu’il y avait une dégradation de ce qu’on appelle aujourd’hui la «qualité de vie au travail», les syndicats demandaient des primes (d’insalubrité, de toxicité...)–c’est-à-dire des compensations, une rétrocession des profits vers les salaires–, mais ils n’exigeaient pas la suppression de la source de pénibilité. Ceci afin que les ouvrier·ères puissent participer à la société de consommation en train de se mettre en place et bénéficier d’un épanouissement hors du travail.

Les syndicats n’ont donc pas pensé le travail. Ils n’ont pas accumulé durant toutes ces années une expertise sur l’organisation du travail et le contenu du travail lui-même. Or, en 1968, fleurissent des revendications relatives au besoin de dignité, de liberté, de reconnaissance et de respect de la part des directions et au désir de se réaliser dans le travail, illustrées par ce slogan: «Ne plus perdre sa vie à la gagner». Ce sont ces revendications qui ont traumatisé le patronat et que le syndicalisme de l’époque peinait à prendre en charge, faute d’outils.

Ces aspirations des ouvrier·ères n’étaient donc pas satisfaites quand les organisations syndicales leur présentaient l’augmentation de 30% des salaires comme une victoire spectaculaire. Les travailleur·ses leur rétorquaient qu’il·elles voulaient une autre vie au travail, un autre rapport au travail.

Pour résumer, fin des années 1970, les syndicats, même s’ils sont très offensifs, peinent à apporter des réponses sur le contenu du travail, tandis que le patronat lui, s’empare de cette question et cherche des solutions pour séduire la classe ouvrière. Il s’agit qu’elle accepte à nouveau l’ordre social capitaliste dans les entreprises tout en restant captifs de son emprise. Il va très rapidement trouver un nouveau modèle qui se structure autour de quatre piliers fondamentaux.

Stratégie patronale

Premier pilier : individualisation et psychologisation

Dans le cadre du nouveau modèle de management, le patronat va proposer un premier pilier qui repose sur l’individualisation systématique de la gestion des salarié·es et de l’organisation de leur travail. Il est en fait demandé à chaque salarié·e de se transformer en petit « bureau des temps et des méthodes» pour s’appliquer à lui-même la philosophie taylorienne d’économie des couts et du temps en permanence. Cela est présenté comme une réponse aux aspirations profondes des salarié·es exprimées en 1968. À chaque salarié·e d’être engagé·e dans son rapport personnel au travail.

Cette individualisation a largement contribué à rendre inefficaces les anciennes stratégies syndicales autour de revendications du type «à travail égal, salaire égal» ou de la promotion à l’ancienneté, et à déstabiliser, voire à éliminer, les collectifs informels de travail qui nourrissent des idées de contestation et de critique. Derrière un discours de prise en considération des individus, le patronat poursuit un objectif d’inversion du rapport de forces, met en place un modèle qui vise à atomiser les travailleur·ses pour mieux les dominer.

Cette stratégie se traduit par l’individualisation des primes (et même des salaires), la polyvalence, la rotation des tâches, les horaires flexibles (et donc la dissolution des collectifs), pour culminer des années plus tard avec la personnalisation des objectifs et celle des évaluations des performances– y compris dans le travail à la chaine– qui se concrétisent au cours des entretiens annuels entre chaque salarié·e et son «N+1 » (son supérieur hiérarchique immédiat). Ces différentes mesures déstabilisent les collectifs, instaurent une concurrence et font disparaitre le sentiment de partager un même destin dans l’entreprise, une même souffrance, des mêmes valeurs.

