Dans un récent ouvrage consacré à l’émancipation, Bruno Frère et Jean-Louis Laville repensent la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires. Dans La fabrique de l’émancipation, ils mobilisent divers apports théoriques, de Bruno Latour aux épistémologies du Sud, en passant par Bourdieu, Boltanski ou l’école de Francfort, auteurs qu’ils confrontent à un ensemble foisonnant de luttes actuelles tant au Nord qu’au Sud de la planète. À découvrir.
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Quels apports mobilisez-vous pour élaborer votre nouvelle théorie critique ?
L’idée de cet ouvrage a germé en 2015 à la suite d’un colloque sur la critique sociale rassemblant syndicats, associations et universitaires. Il nous est apparu essentiel de développer conjointement une théorie des associations et une critique du capitalisme pour répondre aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie. La seule théorie critique ne suffit plus. Elle doit s’ouvrir à d’autres approches. Cet ouvrage sur l’émancipation a en quelque sorte deux visages : l’un sociologique, dans sa tentative de proposer une nouvelle manière critique de faire de la sociologie et l’autre politique. Nous montrons que l’engagement sociologique est aussi une manière de faire politique.
En tant que sociologues, nous nous intéressons à la façon dont les êtres s’agrègent pour faire société. Cette approche pragmatique est celle développée depuis une trentaine d’années par le sociologue Bruno Latour. Plutôt que de considérer que la société est déjà faite, la sociologie pragmatique va partir de la perspective inverse. Elle propose une description des agrégats humains et non humains dans une société toujours en train de se faire, en perpétuelle formation. Les coopératives d’éoliennes citoyennes, les groupements d’achats collectifs qui promeuvent les circuits courts, etc. sont des manières de faire société, de défendre une vision du monde et donc de faire de la politique. Les sociologues, en y participant, œuvrent à la construction d’un « être ensemble », à l’émergence d’un sens commun. Ils s’inscrivent dès lors aussi dans une posture politique. Il s’agit d’une conception à la fois participationniste de la sociologie, mais également démocratique dans le sens où la parole est donnée à tous et toutes.
Quelles sont les limites de la tradition critique classique que vous identifiez ?
La tradition critique classique part du principe que les êtres qui font société n’ont pas conscience de ce qui les détermine : les champs, les classes sociales, l’industrie culturelle, etc. Cette sociologie permet, et c’est absolument crucial, d’établir une critique du productivisme et de la société consumériste en relevant les forces qui dépassent les individus et qui les poussent à vouloir consommer toujours davantage. De Marx à Bourdieu, en passant par l’école de Francfort, cette sociologie est extrêmement puissante pour dénoncer les dominations et les aliénations. Le revers de la médaille est sa tendance à décrire les individus comme étant manipulés, reproduisant l’ordre social malgré eux. Or, ceux-ci sont aussi capables de critique. Reconnaitre leurs capacités critiques et leurs forces de proposition, nous semble nécessaire. C’est la raison pour laquelle nous mobilisons aussi d’autres approches comme celle, pragmatique, de Bruno Latour qui suggère de décrire la façon dont les gens construisent la société en s’associant. C’est démocratiquement très stimulant.
Mais vous soulignez aussi le manque politique de l’approche pragmatique ?
Tout à fait. C’est Luc Boltanski qui nous a mis sur la voie. Celui-ci montre que dans une perspective purement pragmatique, on finit par décrire une société parfaitement plate, sans aspérités, sans institutions dominantes. La description de la façon dont les gens s’agrègent est extensible à l’infini, au point qu’à un moment donné la société n’est plus qu’un grand jeu de compromis politiques. Chaque association locale (Latour parle aussi volontiers d’« agrégation ») est appelée à faire des compromis avec les associations voisines. Selon cette vision, les entités sociologiques seraient dotées d’une volonté de toujours coopérer. À aucun moment, on n’y repère des entités, que ce soient des personnes ou des associations-agrégations, plus instituées, plus puissantes, plus solides que d’autres. Cette dimension-là est problématique dans la mesure où elle perd la capacité de la tradition critique de repérer des rapports de domination. C’est donc à l’intersection de ces deux traditions que nous situons nos travaux.
Vous vous appuyez aussi sur les apports des « épistémologies du Sud »...
