CentralWashingtonUniversity SURC rainbow LGBTQ 7817Dans son nouvel essai, Francis Dupuis-Déri se penche sur les usages réactionnaires du « wokisme ». Après avoir travaillé sur les questions de démocratie, sur l’anarchie, mais aussi sur les masculinistes, il s’intéresse aujourd’hui aux pourfendeurs du wokisme qui accusent féministes et antiracistes d’exercer une « tyrannie wokiste » dans les universités, et au-delà. Une enquête indispensable à l’heure où les discours sur la « panique woke » occupent les tribunes médiatiques et politiques.

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Comment définir le terme « woke » ?
Au Québec et en France, le terme « woke » ou « wokiste » apparait il y a deux ans de façon fulgurante. Il est importé des États-Unis spécifiquement par des médias et des polémistes situés à droite, conservateurs et réactionnaires, afin de mépriser et ridiculiser les mouvements féministes et antiracistes surtout, mais aussi les mouvements LGBTQI+. C’est pourquoi il est assez embêtant de définir et d’utiliser moi-même ce mot. Le mot provient spécifiquement du mouvement Black Lives Matter et son slogan « Stay Woke ». Comme en français, le mot éveil a deux sens en anglais. Il désigne l’éveil physiologique, le contraire d’être endormi, mais aussi, au sens politique, l’éveil des consciences. Tous les mouvements sociaux et les courants philosophiques (les Lumières par exemple), de même que les partis politiques, essayent d’éveiller les consciences à leur cause.

On entend beaucoup le mot « woke », mais il y a d’autres « mots piégés » qui circulent aussi, comme le « politiquement correct ». Leurs significations et leurs usages sont-ils identiques ?
Le mot « woke » a en fait remplacé le « politiquement correct ». C’est bien la preuve que ce n’est pas un concept descriptif ou analytique puisqu’on l’a importé sans jamais expliquer pourquoi soudainement il remplaçait « politiquement correct ». On entend aussi les termes islamo-gauchisme, social justice warriors, féminisme intersectionnel ou décolonial.

 

Dès lors, écrire ce livre, même s’il déconstruit le concept, risque-t-il de lui donner un écho supplémentaire ?
Les jeux sont déjà faits puisque l’importation et la saturation du débat public autour de ces idées sont déjà réalisées. Mon objectif avec ce livre est donc de contrer les arguments et de donner quelques outils pour déconstruire et résister à ces discours réactionnaires puissants qu’on retrouve dans les médias, dans les familles, afin de ne pas se laisser dérouter par ces polémiques.

 

Pourquoi l’université est-elle particulièrement visée par les pourfendeurs du wokisme ?
Il y a plusieurs explications. Premièrement, il existe une vieille tradition au sein des forces réactionnaires et conservatrices de jouer l’université contre le peuple, de la décrire comme un lieu élitiste où se fabriquent des idées et des valeurs nocives pour lui. On l’a vu au 20e siècle, où l’université était accusée de forger les idées communistes. Ensuite, le débat d’aujourd’hui est lié à une tradition plus récente. À partir de la fin des années 1970 aux États-Unis, se développe l’idée que les féministes et antiracistes qui rentrent dans les universités vont détruire les départements de sciences humaines et sociales, de lettres, d’art... On brandit la menace d’une pensée totalitaire et idéologique qui va se propager dans les universités et au-delà afin de dénigrer les mouvements féministes et afro-américains. Cela a été importé en France par des penseurs comme François Furet ou Alain Finkielkraut, qui considèrent que tous les « problèmes » viennent des campus américains.

 

Ces discours ne correspondent pourtant pas à une réalité empirique...
En effet, ces études de genre ou afro-américaines restent très marginales dans les universités... J’ai fait les comptes et à peu près 10 % des 4. 500 établissements universitaires aux États-Unis proposent des programmes dans ces champs d’études.

 On brandit la menace d’une pensée totalitaire et idéologique qui va se propager dans les universités et au-delà afin de dénigrer les mouvements féministes et antiracistes.

Que reproche-t-on donc à ces champs d’études consacrés aux minorités ?
On reproche à ces études et recherches d’avoir troqué l’approche scientifique pour de l’idéologie. C’est malhonnête. Un tas de champs d’études et d’enseignements sont motivés par un espoir d’améliorer les choses. En psychologie, en travail social, en histoire de l’enfance par exemple, on vise le bien-être de l’enfant. En sciences de la médecine, on espère aussi que l’amélioration de la santé et du bien-être des gens soit au cœur des recherches. Les études féministes et sur le racisme visent la même chose et ont recours pour ce faire à des méthodologies d’enseignement et de recherches éprouvées, évaluées et validées par les pairs. Elles sont pourtant discréditées. Me situant dans une perspective anti-capitaliste, j’ai fait le compte dans mon livre et je montre qu’il y a beaucoup plus d’écoles de management que de programmes de genre et d’antiracisme. Ces programmes ont produit le néolibéralisme, les outils idéologiques et théoriques du New Public Mangement qui ont eu des impacts très problématiques dans nos institutions, y compris publiques, comme dans les universités. Cette critique n’est pourtant jamais adressée aux universités par les pourfendeurs du wokisme.

 

Cette « panique morale », comme vous la nommez, n’est-elle d’ailleurs pas agitée comme un épouvantail pour masquer une évolution dangereuse, celle de la marchandisation des universités ?
On me pose souvent cette question. Je ne suis pas capable de démontrer qu’un groupuscule dirigé par les essayistes Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner et le patron de presse et milliardaire Vincent Bolloré ont décidé sciemment d’agiter cet épouvantail pour faire passer le néolibéralisme. Je pense par ailleurs que les personnes qui ont fait de la panique woke leur fonds de commerce sont réellement antiféministes et anti-antiracistes. Je constate aussi que ces polémiques sont produites par des médias qui sont la propriété des plus grandes fortunes du pays aux États-Unis et en France, il s’agit d’une industrie de propagande réactionnaire. Des magnats de la presse se payent des polémistes afin de saper ces mouvements sociaux.

