Ces dernières décennies, la plupart des pays européens sont confrontés à un accroissement électoral de l’extrême droite. Les acteurs syndicaux se battent contre ces tendances dans la société, mais force est de constater que même en leur sein les discours et les idées véhiculés par l’extrême droite font parfois mouche auprès des affilié·es et militant·es. Quelle place l’extrême droite occupe-t-elle sur les lieux de travail, comment tente-t-elle de s’organiser et quelles contre-stratégies syndicales sont mises en place dans un tel contexte ? Éclairage.
Face à la montée de l’extrême droite en Europe et à l’attrait que ses discours suscitent parfois au sein des organisations syndicales, l’Institut syndical européen (ETUI) a organisé ces dernières années plusieurs séminaires de formation sur l’approche syndicale de l’extrême droite. Après l’une de ces sessions, l’idée a germé de lancer une étude comparative sur l’impact de l’extrême droite sur le lieu de travail. Ce projet a été mis en œuvre au cours des deux dernières années sous la coordination de la Confédération allemande des syndicats et a été rendu possible grâce à des fonds de l’Union européenne. À partir d’une étude documentaire et d’entretiens approfondis avec des militant·es et des responsables syndicaux, un groupe de chercheur·ses de l’université de Cassel 1 a comparé les stratégies de l’extrême droite en Belgique/Flandre (Vlaams Belang, VB), en France (Rassemblement national, RN), en Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD), en Italie (Lega), en Pologne (Droit et Justice, PiS) et en Hongrie (Fidesz). Il a étudié également les stratégies syndicales pour contrer l’extrême droite dans ces mêmes pays. Les syndicats CGIL (Italie), CGT (France), DGB (Allemagne) et MASZSZ (Hongrie), OPZZ (Pologne) et ACV (Belgique) ont participé au projet. Cet article présente les principaux résultats de la recherche.
Changement d’attitude sur les questions de travail
Les partis d’extrême droite sont souvent très flexibles dans leurs idées, opérant des virages à 180 degrés lorsque cela leur convient électoralement et stratégiquement.
Le Vlaams Belang en est une parfaite illustration. Le Vlaams Blok (devenu le Vlaams Belang) était un parti qui adhérait au corporatisme, une doctrine sociale dans laquelle la coopération harmonieuse entre le travail et le capital était centrale. Les travailleur·ses et les employeurs devaient œuvrer ensemble dans l’intérêt de la classe populaire (flamande). Ce faisant, ils ont adopté l’état d’esprit des partis d’extrême droite des années 1930.
Dans la pratique, cela s’est traduit par des vues plutôt libérales sur le plan économique (visant avant tout à promouvoir l’économie et la compétitivité flamandes) et par une aversion virulente pour les syndicats. Il suffit de penser au célèbre dicton « La grève fait mal, le travail profite ».
Sous la présidence de Tom Van Grieken, le parti a (en partie) changé de cap adoptant de plus en plus de positions sociales : maintien de l’indexation automatique, augmentation des pensions minimales, augmentation du congé parental... et même la nationalisation du secteur énergétique. Cette mutation du Vlaams Belang est inspirée du Front national (précurseur du Rassemblement national) de Marine Le Pen. Le VB et le FN/RN se présentent comme des partisans du « nativisme » et visent un État-providence taillé sur mesure pour leur « propre peuple ». Le Vlaams Belang veut financer toutes ces propositions en se désolidarisant de la Wallonie et en durcissant les conditions d’accès des migrant·es. Ainsi, les nouveaux arrivant·es ne pourront prétendre à la sécurité sociale qu’après un séjour légal de sept ans et après avoir payé des cotisations sociales pendant trois ans.
Par ailleurs, nous doutons fortement que ce programme « social » soit le véritable reflet de leurs idées socio-économiques. Par exemple, cette position sociale est en contradiction avec le comportement de vote du Vlaams Belang au Parlement européen, où il rejette pratiquement toutes les propositions qui ont de près ou de loin une orientation sociale. Il suffit de penser au récent vote sur le salaire minimum européen 2.
