Greenpeace France 2022De plus en plus souvent, des associations recourent à la justice dans un but de changement social et politique lorsque des carences sont identifiées en matière de respect des droits humains dans l’action d’entreprises ou de l’État. Quelle analyse pouvons-nous faire de ces mobilisations judiciaires en vue d’obtenir du changement social ? Quelle est l’histoire, l’évolution de cette forme de mobilisation ? Et que nous apprend-elle sur la démocratie ?

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Le recours en justice porté par des individus ou des associations est parfois appelé « contentieux stratégique ». Que signifie ce concept ?

Cette expression est une traduction de l’anglais strategic litigation. Elle a été forgée dans le contexte juridique des États-Unis : dans ce pays, c’est uniquement dans le cadre d’une affaire particulière, concernant des personnes spécifiques, que les tribunaux peuvent vérifier si une loi est conforme à la Constitution. Lorsque c’est la Cour suprême qui déclare qu’une loi est anticonstitutionnelle, tous les cours et tribunaux doivent s’y plier : une telle décision a donc le même effet que l’annulation d’une loi. Aussi, à partir des années 1920, les associations défendant les droits fondamentaux ont introduit ou soutenu des recours en justice visant à faire reconnaitre la violation d’un droit subie par un individu, dans le but d’obtenir l’invalidation d’une loi. On parle de contentieux stratégique parce que l’objectif réel de l’association qui promeut le recours dépasse son objet formel : il s’agit d’obtenir, à partir d’un cas particulier, des effets d’ordre général qui s’étendent à l’ensemble de la société. En Belgique, comme dans d’autres pays, il est possible d’attaquer directement une loi devant la Cour constitutionnelle : le recours en annulation, qui peut être introduit dans les six mois suivant l’adoption d’une nouvelle loi, vise à la faire annuler par la Cour constitutionnelle pour non-conformité avec la Constitution. Dans un tel cas, parler de recours stratégique n’a pas beaucoup de sens : lorsqu’une association introduit un tel recours, son objectif correspond à l’objet formel de ce recours, à savoir faire annuler la loi. D’autres types d’actions en justice introduits en Belgique cadrent en revanche avec la notion de « contentieux stratégique » : il s’agit d’actions introduites devant les cours et tribunaux ordinaires (tels que le tribunal de première instance ou le tribunal du travail par exemple), pour dénoncer le traitement subi par un individu déterminé, mais qui visent à travers cette affaire à obtenir un résultat qui va au-delà de ce cas particulier, tel une nouvelle interprétation de la loi. Nous préférons l’expression « mobilisation judiciaire » à celle de « contentieux stratégique ». La mobilisation judiciaire permet d’englober l’ensemble des situations où une association utilise le recours en justice comme moyen d’action pour promouvoir la cause qu’elle défend, en évitant la confusion que peut générer le terme « stratégique ».

Aujourd’hui, en Belgique, des associations utilisent régulièrement le recours en justice comme moyen d’action. Est-ce un phénomène nouveau ?

Historiquement, le recours aux tribunaux par les associations n’a pas été un mode d’action privilégié en Belgique, contrairement aux États-Unis où cette pratique est devenue relativement courante à partir des années 1920. Néanmoins, on observe une transformation progressive à partir de la fin des années 1970. Des associations environnementales commencent à se tourner vers les tribunaux pour contester des projets d’aménagement du territoire qu’elles jugent nuisibles à l’environnement. En 1977, l’association de défense des consommateurs Test-Achats lance sa première action en justice, au nom de ses membres, contre une entreprise de télédistribution. Dans les années 1980, à la suite de l’adoption en 1981 de la « Loi Moureaux » qui reconnait un droit d’action aux associations en matière de lutte contre le racisme et la xénophobie, la Ligue des droits de l’homme (aujourd’hui Ligue des droits humains) intente plusieurs procès pour incitation à la haine raciale. À cette époque, le cadre juridique belge était cependant peu favorable aux recours d’associations.

Comment expliquer que l’usage du recours judiciaire par les associations se soit accru au fil des années ? 

La situation s’est profondément modifiée au cours des 40 dernières années. La Cour de cassation a toujours interprété de façon stricte les conditions pour agir en justice devant les cours et tribunaux, estimant qu’un recours n’était recevable que si son auteur agissait pour défendre son intérêt personnel et direct. Cette position, affirmée en 1982 dans l’arrêt Eikendael, excluait la possibilité pour une association d’agir en défense d’un intérêt collectif correspondant à son objet social. Certaines lois ont reconnu aux associations la qualité pour agir dans des domaines spécifiques – comme la « loi Moureaux » en 1981 en matière de lutte contre le racisme et la xénophobie et une loi de 1993 en matière environnementale – mais jusqu’en 2018, elles restaient des exceptions. Plusieurs associations n’ont eu de cesse de contester cette situation, y compris devant les tribunaux. En 2013, dans le cadre d’un recours visant à défendre les droits des mineurs étrangers non accompagnés, l’association Défense des Enfants International a obtenu du juge qu’il interroge la Cour constitutionnelle à ce sujet. Celle-ci a conclu que le fait que seules certaines associations et non d’autres, selon la matière concernée, soient autorisées à agir en justice au nom de leur objet social, générait une inégalité contraire à la Constitution. Cette jurisprudence a conduit les autorités à modifier le Code judiciaire en 2018 pour reconnaitre de manière générale aux associations le droit, à certaines conditions, d’agir en justice pour protéger les droits humains et les libertés fondamentales dans le cadre de leur objet statutaire.

