Juliette PauletL’écologie pirate que propose l’autrice et militante Fatima Ouassak mobilise les imaginaires et invite à la créativité pour qu’ensemble, nous construisions un projet écologiste capable de faire face aux politiques d’étouffement que mène le système en place : étouffement de tous les êtres vivants, humains et non-humains. Ensemble n’est pas un vain mot sous la plume de la politologue et militante féministe et antiraciste française Fatima Ouassak qui nous invite, tous et toutes, à « aller à l’abordage » afin que chaque individu puisse circuler librement !

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Aller à l’abordage, c’est, selon Fatima Ouassak, inévitablement convoquer la notion de liberté qui nous rendrait maitre·sses de notre vie et qu’elle lie intrinsèquement à celle de la préservation de nos milieux de vie et donc à la lutte écologique. Ce lien entre liberté et écologie peut ne pas sembler évident. Pourtant, comment lutter pour la préservation d’un lieu, d’un quartier, d’un monde dans lequel on ne se sent pas accueilli·e ou dans lequel on nous a fait comprendre, depuis des générations, que nous ne sommes pas chez nous ?
C’est toute la question de l’implication populaire dans les mouvements pour la préservation de l’environnement à laquelle s’attèle la militante dans son travail quotidien. Cela se passe, pour elle, notamment au sein de la Maison de l’Écologie Populaire – créée à Bagnolet avec deux organisations, Alternatiba (le mouvement pour le climat) et le Front de mères, qu’elle a co-fondé – au sein de laquelle l’imaginaire à toute sa place, comme l’atteste le nom qui lui a été donné, Verdragon. Pour Fatima Ouassak, ce nom ouvre un champ des possibles et un imaginaire un peu fantastique alors qu’elle affirme haut et fort que l’imaginaire est politiquement important.

Casser des murs

Défendre la planète, la terre, l’humanité, le vivant et la biodiversité sans évoquer la question raciale et coloniale relève de l’ignorance voire de la malhonnêteté, affirme Fatima Ouassak. Toutes ces populations qui, hier et aujourd’hui, n’ont été et ne sont considérées que par le biais de leur utilité, peuvent produire de la pensée politique si on leur en laisse la possibilité. Cette conviction est au cœur de son ouvrage comme elle nous l’expliquait récemment : « On ne peut pas survivre en n’étant pas libre. J’ai voulu commencer ce livre en disant que pour nous aussi, la liberté est quelque chose d’important. La liberté n’est pas réservée aux gens qui ont le luxe de pouvoir l’apprécier, les populations blanches, riches, etc. qui vivent en centre-ville. Dans les quartiers aussi, on meurt de ne pas être libre. J’ai donc voulu mettre la question de la liberté au centre. Et donc à l’abordage de quoi ? Et bien de cette libération ! »
Elle nous offre ainsi une définition de son écologie pirate à l’entame de cet ouvrage incroyablement bousculant :
« Est-ce l’humanité que l’on veut sauver, ou juste sa fraction blanche et fortunée ? Quelle écologie garantit toutes les libertés, dont celles de circulation et d’installation pour tous sans distinction ? Quelle écologie défendons-nous ? Une écologie qui viendrait ajouter des frontières aux frontières, ou une écologie qui cherche à casser les murs ? L’écologie pirate proposée dans cet essai tente de répondre à ces questions et envisage la possibilité de se libérer du système responsable du désastre climatique et des entraves à la liberté de circuler dont il a besoin pour se perpétuer. Si l’écologie est une science, alors l’écologie pirate est la science des stratégies qui permettent de reprendre du pouvoir, du temps et de l’espace au système colonial-capitaliste. Si l’écologie est une lutte, alors l’écologie pirate est une lutte collective pour que chaque individu puisse circuler librement. Si l’écologie est un mouvement social, alors l’écologie pirate est le mouvement de toutes celles et tous ceux qui refusent l’injustice et veulent laisser autre chose aux enfants que ce monde nauséabond. L’écologie pirate est un projet de résistance qui a comme objectif la libération de la terre et comme horizon l’égale dignité humaine et la liberté de circuler. »

« Libérer la Méditerranée pour nous libérer »

Pour Fatima Ouassak, le travail militant consiste à montrer que le système dans lequel nous vivons aujourd’hui fait un tri entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Ce même système qui détruit les solidarités et le vivre-ensemble s’en prend à l’ensemble du vivant partout dans le monde. Une des grandes revendications de son écologie pirate est la libre circulation sans condition et la reconnaissance, pour commencer, de la mer Méditerranée comme hyper-sujet. Elle affirme que la liberté de circuler est un privilège racial et colonial et que la Méditerranée est aujourd’hui un mur qui sépare l’Europe et l’Afrique et qu’il s’agirait de :
« Libérer la Méditerranée pour nous libérer. Aujourd’hui, la liberté de circuler n’est pas reconnue comme un droit fondamental, ni par l’Union européenne, ni par nos parlements, ni par nos organisations progressistes et écologistes. Et je pars de cette question, comment pourrait-on faire de la liberté de circuler sans condition une modalité de mise à l’abri en cas de désastre climatique. Ce qui est actuellement reconnu comme un droit, c’est le fait de quitter une terre dévastée. Mais ce qui n’est pas garanti, c’est d’arriver à bon port. Et donc je m’adresse aux Européen·nes que nous sommes, est-ce que nous considérons comme normal le fait que les Européen·nes puissent circuler librement en Afrique pour le travail ou l’aventure, voire même pour la solidarité internationale, mais que l’inverse ne soit pas vrai ? L’entreprise capitaliste a besoin d’entraves à la liberté de circuler. La mer Méditerranée est un mur de haine et criminel, c’est une terre rendue criminelle puisqu’elle est le lien pour le pillage des ressources de l’Afrique, lieu de pillage impérialiste et colonial, mais aussi lieu du filtrage des individus selon leur utilité ou non. »

L’écologie pirate est un projet de résistance qui a comme objectif la libération de la terre et comme horizon l’égale dignité humaine et la liberté de circuler. 

D’où l’idée d’instaurer cette mer comme hyper-sujet, à l’instar de la Pachamama (la terre vue comme une déesse et vénérée par la population andine) dans les pays d’Amérique du Sud. La hiérarchisation des humains et des terres, nous dit-elle, est responsable d’un dérèglement climatique global, mais qui entraine des conséquences plus violentes sur les terres dépréciées du sud de la Méditerranée que sur celles valorisées du Nord. Ce qui aggrave les inégalités entre l’Europe et l’Afrique, permettant aux Européen·nes de tirer profit d’un dérèglement dont elles et ils sont majoritairement responsables (ou en tout cas, bien davantage que les Africain·es):

« La Méditerranée libérée obtiendrait des droits inaliénables et sacrés : le droit de ne pas être utilisée à des fins coloniales et oppressives, de ne pas être utilisée comme mur infranchissable et meurtrier, de ne pas être utilisée pour piller la terre africaine. »
Pour Fatima Ouassak, la question climatique et les luttes écologistes qui l’accompagnent sont une occasion de lutter contre les injustices, de renverser le système capitaliste pour refonder notre rapport à un monde où le profit ne serait plus la dominante. S’y ajoute la certitude que seul le projet de libération de ce système mondialisé pourra participer à régler le problème du réchauffement climatique. Il y faudra force et détermination, car « la qualité de notre projet de libération ne dépend pas de sa radicalité, mais de notre détermination à le mettre en œuvre ».


 July ROBERT, autrice et traductrice

© Juliette Paulet

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