Si l’on examine de plus près la position socio-économique des autres partis d’extrême droite, il est frappant de constater que leur attitude à l’égard de l’État-providence varie considérablement. Seul le PiS polonais se prononce clairement en faveur de l’expansion de l’État-providence et, en tant que parti au pouvoir, a mis en œuvre plusieurs lois sociales telles qu’un 13e mois pour les retraité·es, une augmentation des allocations familiales et des allocations pour enfants. Cette dernière mesure s’inscrit dans le cadre d’une politique conservatrice visant à stimuler le taux de natalité en Pologne.
Le Fidesz hongrois adopte plutôt une approche workfare dans laquelle tout salut vient du travail. Ainsi, le parti a créé des formes d’emploi public rémunéré en dessous du salaire minimum ou a accordé des allégements fiscaux aux familles qui travaillent.
En Allemagne, l’AfD se caractérise par un certain flou stratégique et deux courants sont actifs au sein du parti : une section prône un démantèlement de l’État-providence, tandis qu’une autre soutient un nativisme social semblable aux options du RN et du VB.
En Italie, la Lega continue généralement à suivre un programme libéral. Le fait de plaider en faveur d’une flat tax (moins élevée) et de s’opposer à une meilleure réglementation pour les travailleur·ses précaires (par exemple, les coursier·ères) en est une parfaite illustration.
Tous les partis plaident pour des systèmes de retraite anticipée après un nombre suffisant d’années de carrière. Ce n’est pas un hasard. Ce faisant, ils visent le public de ceux qui travaillent dur et qui ont eu la chance d’accomplir une carrière complète sans interruption due au chômage, à la maladie ou à d’autres formes d’inactivité. Un modèle, en outre, qui est certainement désavantageux pour les femmes.
Même si ces partis cherchent un élargissement programmatique « social », le thème de l’immigration reste le cœur de métier de l’extrême droite en Belgique, en France, en Allemagne et en Italie, ainsi que le principal attrait pour l’électorat ouvrier. Le Fidesz et le PiS ont également battu le même tambour, mais seulement après 2015, lorsqu’ils ont commencé à adopter des positions ouvertement anti-migrant·es en réponse à la crise des réfugié·es. L’éclatement de la Lega Nord en Lega témoigne une fois de plus de la nature caméléon de l’extrême droite. Lega Nord s’opposait autrefois avec véhémence aux Italien·nes originaires des régions méridionales, alors qu’elle réunit aujourd’hui tou·tes les Italien·nes qui se sentent mal à l’aise avec l’arrivée de nouveaux·elles étranger·ères. Il ne reste donc que le Vlaams Belang comme parti séparatiste (d’extrême droite).
L’extrême droite sur le lieu de travail
Dans un passé (relativement) lointain, le Vlaams Blok/Vlaams Belang a monté des plans pour présenter ses propres listes de candidat·es aux élections sociales. Ces plans ont échoué et l’on peut se demander si l’annonce de ces listes électorales ne faisait pas plutôt partie d’une opération stratégique visant à s’attaquer aux syndicats plutôt qu’à chercher une véritable percée dans les élections sociales. Ces opérations s’appuyaient, à un moment donné, sur le fonctionnement d’une sorte de cellule dédiée aux syndicats au sein du Vlaams Belang sous la direction de feu Marie-Rose Morel et ont abouti, entre autres, au livre de 2010 « Welkom in Vakbondistan » (qu’on pourrait traduire par « Bienvenue au Syndicalistan », NDLR) dans lequel les trois syndicats « de couleur » étaient dépeints sous un mauvais jour.
Ces dernières années, le VB n’a pas engrangé de succès sur ce front. Pour des raisons stratégiques, le parti s’oppose moins fortement aux syndicats. Il vise désormais à élargir son cercle d’adhérent·es par un usage intensif des réseaux sociaux pour lesquels des sommes astronomiques sont dépensées.