 

Certains militants ou militantes justifient le recours à la justice par l’échec des modes traditionnels d’action politique, tels que le lobbying, les manifestations ou encore les pétitions. Mais il y a également d’autres éléments qui permettent de mieux comprendre ce glissement.

Parallèlement, en 1988, la Cour constitutionnelle, créée quatre ans plus tôt, a été reconnue compétente pour contrôler la conformité des lois avec plusieurs droits garantis par la Constitution. Or, cette Cour a interprété de façon beaucoup plus souple que la Cour de cassation les conditions pour agir devant elle, acceptant les recours d’associations justifiés par leur objet social. Le nombre de recours en annulation introduits par des associations n’a cessé de croitre, surtout à partir des années 2000. À cela s’ajoutent le développement des droits fondamentaux et l’adhésion de la Belgique à divers mécanismes juridictionnels ou quasi-juridictionnels internationaux de contrôle de ces droits, par exemple le Comité européen des droits sociaux, qui ont à nouveau élargi les possibilités d’action pour les associations.

Avec cet élargissement, les recours intentés par des associations dans un but de changement social et politique se multiplient. La tendance est très nette dans les années 2000. Les causes défendues par la voie judiciaire se diversifient : droits des
détenu·es, droits des migrant·es, droit au logement, prise en charge des personnes en situation de handicap, lutte contre le changement climatique, etc. Il ne faut néanmoins pas surestimer l’ampleur de ce phénomène : s’il s’observe davantage, les associations qui vont régulièrement en justice restent peu nombreuses.

Pourquoi les associations utilisent-elles la voie de la justice ?

Certains militants ou militantes justifient le recours à la justice par l’échec des modes traditionnels d’action politique, tels que le lobbying, les manifestations ou encore les pétitions. Mais il y a également d’autres éléments qui peuvent permettre de mieux comprendre ce glissement des stratégies des mouvements sociaux. Classiquement, dans la littérature internationale de sociologie du droit et de la justice, quatre facteurs ont été identifiés pour expliquer pourquoi les associations utilisent l’action en justice pour promouvoir des causes sociales ou politiques. Un premier élément est celui que nous venons de mentionner qui est l’existence d’un environnement politique peu favorable à la défense de certaines causes et l’absence d’opportunités de type politique permettant de faire avancer le combat défendu par les associations (que l’on pense à la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis dans les années 1950 ou à la protection des droits des migrant·es aujourd’hui). Un deuxième élément consiste en ce qu’on appelle l’« ouverture des opportunités juridiques », c’est-à-dire le fait que le contexte juridique – national ou international – devienne plus favorable à l’introduction de recours par des associations, soit parce que leur droit d’ester en justice est étendu, soit parce que de nouveaux droits sont reconnus ou de nouvelles procédures ou institutions judiciaires mises en place. Ces deux premiers facteurs – l’environnement politique et l’environnement juridique – sont extérieurs aux associations et dépendent avant tout du contexte dans lequel elles opèrent. Les deux autres facteurs identifiés par la littérature concernent davantage les modes d’organisation des associations elles-mêmes.
Il s’agit d’abord des ressources disponibles pour mener des actions judiciaires, qu’elles soient financières (car ces actions impliquent d’y consacrer des moyens matériels) ou juridiques (elles nécessitent des contacts avec des avocat·es ou la présence de juristes en interne). Le dernier élément est la manière dont les associations construisent leur discours. Ainsi, la formulation d’une revendication en termes de droits humains peut amener certaines associations à se tourner vers la justice alors qu’elles ne l’avaient pas fait jusqu’alors. C’est notamment le cas dans le secteur du handicap, où des structures ont récemment expérimenté pour la première fois le procès comme mode de revendication, notamment pour exiger une meilleure prise en charge institutionnelle des personnes avec un handicap de grande dépendance.

Y a-t-il des affaires notoires et/ou emblématiques qui permettent d’illustrer ce phénomène ?

L’« affaire climat », introduite par l’asbl Klimaatzaak rejointe par plus de 8.000 citoyen·nes devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles qui a abouti à la condamnation de l’État belge pour action insuffisante contre le changement climatique, est sans doute l’exemple le plus visible et emblématique de mobilisation judicaire récente.

