En tant que féministes, il nous faut donner à voir ce qui se fond de plus en plus dans le décor, être attentives et vigilantes à la régression comme peut l’être l’acceptation de la galanterie. Sous des dehors inoffensifs, elle entrave la lutte contre le système patriarcal.
Se pencher sur la galanterie, quand il semble que tout a déjà été dit à son propos, c’est une gageure... C’est presque, même, un non-sujet, tellement il est évident que d’un point de vue féministe, accorder une attention accrue à une personne sur la base d’une prétendue faiblesse attribuée à un sexe ou à un genre est complètement inapproprié.
Sauf si l’on considère le climat de sexisme ordinaire et l’invisibilité dont celui-ci jouit encore. Sauf si l’on se dit qu’écrire sur la galanterie, ce n’est pas enfoncer des portes ouvertes, mais bien donner à voir ce qui se fond dans le décor.
Être féministe aujourd’hui, c’est laborieux. C’est être vigilante à ne s’habituer à rien, à ne pas se laisser endormir, à rester constamment en veille pour maintenir des droits durement acquis. Dans une société qui veut nous faire croire et nous prouver que l’égalité est déjà là, la galanterie peut nous donner du fil à retordre. Au moment où le féminisme devient un peu « à la mode », semble plus commun ou acceptable, est mis à toutes les sauces ; au moment où il n’est presque plus un gros mot, méfions-nous de la marche arrière que peut constituer l’acceptation d’actes dits « galants ».
Un travail de sape efficace
La galanterie, sous des dehors inoffensifs, sape réellement des efforts explicites de lutte contre le système patriarcal. Un système qui, pour se maintenir, se sert de l’homme qui vous offre le resto (ou un bouquet de fleurs le 8 mars, grand classique dans le florilège « galant »).
Le patriarcat, rappelons-le, est ce système d’organisation de la société qui fait en sorte que la plupart des pouvoirs politiques, culturels, économiques et sociaux sont aux mains des hommes, dans un monde qui les consacre comme les grands référents.
Ce système se nourrit de chaque faille, de chaque peur, de chaque interrogation auxquelles il répond avec un argumentaire bien rodé, des mythes qui étouffent toute possibilité de contradiction – à grands coups de « ça a toujours été comme ça » – et qui assomment autant qu’ils conditionnent.
La galanterie participe, tout autant que d’autres procédés sexistes, à renforcer et à maintenir ce système de domination. Elle a bien creusé son sillon, à mi-chemin entre sexisme bienveillant et sexisme paternaliste. Un sexisme ordinaire, édulcoré. Nous faire un cadeau ou nous mettre en valeur peut constituer une stratégie opportune, non favorable pour nous, mais bien pour l’autre ! Résister à l’égalité salariale, mais nous tenir la porte... C’est politique. Comment faire pour sensibiliser à la légitimité du combat pour l’égalité d’une part et d’autre part à la vacuité du geste galant qui constitue un comportement acquis perpétuant des représentations erronées ? Combien de temps faudra-t-il encore pour déconstruire ces stratégies cachées ? Pour nous déconstruire !
Simone de Beauvoir disait déjà, à propos de la galanterie, qu’elle est « une contrepartie héritée des sociétés patriarcales visant à maintenir la femme dans son état d’asservissement ».
Gisèle Halimi dénonçait aussi la galanterie « parce qu’elle est dissymétrique, inégalitaire. Si on voit un jour une galanterie égalitaire, je ne la rejetterai pas ! »
Résister envers et contre tout
Remettre le système en cause, c’est aussi analyser ses manifestations les plus apparemment « agréables », ou confortables, en tout cas les moins ouvertement confrontantes.
Dans le domaine du sexisme, chaque hésitation peut couter cher. Chaque exception au principe d’égalité peut refaire le lit d’une généralité défavorable aux femmes. Je crois aux petits efforts, aux petits défis, aux petits courages de tous les jours. Ceux qui nous émancipent sans grands éclats, mais avec certitude. La résistance à la galanterie en est un.
