L'écriture inclusive suscite autant d'enthousiasme que de rejet ou de légitimes interrogations, tant sur son application que sur son utilité. Contrairement à ce qu'on laisse parfois entendre, elle ne se limite pas à l'usage du point médian. Au contraire, il existe plusieurs techniques qui visent à assurer une juste représentation des femmes dans les textes. Éclairage.
L’écriture inclusive désigne un mode de rédaction par lequel on représente de manière équitable les femmes et les hommes dans les textes, sans discrimination de genre. La visibilisation consiste à utiliser des termes féminins à côté des termes masculins (les ouvrières et les ouvriers), tandis que la neutralisation consiste à utiliser des expressions qui ne marquent pas de référence au genre (l’équipe, une personne). Par ailleurs, la rédaction non binaire permet plus spécifiquement de désigner des personnes qui ne s’identifient ni comme homme, ni comme femme, ou de s’adresser à elles à l’aide de formules neutres ou de néologismes englobant les deux genres (le pronom iel).Émergence de la féminisation du langage
La préoccupation de développer un langage non sexiste se développe aux États-Unis à partir du milieu des années 1970, avec comme objectif la prise de conscience de deux types de biais : une possible ambiguïté dans la désignation – lorsqu’on écrit un étudiant, est-ce qu’on réfère à un homme ou à une personne de l’un ou l’autre sexe ? – et la reproduction de stéréotypes – quand on écrit les hommes et les filles ou en bon père de famille, est-ce qu’on communique volontairement des asymétries ou des connotations à propos des rôles ou des identités sexuelles ?
En Europe, le mouvement pour la reconnaissance des femmes a d’abord visé une meilleure visibilisation dans les fonctions qu’elles occupent, en féminisant les appellations qui étaient principalement masculines : on passe ainsi de Madame le Premier ministre à Madame la Première ministre. Cette intervention politique sur les dénominations a connu une longue mise en œuvre, puisque les premiers avis (1979 au Québec), circulaire (1986 en France) ou décret (1993 en Communauté française de Belgique) ne furent parfois suivis d’effets dans les usages quotidiens qu’une vingtaine d’années plus tard. Aujourd’hui, rares sont les personnes qui remettent en cause le fait d’utiliser un nom féminin pour désigner une femme (la cheffe de chœur, l’ingénieure de gestion, la rectrice invitée) et les formulations à l’aide du mot femme (une femme chirurgien) ont pratiquement disparu. Cependant, des difficultés persistent lorsqu’il s’agit de féminiser certains noms de professions « prestigieuses » ou traditionnellement réservées aux hommes, de désigner des groupes mixtes (composés de femmes et d’hommes) ou de désigner des personnes dont on ne connait pas le genre (une avocate ou un avocat sera saisi du dossier).
Que nous disent les décrets ?
Le premier décret de féminisation voté par le gouvernement de la Communauté française date du 21 juin 1993. Relatif à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, il imposait d’appliquer aux femmes des dénominations féminisées dans la communication administrative des institutions dépendant de la Communauté française. La mise en application du décret a donné lieu à la publication de listes de noms féminisés pour un grand nombre de fonctions, ces guides ayant évolué au fil des éditions (1994, 2005 et 2016). On est par exemple passé de la recommandation une ingénieur, où seul le déterminant était au féminin, à la recommandation une ingénieure, avec une nouvelle forme féminine pour le mot.
Le décret de 1993 a été abrogé et remplacé par un décret voté le 14 octobre 2021 1, relatif au renforcement de la féminisation des noms de métier et aux bonnes pratiques non discriminatoires quant au genre. Le nouveau décret élargit les domaines où les noms de fonction doivent être formulés au féminin. Sont ainsi visés les actes de communication orale et écrite émis par les communes ou les provinces, les associations subsidiées ou reconnues par la Fédération Wallonie-Bruxelles, les administrations publiques, etc. Les types de communication visés sont nombreux, allant des actes administratifs à la communication externe et interne, en passant par les supports de cours ou les productions de la presse écrite ou audiovisuelle.
Le nouveau décret ne se limite pas à la féminisation des noms. Il recommande également de prêter attention à la manière dont on renvoie à des ensembles composés de femmes et d’hommes, soit en visibilisant les femmes au moyen de formulations doubles (les infirmières et les infirmiers), soit en neutralisant la référence au genre à l’aide de termes épicènes (les spécialistes) ou collectifs (le personnel soignant), afin de ne pas utiliser le masculin dans un sens générique (on évitera ainsi d’écrire les infirmiers pour renvoyer à des personnes des deux sexes).
Enfin, le décret amène à clarifier les règles d’accord et à privilégier les formes féminines plus visibles (une autrice est ainsi préféré à une auteure).
Techniques pour une communication inclusive
La communication inclusive passe d’abord par le choix des sujets et par l’évitement des biais sexistes dans la manière de traiter l’information 2. Une étude récente 3 montre que les femmes demeurent globalement sous-représentées dans les articles de presse. Si l’on compte les références aux femmes dans la presse généraliste belge francophone et qu’on les compare aux références aux hommes (en excluant les références à des groupes mixtes ou à des personnes dont le genre n’est pas connu), on remarque que les femmes représentent 40 % (dans La Libre) à 46 % des mentions (dans Le Soir). Les articles publiés sur le site de la RTBF se distinguent par une représentation de 53 % de femmes. En réaction à cette trop faible présence de femmes, une presse à orientation féministe, comme la rubrique Les Grenades de la RTBF ou le magazine axelle, s’attache à inverser ce biais de manière à ce que les femmes soient majoritaires dans leurs colonnes (respectivement 86 % et 92 % pour ces deux médias). La visibilisation des femmes doit également prévaloir lorsqu’on a recours à des spécialistes, qui doivent être aussi bien des expertes que des experts. La communication inclusive passe par le texte, mais également par le choix d’images exemptes de discriminations. Cela vaut pour tous types de discrimination, qu’elles soient liées à l’âge, à l’origine ethnique, au handicap, etc.