 

Au-delà de cette frange très identifiée à droite, le « wokisme » anime aussi des personnes plus progressistes. Il n’est pas rare d’entendre dans les rangs de la gauche également des critiques à l’égard du féminisme intersectionnel ou du « langage identitaire ». Qu’est-ce qui fonde leurs craintes ?
En effet, on voit également ces critiques dans les rangs de la gauche et de l’extrême gauche. Cela s’inscrit dans une longue tradition qui remonte au 19e siècle d’une critique de la voix des femmes au sein de la grande famille socialiste, y compris au sein des syndicats. On reproche au féminisme d’être une idéologie bourgeoise. Cette critique opère toujours avec d’autres mots aujourd’hui. On accuse les féministes et les antiracistes d’être facilement récupérables par le néolibéralisme, de ne pas menacer le système, de diviser la lutte, de fragmenter la gauche. On les enjoint donc de serrer les rangs dans la lutte contre le patronat. Pour moi, il s’agit d’une rhétorique fallacieuse. D’abord, parce que le capitalisme récupère absolument tout. Il y a par ailleurs des luttes féministes à mener dans le système de marché – en matière de discriminations au travail par exemple. Ce n’est donc pas un vain combat. Mais surtout, j’aime à rappeler que cette critique fait totalement l’impasse sur le fait que dans nos organisations de gauche et d’extrême gauche, il y a aussi du sexisme et du racisme.

 

Mais que répondre aux affaires qu’on a pu entendre d’une conférence annulée ou d’un prof renvoyé parce que pas suffisamment « éveillé » ?

Ces tensions ne sont pas nouvelles. Dès la fondation des premières institutions universitaires en Europe au 13e siècle, il a existé des grèves étudiantes, des tensions entre élèves et professeurs, des mobilisations pour renvoyer des professeurs, des conflits liés aux contextes politiques, religieux, sociaux, culturels. Plus les classes portent sur des sujets politiquement sensibles, plus les risques de tensions sont élevés. En réalité, cette conflictualité – et j’en ai moi-même vécue – est embêtante à régler, mais quand on regarde les chiffres, on a pour ainsi dire peu de personnes sanctionnées ou qui perdent leur poste. C’est tout à fait exceptionnel. On nous rapporte souvent – et mal – des affaires de sanction de professeurs. On ne nous parle pas en revanche des mises à pied de professeurs qui critiquent Israël ou défendent Black Lives Matter ou des mouvements anti-fascistes. Aussi, je considère que ces mouvements font avancer la liberté académique au niveau de l’enseignement et de la recherche, et c’est la mission de l’université. Dans les années 1980, je n’avais aucun cours sur le racisme ou sur les peuples autochtones en science politique. J’aime aussi à rappeler que les femmes n’ont pas pu avoir accès à l’université pendant 700 ans... Ces mobilisations féministes et antiracistes nous interpellent moi et mes collègues. Ça fait quelques années que je consacre plus de temps et d’énergie qu’avant à lire et à me documenter sur l’histoire, les théoriques et les concepts produits par les études afro-américaines, les personnes afro-descendantes au Canada. C’est un gain en termes de réflexion et d’analyse et de complexité. Cela remet en question des certitudes. On rate une grande partie de la réalité sociale si on se ferme aux traditions et aux populations marginalisées. À ce niveau-là, c’est absurde de constater la position dogmatique et paresseuse de collègues qui brandissent le concept d’universalisme, ou qui parlent de fragmentation et de particularisme contre ces nouveaux champs d’études féministes et afro-américains. On n’est pas universaliste si l’on n’est pas à l’écoute de la diversité du monde, des voix et des expériences hétérogènes.


Quels sont les éléments qui rendent ces discours anti-woke si contagieux et si puissants dans le débat public actuel ?
Deux choses. D’une part, les polémiques dont je parle se retrouvaient à l’identique à l’époque dans les années 1980 et 1990 où la situation n’était pas la même. C’était une attaque contre les féministes et les antiracistes dans une perspective de finaliser l’hégémonie libérale et néolibérale à la fin de la guerre froide et de l’effondrement du bloc de l’Est. Les attaques contre le politiquement correct s’inscrivent dans ce courant. Pour stimuler cette panique, on évoque les pires violences de l’histoire : chasse aux sorcières, lynchage, totalitarisme, rééducation... Cette saturation est donc récurrente. En fait, ces discours de panique, de paranoïa et d’envahissement se construisent indépendamment du nombre et reposent sur des exagérations. Même si les évolutions en faveur de causes progressistes restent assez relatives, les discours réactionnaires se multiplient. Une femme, une personne homosexuelle ou trans est toujours de trop. Un deuxième élément explique pourquoi le terreau actuel est favorable à la résurgence et la saturation de ces discours. Ces dernières années ont vu se déployer les mouvements Me Too et Black Lives Matter qui sont venus donner du souffle au féminisme et à l’antiracisme. Le passé colonial est remis en question, les violences policières, les violences et agressions sexuelles contre les femmes sont dénoncées. Dans ce contexte, on voit bien que les forces réactionnaires et conservatrices sont excédées et qu’elles organisent la contre-attaque.

Propos recueillis par Manon LEGRAND


  1. Lire à ce sujet Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », Monde diplomatique, janvier 2021

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