Si j’accepte qu’on m’offre un resto – au motif que je suis une femme et que c’est normal que ce soit l’homme qui paie –, sans questionner en aucune façon la raison, je contribue, même sans le vouloir, à ralentir, voire immobiliser les efforts fournis par ailleurs, par d’autres, pour que les femmes soient enfin considérées avec les mêmes possibilités que les autres habitant·es de cette planète. « Tu veux m’offrir un resto ? Avec plaisir ! Mais que ce soit au nom de ton amitié ou de ton amour pour moi, et non parce que tu considères que c’est ton devoir envers moi ou parce que cela assoit ta virilité. Et d’ailleurs, je préfère payer ma part ou, au moins, te rendre la pareille prochainement. »
« Quand dans une réunion, tu me dis “Honneur aux dames !” pour me laisser parler en premier, tu suggères une autorisation paternaliste qui me pénalise dès le départ. Si tu veux vraiment valoriser ma réflexion, écoute-la, ne la coupe pas, ne la reformule pas, laisse-lui de la place. Tu peux me laisser la parole simplement parce que j’ai quelque chose d’intéressant à dire, sans avoir à utiliser ce prétexte un peu condescendant, qui abime, ipso facto, le contenu de mon intervention. Me faire honneur, justement, ce serait de débattre avec moi sur le fond de mon propos. »
Ce qui peut être intéressant, me semble-t-il, c’est d’aller dans les détails, dans les méandres plus ou moins conscients de ces attitudes, de leur intention autant que de leur réception, de ces rituels quotidiens qui perpétuent ces pratiques plus ou moins sexistes, qu’ils soient tolérés, ignorés, ou pardonnés. Ou encore d’explorer certaines modalités actuelles de la galanterie.
Quand ma fille de 20 ans s’entend dire, dans son mouvement de jeunesse : « Ça se dit féministe, mais ça t’arrange bien que je porte les tables... », c’est encore tout un autre monde qui s’ouvre. Celui du regret fantasmé qu’on attribue aux femmes qui, tout en assumant leur volonté d’avoir les mêmes capacités et perspectives que les hommes, regrettent de se priver de la galanterie, qu’un ordre plus « classique » des choses leur aurait servi jadis sur un plateau d’argent.
Être féministe, ce n’est pas vouloir que les femmes portent seules les tables, ce n’est pas inverser les rôles, c’est les partager. En fonction des possibilités des unes et des autres, dans un équilibre rechoisi à chaque fois et qui prend soin de chacun·e.
Une question qui revient...
Rejeter la galanterie comme outil du patriarcat, ce n’est pas renoncer à l’harmonie d’une vie en commun. Ce n’est pas rejeter toutes les manières de se respecter les uns les autres, de matérialiser les sentiments qu’on a pour les autres, de leur montrer qu’ils comptent. C’est simplement tenter d’empêcher que certains gestes, certaines attitudes, continuent à renforcer une binarité qui mésestime, et se défaire de quelques atouts qui font perdurer un ordre des choses foncièrement inégalitaire. Il faut le redire, hélas, encore aujourd’hui.
À l’heure de faire le point sur la galanterie, après cinq ans de Me Too, rappelons-nous que le combat pour l’égalité n’est pas gagné... Rappelons-nous notamment La tribune sur la « liberté d’importuner » publiée dans Le Monde en 2018, et ses premiers mots : « Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit ni la galanterie une agression machiste. »
Alors, insistons : loin d’être un art de vivre, la galanterie est une agression machiste dans ses effets et son décodage est sans appel.
La bonne nouvelle, c’est que ce n’est absolument pas une fatalité. Nous n’avons pas à choisir entre un monde sans attention ni souci de l’autre et un monde pétri empoisonné et emprisonné par ces pratiques de galanterie d’un autre âge !
Nous avons à être plus ambitieuses et exigeantes, à faire advenir un monde où nous sommes reconnues et valorisées pour l’ensemble de ce qui nous constitue, ce que nous sommes. #
Aurore Kesh, Présidente de Vie Féminine
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