Dans d’autres pays européens voisins, l’extrême droite tente toujours de s’implanter sur le lieu de travail. En Allemagne, le groupe d’extrême droite « Zentrumautomobile » (ZA) a déposé des listes aux élections sociales et plusieurs membres ont été élus dans les usines Daimler. ZA se présente comme une force contraire au syndicat classique « établi » et prétend défendre les « travailleurs ordinaires ». Selon les militant·es syndicaux concernés, ce groupement communique de manière très agressive et affirmée lors des réunions du personnel, mais adopte plutôt une attitude passive, voire apathique, dans les organes de consultation à huis clos. Cela montre une fois de plus la nature populiste de droite de ZA.
En Pologne, en Hongrie et en Italie, quelques fédérations syndicales se frottent de très près à l’extrême droite.
En Pologne, par exemple, Solidarność s’est positionné plus radicalement ces dernières années comme un syndicat national-conservateur chrétien qui défend les valeurs chrétiennes traditionnelles et un rôle fort de l’Église dans la société. Il s’oppose à la lutte pour l’émancipation des femmes et des LGBT. Sur le lieu de travail, en revanche, Solidarność formule souvent des demandes irréalistes et tente de se faire valoir aux dépens des autres syndicats. De cette manière, il tente de gagner des membres, mais aussi d’affaiblir le pouvoir de négociation des autres syndicats face à l’employeur. Selon les autres syndicats, il augmente l’incrédulité, la désillusion envers le syndicat parmi les travailleurs.
En Italie, l’Unione Generale del Lavoro (UGL) a des liens évidents avec la Lega, parti de droite radicale. Sur le terrain, l’UGL se présente comme un syndicat traditionnel qui se consacre aux questions syndicales « classiques » telles que les salaires et les conditions de travail. Dans la pratique, il se révèle être très favorable aux employeurs et peut être considéré comme un syndicat « jaune », étroitement aligné sur l’employeur (et sur la politique de la Lega).
La Hongrie et la France connaissent également le phénomène de syndicats jaunes, le « syndicalisme d’affaires » dans la terminologie spécialisée. Nous entendons par là les syndicats qui ont une pensée microéconomique et des liens clairs avec les employeurs ou les partis de droite radicale. Dans cet article, nous ne développerons pas d’exemples spécifiques.
Contre-stratégies syndicales
Il est difficile de tracer une ligne directrice dans les stratégies mises en œuvre par les six syndicats étudiés pour contrer l’extrême droite. Le contexte dans les différents pays est en effet trop diversifié. Dans certains pays, l’extrême droite est au pouvoir, dans d’autres, des groupes de droite radicale ont pris pied sur le terrain (dans les organes consultatifs), dans d’autres encore, les fédérations syndicales adoptent elles-mêmes un profil d’extrême droite.
La manière dont l’extrême droite tente de s’attirer la sympathie des travailleur·ses varie d’un pays à l’autre.
En Belgique, l’extrême droite n’a pas encore réussi à s’imposer de cette manière dans le paysage syndical existant. Des systèmes tels que le cordon sanitaire, les conditions strictes de représentativité pour présenter des listes aux élections sociales et, non des moindres, l’incompatibilité de l’appartenance syndicale avec l’engagement dans un parti d’extrême droite, ont œuvré en ce sens. Cela n’empêche toutefois pas qu’en Flandre, le Vlaams Belang soit très suivi par les membres des syndicats et par les travailleur·ses en général. Les recherches post-électorales de 2010 et 2014 l’ont déjà montré 3. Comme mentionné précédemment, le Vlaams Belang est particulièrement présent sur les réseaux sociaux et parvient à toucher la corde sensible d’une partie de nos affilié·es. Cela se reflète, entre autres, dans le nombre de likes et de retweets des posts du VB. Les syndicats belges vont devoir intensifier leurs efforts pour renforcer leur communication sur les réseaux sociaux. Ces dernières années, l’ACV a également investi dans l’éducation politique des militant·es, tant dans la formation de base que dans la formation des militant·es expérimenté·es.