En effet, cette posture que je viens de présenter n’est pas foncièrement originale. Elle correspond à celle des « épistémologies du Sud ». Celles-ci sont les premières formes de pensée à avoir cherché à combiner une critique radicale du capitalisme et du productivisme à un geste pragmatique. Reconnaissant qu’il existe des institutions humaines dévastatrices, elles s’inscrivent de plain-pied dans les traditions critiques classiques décrites précédemment. Mais à l’instar de Descola et Latour, elles ont aussi souligné l’erreur de la modernité occidentale d’avoir créé une bipartition entre nature et culture ; entre un monde naturel et ses ressources d’une part et les êtres humains autorisés à les exploiter d’autre part. Les épistémologies du Sud n’ont pas emprunté cette voie erronée qui déconnecte l’humain de la nature, la culture de la nature. C’est d’ailleurs ce que disent toujours aujourd’hui les Indiens qui en Amérique du Nord luttent pour que l’État ne tolère pas que des pipelines soient dressés en travers de leurs territoires qu’ils considèrent comme sacrés, précisément parce qu’ils sont dépositaires de leur culture, de leurs traditions, de leurs ancêtres.
Les épistémologies du Sud sont les premières formes de pensée à avoir cherché à combiner une critique radicale du capitalisme à un geste pragmatique.
Ces épistémologies du Sud combinent donc la capacité à aller décrire toute une série d’initiatives qui tendent à sauvegarder la biosphère au Sud et une critique négative de la tradition critique décrite plus haut. Citons parmi ces initiatives, les organismes écoféministes paysans en Amérique latine au sein desquels les femmes véhiculent cette volonté de sauvegarder leurs conditions naturelles d’existence tout en luttant contre les grandes firmes de l’agro-industrie.
Comment distinguez-vous les initiatives émancipatrices de celles qui ne le sont pas ?
On s’est tourné vers certaines ressources théoriques : d’une part Isabelle Stengers, et d’autre part les travaux de Jérôme Bachet et quelques auteurs mexicains sur le Chiapas et sur le zapatisme. Stengers développe la proposition du cosmopolitisme : une association est émancipatrice à partir du moment où elle est ouverte inconditionnellement à tous les êtres qui viennent à elle et qui acceptent de venir en son sein jouer le jeu du débat démocratique. En d’autres termes qu’elle soit capable d’agréger tous les êtres du cosmos qui l’entourent. Jérôme Bachet qualifie d’universel concret un espace dans lequel tous ceux qui l’habitent – en ce compris les êtres naturels – doivent pouvoir exprimer leur point de vue, leur intérêt et leur volonté de participer au collectif.
À partir du moment où une association n’a aucun sens commun à traiter, c’est-à-dire qu’elle agrège sur base de l’exclusion, du rejet, d’une ouverture uniquement partielle, on est dans des formes d’associations discriminatoires et donc non émancipatoires. D’un point de vue strictement pragmatique, il faut toutefois essayer d’aller jusqu’au bout de la démarche, c’est-à-dire de parvenir à trouver une manière de travailler même avec des collectifs discriminatoires pour essayer d’identifier ce qu’on peut tout de même dire en commun. Si c’est impensable de se faire porte-parole de propos inacceptables (par exemple des propos racistes), le sociologue peut néanmoins faire connaitre à quel point les conditions de vie affectent les membres du collectif et les amènent à tenir les propos qui sont les leurs. Sans véhiculer les propos haineux d’un groupe d’extrême-droite, on peut par exemple, en tant que sociologue, aider leurs membres à énoncer les difficultés sociales qui sont les leurs et qui les amènent, donc à chercher des boucs-émissaires. À ce moment-là, une parole en commun est négociable même si les opinions politiques qui opposent « chercheurs » et « acteurs » sont irréconciliables et non négociables.
Cependant, si les pragmatistes sont convaincus de la possibilité de faire toujours collectif, nous pensons qu’il y a des limites à une telle possibilité. C’est le cas lorsqu’on est ainsi confronté à des associations ou à des agrégations avec lesquelles il n’y a pas de construction possible d’un commun, tout simplement parce que ce qui porte l’agrégation elle-même est discriminatoire. Et si c’est un propos discriminatoire que le collectif demande au sociologue de tenir avec lui, comme dans le cas de l’extrême droite évoqué plus haut, alors il n’y a plus de discussion possible.
Et le travail sociologique échoue. Le collectif en question, reste pour le sociologue un adversaire politique. Nous proposons donc une perspective qui assume une certaine forme d’universalisme marxiste.
Il existe des collectifs d’orientation anticapitaliste qui se fondent sur des principes affinitaires, et ne sont pas ouverts à tout le monde...