Cette individualisation est allée de pair avec une psychologisation de la relation de chacun·e avec son travail. En France aujourd’hui, les jeunes sont embauchés sur la base de questions comme : «Es-tu vraiment résilient·e ? Es-tu es capable de rebondir après un échec ? Peut-on te faire confiance ? Doit-on miser sur toi ? Es-tu la bonne personne ?» Chacun·e est mis en scène, individuellement, avec sa personnalité et dans ses dimensions les plus intimes, affectives. Le patronat va ensuite progressivement jouer sur le narcissisme de chacun·e: «Montre-nous que tu sais sortir de ta zone de confort pour grandir dans l’entreprise. Découvre-toi toi-même en acceptant les défis de ton manager. Cherche l’excellence!» On est en présence d’une surhumanisation du travail: ce ne sont plus des professionnel·les qu’on engage, mais des gens «qui ont du talent». Qu’estce qu’un talent ? C’est ce que chacun·e porte en soi, un don. Mais à quelle capacité le terme renvoie-t-il ? Le talent est indéfinissable et donc arbitraire. Le talent ne relève pas de la professionnalité. Il rend l’ouvrier·ère manipulable. Cette déprofessionalisation et cette sollicitation narcissique engendrent une mise en concurrence de chacun·e avec les autres mais aussi de chacun·e avec soi-même. Il faut tout le temps se dépasser, se mettre à l’épreuve. Il ne s’agit plus d’atteindre les objectifs mais de les dépasser.

Deuxième pilier : saper le savoir

Ce premier pilier va se fracasser sur le deuxième pilier du nouveau modèle managérial. Les salarié·es amené·es à s’exprimer dans leur travail ont à le faire dans une organisation du travail encore largement dominée par la philosophie taylorienne caractérisée par un émiettement des métiers en tâches élémentaires et des contraintes de temps et de méthodes.

La philosophie sociale qui se trouve derrière cette organisation technique du travail repose sur le constat que le savoir, c’est du pouvoir. Laisser le savoir aux ouvrier·ères dans les ateliers, c’est donc aussi leur donner du pouvoir. Pour Taylor, les ouvrier·ères étant porté·es à la pratique de la flânerie, ce mode d’organisation du travail n’est selon lui pas favorable à l’intérêt commun. La flânerie entraine une faible productivité et donc une hausse des couts et finalement une baisse de la consommation par les citoyen·nes américain·es. Il considère donc alors qu’il faut transférer le savoir – et donc le pouvoir–des ateliers vers les directions. Celles-ci vont déposséder les ouvrier·ères de leur savoir et mobiliser la science jugée neutre et impartiale en vue d’utiliser la force de travail de la façon la plus productive qui soit.

Les tâches élémentaires sont désormais prescrites par des modes opératoires, des protocoles, des process, des codifications, des normes. Cet ensemble de méthodologies est pensé par des expert·es, des consultant·es issus de grands cabinets loin de la réalité du travail.

D’où la contradiction: chaque salarié·e est incité·e à s’exprimer et à se révéler dans son travail (1er pilier), mais ce travail est inséré dans des contraintes extrêmement prescrites et relayées grâce aux nouvelles technologies par des logiciels (2e pilier).

Troisième pilier : bouleverser les repères par le changement perpétuel

Pour insérer chaque salarié·e, quel que soit son niveau de formation, dans ce carcan de dispositifs contraignants et ainsi déposséder les salarié·es de leur professionnalité, le nouveau modèle managérial met en place une stratégie de changement perpétuel. Le management met en place des restructurations incessantes, des recompositions de métiers, des fusions de départements, de services, des changements répétés de logiciels, des mobilités systématiquement imposées, des déménagements géographiques...

Cette stratégie du changement perpétuel a pour vertu du point de vue du patronat de pouvoir mettre en obsolescence les savoirs, les compétences et l’expérience, constituées individuellement ou collectivement par les salarié·es. Ce qui reste est la capacité de s’adapter à ce changement continu. Cette stratégie produit une précarité subjective chez les salarié·es, caractérisée par le fait de ne jamais être certain de pouvoir atteindre ses objectifs et de maitriser cognitivement son travail. Ils ne peuvent faire confiance ni à eux-mêmes ni aux autres ni à leur expérience.

Cette stratégie engendre de la souffrance professionnelle qui se manifeste aujourd’hui par du burn-out, des recours à des substances psychoactives ou encore des suicides (pensons au procès de France Telecom dont les trois dirigeants ont été condamnés en première instance pour «harcèlement moral institutionnel»).

Il ne s’agit bien sûr pas de dire qu’on souffrait moins auparavant. La souffrance au travail était toutefois vécue au sein de collectifs qui lui donnaient du sens, qui l’interprétaient en termes de rapports de forces, de revendications, d’analyses politiques, alors qu’aujourd’hui elle est interprétée en termes d’incapacité ou d’échec individuel.