Les syndicats des pays voisins ont également beaucoup investi dans la formation politique sur le lieu de travail et en dehors. Nous choisissons ici un exemple frappant. À l’usine Lamborghini de Turin, il y a une formation obligatoire (!) sur l’importance de la Constitution italienne (anti-fasciste) pour tou·tes les employé·es. Les syndicats y sont très suivis et ont pu faire respecter cette règle grâce au dialogue social. Lamborghini fait figure d’exception à cet égard. Dans la plupart des cas, comme en Belgique, la formation est principalement destinée aux militant·es syndicaux·ales.
En Pologne et en Hongrie, les syndicats se tiennent à l’écart de la formation politique et d’autres sujets controversés et polarisants pour lesquels les partis d’extrême droite (au pouvoir) sont souvent réprimandés par l’Europe (manque de respect de l’indépendance des médias, non-respect des droits des LGBT et des femmes, limitation de l’indépendance du système judiciaire...). Ils se concentrent sur la politique salariale et les droits du travail, pratiquant ainsi plutôt une forme de « syndicalisme économique ». C’est évidemment le résultat de la politique agressive du Fidesz et du PiS. Mais c’est aussi lié à la faiblesse de l’organisation et à la diminution du nombre d’affilié·es. Les syndicats de l’ancien bloc de l’Est ont également dû se réinventer après la chute du mur et faire connaitre dans un premier temps qu’ils parvenaient à défendre les intérêts matériels de leurs affilié·es. Mais cela a certainement son revers : les dirigeant·es syndicaux découvrent que de nombreux·ses travailleur·ses sont sensibles à des messages simples ou à de fausses promesses, même sur le lieu de travail, et qu’il est en fait nécessaire d’aiguiser la conscience (politique) pour obtenir des succès syndicaux.
Enfin, il est également intéressant d’examiner la manière dont les syndicats traitent leurs propres affilié·es lorsqu’il·elles expriment des sympathies envers l’extrême droite. En Belgique et en France, il existe des procédures d’incompatibilité qui peuvent conduire à l’exclusion. Dans les deux pays, cependant, une éventuelle exclusion est précédée d’une discussion avec l’affilié·e qui a alors la possibilité de revoir à la baisse son engagement au sein des partis d’extrême droite.
En Hongrie et en Pologne, les syndicats ne répondent pas à ces affilié·es. Les syndicats allemands et italiens occupent une position intermédiaire et se concentrent principalement sur la persuasion. Ils exposent ainsi la distinction entre les positions syndicales et les idées d’extrême droite.
Observations finales
La manière dont l’extrême droite tente de s’attirer la sympathie des travailleur·ses varie d’un pays à l’autre, en fonction notamment de la manière dont la représentation des travailleur·ses est organisée dans les entreprises. Par conséquent, la réponse des syndicats varie également. Malheureusement, aucun remède n’a été trouvé. Il n’en reste pas moins important que les syndicats – dans la mesure du possible – continuent à jouer leur rôle sociopolitique à un niveau plus large. Cela vaut certainement pour la Flandre, où nous devons tout mettre en œuvre pour éviter une majorité absolue Vlaams Belang – N-VA en 2024. Cela nécessite, entre autres, une large mobilisation des syndicats et d’autres organisations de la société civile. Dans cette optique, l’ACV rejoint la coalition du 8 mai, qui tente de faire à nouveau du 8 mai (fin de la Seconde Guerre mondiale) un jour férié officiel et de relancer la lutte contre le fascisme.
L’ACV ne manquera pas de relever le gant pour informer et sensibiliser ses propres affilié·es aux dangers de l’extrême droite. Avec nos militant·es, nous voulons initier des formes de formation à la politisation comme stratégie pour contrer l’extrême droite. Nous relevons également le défi de toucher l’ensemble du personnel par le biais d’initiatives et de campagnes de communication ciblées. Il faut espérer ! #
Luc IMPENS, Service de formation de l’ACV
La traduction a été opérée par nos soins
- S. KIM, S. GREEF, et W. SCHROEDER, The Far Right in the Workplace: A Six-Country Comparison, 2022.
- En septembre 2022, le Parlement européen a approuvé la proposition de directive européenne sur le salaire minimum européen. Tous les partis belges ont voté pour, à l’exception de la N-VA et du Vlaams Belang.