Notre réflexion est encore en cours sur ce sujet. Une piste intéressante est de passer à une échelle plus large pour renouer avec notre universalisme. Ces collectifs jouent le jeu démocratique en acceptant d’être confrontés à des collectifs dont ils ne partagent pas les points de vue. Le débat entre organisations permet la constitution d’un collectif démocratique de plus haut niveau, qui dépasse les associations individuelles. L’enjeu reste la participation démocratique à un espace collectif. Si à un niveau supérieur un groupe refuse l’échange dialogique avec un autre, voire avec tous les autres, alors on flirte avec un esprit discriminatoire, démocratiquement dangereux.
Et que dire des associations qui ne s’identifient pas a priori à une finalité d’émancipation ?
Les collectifs qui se mobilisent autour d’un enjeu particulier – par exemple, contre la privatisation d’une ressource naturelle – peuvent très bien ne pas se voir comme contribuant à une lutte anticapitaliste. Quand on discute avec ce genre de collectif, on est confronté à l’enjeu de la traduction sociologique : traduire leurs raisons et leurs causes et voir jusqu’à quel point eux-mêmes arrivent à être d’accord avec les chercheurs par la discussion démocratique, et à concevoir que leurs actions participent d’une lutte anticapitaliste dans laquelle d’autres collectifs sont impliqués.
Ce qui nous intéresse dans le travail d’enquête est de voir jusqu’à quel point on peut contribuer à politiser les discours de ce genre d’associations sans jamais imposer une hypothèse ou une théorie ou un discours plus fort que le leur. Si un collectif persiste à dire que ce qu’il fait n’est pas de l’anticapitalisme, nous devons l’accepter.
Si l’émancipation est le produit de l’action associative, comment expliquer des cas tels que le Brésil et, plus récemment, l’Italie ?
La fragilité de la démocratie c’est ça. C’est qu’elle n’est constitutivement pas armée pour résister aux passions tristes en son propre sein comme dirait Deleuze, reprenant Spinoza (la colère, la peur, le ressentiment…). Lorsque ces passions tristes se développent, il est très difficile de résister. Quand des partis cherchent à les réveiller chez les gens plutôt que d’éveiller les passions émancipatoires, universalisantes, visant à faire de l’ensemble des êtres de la planète des égaux politiques, la démocratie est menacée. C’est extrêmement difficile d’y faire face parce qu’on doit passer par l’intelligence des gens plutôt que par leurs affects et cela prend du temps et de l’énergie. Si la situation n’est pas dramatique en Belgique francophone aujourd’hui comme elle l’est dans l’Italie de Meloni, dans le Brésil de Bolsonaro ou l’Amérique de Trump c’est notamment parce qu’on est dans un État qui a investi dans l’éducation permanente, ce qui a aidé la politique francophone à résister à l’extrême droite. L’éducation permanente prend le temps de transformer les expériences négatives en intelligence collective et émancipatrice.
La posture du sociologue et de l’animateur en éducation permanente semble assez proche...
Aujourd’hui, si je suis à me dire qu’il faut totalement rompre avec la séparation entre savoir savant et savoir vernaculaire c’est justement grâce à l’éducation permanente. La critique du capitalisme, des formes de domination ou des formes de subalternisation que je travaille depuis l’université, et bien, je pourrais la travailler depuis une structure d’éducation populaire. Dans ces structures, les personnes que je rencontre ont une réelle capacité d’analyse qui permettrait que nous formulions ensemble cette critique. C’est pour cela que dans ce livre nous défendons l’idée qu’il ne faut pas travailler sur mais avec les collectifs pour construire ensemble le discours, une po
sture politique, une identité. C’est dans cette interface qu’un sens commun doit pouvoir émerger et que la démocratie peut se réinventer.
Dans votre livre, vous ne parlez pas de la constitution-même des collectifs, qu’en est-il ?
L’initiative de création d’une association peut toujours venir spontanément, mais une société démocratique doit se donner les moyens de faire émerger cette parole. C’est pour ça qu’en démocratie l’éducation populaire est fondamentale. C’est elle qui va permettre de créer de l’agrégation entre des personnes presque systématiquement subalternisées pour construire du sens commun et permettre que ce dernier s’exprime dans l’espace public. En l’absence de cette agrégation, ces voix auraient été réduites au silence dans une démocratie « sociale-libérale » qui se concentrant sur des individus (« électeurs ») isolés les uns dans autres, en fait tourne sans elles. Dans une société démocratique digne de ce nom, il est indispensable de consacrer un budget public à la construction d’espaces où la parole commune des personnes
déshéritées peut se construire. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ce sont toujours ces budgets-là qu’on commence par réduire dans les sociétés qui glissent vers le fascisme. #
Propos recueillis par Stéphanie Baudot et Mario Bucci