Mais si l’action judiciaire n’arrive qu’en bout de course, quand la loi est déjà passée, est-elle le signe d’un échec de la démocratie en amont  1?

Pas forcément. D’abord, tous les recours ne visent pas à faire annuler une loi. Certaines actions judiciaires sont introduites sur la base d’une loi existante pour en dénoncer le non-respect. C’est le cas par exemple de recours visant à faire reconnaitre une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, le handicap ou l’origine, qui s’appuient sur les lois antidiscriminatoires en vigueur, ou d’actions tendant à faire établir la violation d’une législation protégeant l’environnement.
Ensuite, même pour ce qui concerne les recours visant l’annulation d’une loi, introduits alors devant la Cour constitutionnelle, il ne faut pas nécessairement y voir un échec des procédures démocratiques. On peut les envisager au contraire comme un moyen de relancer le débat démocratique devant une enceinte différente du parlement, en mettant au centre de la discussion des arguments qui ont pu être ignorés ou insuffisamment pris en compte par l’assemblée parlementaire. L’historien des idées Pierre Rosanvallon 2 considère ainsi les cours constitutionnelles comme des instruments de « contre-démocratie » qui contribuent à fournir au citoyens et citoyennes un pouvoir de contrôle sur l’action des gouvernant·es.
Si les actions judiciaires ne sont donc pas en tant que telles un signe d’échec du processus démocratique, la multiplication des recours, surtout lorsqu’ils aboutissent à une sanction de la loi par la Cour constitutionnelle, peut légitimement conduire à se demander si le respect des droits fondamentaux est suffisamment pris en compte par les assemblées dans le processus législatif.

L’action en justice n’est-elle pas une stratégie qui est souvent perdante et qui, de ce fait, peut être décourageante ?

L’action en justice peut déboucher sur une décision favorable ou défavorable, c’est un fait. Mais outre la décision judiciaire en tant que telle, il est important de tenir compte de tous les effets indirects que peuvent avoir les actions judiciaires. Un auteur américain, Michael McCann, montre qu’une défaite en justice peut conduire les associations à créer une indignation populaire et à redéployer d’autres formes de mobilisation telles que la manifestation ou la pétition qui peuvent, en fin de compte, convaincre les responsables politiques de modifier une loi. Il semble donc essentiel de ne pas se limiter à ce que dit la décision judiciaire mais de tenir compte de tout ce qui a été rendu possible et de tout ce que l’action judiciaire a produit : des discussions et débats au sein des associations, des contacts avec des avocats ou avocates qui peuvent être réactivés plus tard, des collaborations entre plusieurs associations, etc. À l’inverse, une victoire en justice peut donner l’impression que le combat est gagné et générer une démobilisation alors que dans certains cas, la mise en œuvre effective de la décision peut nécessiter elle aussi un effort de mobilisation.

Quels sont les risques, pour les associations, de porter des affaires en justice ?

Comme nous l’avons dit plus haut, les recours en justice ont un cout financier. Ils impliquent de consacrer des moyens matériels et humains pour porter des affaires devant les tribunaux. Cela se fait nécessairement au détriment d’autres types d’action. Par ailleurs, l’action en justice peut également être couteuse d’un point de vue symbolique : elle peut nuire à la cause si elle divise le mouvement et crée des tensions en son sein.

Il semble essentiel de ne pas se limiter à ce que dit la décision judiciaire mais de tenir compte de tout ce qui a été rendu possible et de tout ce que l’action judiciaire a produit.

En raison des ressources financières et juridiques nécessaires, se tourner vers la justice n’est-il accessible qu’aux grandes organisations (associations, syndicats), au détriment des petites structures ? N’est-ce pas, de ce fait, un mode d’action très inégalitaire ?

Les grosses structures cumulent à priori davantage ces deux types de ressources. Cependant, l’idée que les grandes organisations seraient dès lors plus susceptibles d’utiliser l’action judiciaire doit être fortement nuancée et relativisée pour deux raisons. La première est un constat empirique : certaines grosses associations ont d’importants moyens financiers, mais sont totalement dépourvues de ressources juridiques et se montrent dès lors très réticentes à s’aventurer sur le terrain judiciaire ; d’autres associations, très petites, ont peu de moyens mais les consacrent entièrement à porter des affaires devant les tribunaux. La seconde nuance est que les associations créent souvent des coalitions pour se lancer collectivement en justice. Elles peuvent ainsi mutualiser leurs ressources financières mais également l’expertise et les ressources juridiques que détiennent certains membres de leur coalition, par exemple la Ligue des droits humains. De très petites organisations peuvent ainsi, lorsqu’elles s’associent à d’autres, être à l’initiative d’actions malgré leur cout et les compétences juridiques pointues qu’elles nécessitent. #

Propos recueillis par Manon LEGRAND et Stéphanie BAUDOT

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