Quatrième pilier : le management de la douceur

Dans ce contexte, les directions des ressources humaines se focalisent de plus en plus autour d’une prise en charge des salarié·es en tant que personnes bien plus qu’en tant que professionnel·les. C’est ainsi qu’on voit naitre des «DRH du bonheur» ou « de la bienveillance» qui proposent des conseils diététiques, des séances de massage ou de méditation, des conciergeries et autres services de soutien à la vie domestique, des fêtes, etc.

Avec ce message sous-jacent: «Oui, la vie est difficile, tout s’accélère avec la globalisation, la concurrence et l’accélération, mais on est là pour vous et on vous donne la possibilité de vous consacrer pleinement à votre travail!» Il s’agit alors moins de transformer le travail que de soigner les travailleur·ses, de les accompagner dans leur souffrance 2.

Contre la subordination, libérer l’intelligence collective

Ce modèle tient grâce à un principe archaïque de subordination inscrit au cœur de la logique salariale, dans le contrat même de travail. Ce principe stipule que dès lors que vous entrez dans une entreprise et que vous acceptez d’échanger contre un salaire vos compétences, une partie de votre temps, votre force et votre énergie, vous devez en retour obéir strictement à votre hiérarchie et votre direction.

Le devoir de subordination est l’un des ressorts fondamentaux du capitalisme et notamment de la rationalité libérale à court terme qui impose que les directions puissent obliger légitimement les salarié·es ou les fonctionnaires à travailler comme elles l’entendent et non selon leur savoir et leurs compétences. Dans le modèle managérial que nous avons développé ici, ce lien de subordination est vécu de façon de plus en plus personnalisée, d’autant plus avec le télétravail. Cette subordination est présentée par le patronat comme une évidence qui fait partie des règles du jeu salarial. De leur côté, les syndicats ont tendance à considérer que la subordination serait, en quelque sorte, la contrepartie des droits, garanties et protections des travailleur·ses. Le prix à payer pour en bénéficier en somme. Ils craignent aussi que la remise en cause de la subordination puisse être perçue comme une légitimation des processus d’ubérisation qui se développent aux marges du salariat.

Ce lien de subordination est pourtant assez contestable dans des sociétés démocrates. Ce lien entrave l’intelligence collective développée par les salarié·es qui permettrait de critiquer les fondements actuels de l’organisation du travail. C’est une bataille d’autant plus importante que le patronat continue d’inventer de nouveaux modèles: les entreprises libérées 3 par exemple, dans lesquelles le patron décide unilatéralement de « libérer » les employé·es, toujours dans un cadre salarial. Le patron libérateur dit : « Je ne suis plus un patron, mais un leader et vous êtes mes followers. Vous intériorisez ma vision et dès lors je vous ferai confiance et vous confierai des tâches d’encadrement comme la commande de matériel, les ressources humaines, etc. » Un ensemble de tâches auparavant réalisées par des cadres intermédiaires ou des directions opérationnelles, dont les entreprises libérées se sont débarrassées.

Contre ces tendances à la modernisation managériale, il faut pouvoir libérer l’intelligence collective, repenser ensemble un autre travail, imaginer d’autres types d’entreprises qui aient vocation à poursuivre des finalités différentes et bénéfiques pour le bien-être mental et physique des travailleur·ses aujourd’hui enfermé·es par cette subordination. Il faut aussi se défaire de ce lien de subordination pour préserver les ressources de la planète et transformer des modalités de production aujourd’hui bien trop prédatrices. # .

Danièle Linhart. Sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS, membre du laboratoire GTM-CRESPPA (CNRS/ universités Paris 8 et Paris 10). Auteure de L’insoutenable subordination des salariés (2021) et de La comédie humaine du travail (2015)

 

1 Ce texte une synthèse de l’intervention de Danièle Linhart lors du séminaire des permanent·es de la CSC à Houffalize, le 21 avril 2023. Il reprend aussi des éléments de son article «Le travail et son management: une approche historique», dans Sens et avenir du travail, la 95e Semaine sociale du Mouvement ouvrier chrétien, Politique, octobre 2017, pp.14-20.

2 Voir Y. CLOT, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.

3 Voir J. CULTIAUX et J. VANDEWATTYNE, «Entreprise libérée ou délibérée? À propos de la démocratisation du travail», Démocratie, mai 2018.

© Ian Turk - Flick cc

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