Visibiliser les femmes
Qu’en est-il des choix langagiers ? Pour référer à des femmes, on utilisera exclusivement des termes féminisés, y compris les termes de formation plus récente : elle a été faite officière de la Légion d’honneur, elle est la secrétaire perpétuelle de l’Académie, c’est la nouvelle proviseuse du lycée. Les formes qui visibilisent le féminin sont privilégiées : on a ainsi récemment proposé une ingénieuse (plutôt qu’une ingénieure). Le fait que ce mot soit également un adjectif (ingénieux, ingénieuse) ne doit pas être considéré comme un frein, car de nombreux mots en français sont polysémiques : un avocat, une cafetière, etc. Certains féminins anciens ont été revitalisés, comme une autrice, et comme peut-être demain une professeuse 4 ou une doctoresse 5, attestés aux 17e et 18e siècles puis sortis de l’usage.
Nommer des groupes mixtes
L’écriture inclusive est plus difficile à manier lorsqu’on désigne des groupes composés de femmes et d’hommes ou une personne qui peut être un homme ou une femme. Pour visibiliser les femmes, on utilisera des formulations doubles. Les doublets complets sont explicites : les travailleurs et les travailleuses, toutes et tous, etc. Ils prennent plus d’espace et peuvent sembler répétitifs dans un texte long. Il est particulièrement important de les utiliser dans des endroits clés : dans les formules de salutations (Chères et chers collègues), dans les titres (Que deviennent les travailleuses et les travailleurs qui souffrent d’un burn-out ?) et dans les endroits du texte où l’on souhaite mettre en évidence qu’un phénomène touche les personnes des deux genres. Lorsqu’on utilise des doublets, on prendra garde à en alterner régulièrement l’ordre, pour ne pas mettre systématiquement un genre en avant.
À l’écrit, les formulations doubles peuvent être abrégées en ne répétant que le suffixe féminin du nom dédoublé : chaque instituteur∙rice, les artisan∙es. Le point médian est aujourd’hui le plus souvent utilisé pour cette abréviation, mais l’on trouve aussi le tiret, le point ou les parenthèses. Le décret de 2021 recommande de réserver ces formes aux contextes écrits où l’espace disponible impose une abréviation (un tableau, un tweet, etc.). Le point médian n’est pas non plus recommandé lorsque la graphie du féminin diffère de celle du masculin, comme dans cher∙es, où la voyelle doit être accentuée au féminin. Certaines formes abrégées par un point médian ont donné lieu à des néologismes : les colleureuses (pour désigner les personnes qui collent des messages contre le harcèlement ou les féminicides sur les murs des villes), les auditeurices, etc.
L’utilisation de doublets pose des difficultés pour l’accord des déterminants, adjectifs ou participes passés. D’une part, une succession de mots avec des points médians risque d’entraver la lisibilité du texte. D’autre part, il est plus cohérent de juxtaposer le nom masculin d’un doublet et l’adjectif qui s’y rapporte : les étudiantes et étudiants internationaux est plus lisible que les étudiant∙es internationaux∙ales et plus facile à oraliser. En français, le masculin peut jouer le rôle de « genre grammatical par défaut ». On l’observe avec l’emploi du passé composé, par exemple, où la forme du participe passé (au masculin) ne renvoie pas à une information genrée, mais est la forme par défaut, non variable : j’ai bien dormi. Puisque le masculin a cette valeur de genre « par défaut », on évitera absolument des formulations telles que « le masculin l’emporte sur le féminin » : d’une part, cela n’est pas correct grammaticalement ; d’autre part, cela conduit à reproduire des biais sexistes et à les projeter sur la grammaire, où ils n’ont pas lieu d’être.
Neutraliser la référence au genre
Un texte sera également inclusif si on neutralise la référence au genre. On utilise alors des expressions qui réfèrent aux personnes sans préciser leur genre :
- Nom, adjectifs et pronoms épicènes, c’est-à-dire dont la forme est identique au masculin et au féminin : l’artiste belge en résidence, les spécialistes du domaine, quiconque est disponible, etc.
- Termes collectifs : l’équipe de natation, la délégation syndicale, la population étudiante, etc.
- Noms dont le genre ne varie pas et qui désignent des femmes ou des hommes : la personne, l’individu, la victime, le cas-contact, etc.
- Tournures passives, qui évitent de citer une personne : les votes ont été enregistrés.
Ces dispositifs présentent l’avantage de désigner également des personnes non binaires, puisque le genre grammatical ne marque plus le sexe des personnes.
Le masculin à valeur générique
Le recours au masculin à valeur générique consiste à utiliser un nom masculin pour renvoyer à un homme ou à une femme. Ainsi, la phrase un juge a été saisi peut en théorie s’interpréter comme renvoyant à un juge ou à une juge. Cette technique est controversée. Pour la justifier, certains grammairiens et grammairiennes invoquent la double valeur du masculin en français, spécifique (le masculin renvoie à des personnes de sexe masculin) et générique (le masculin renvoie à des personnes sans marquer le genre). Pour la critiquer, des psycholinguistes ont montré par des expériences que la valeur « spécifique » (masculin = personne de sexe masculin) est activée plus facilement et plus rapidement que la valeur « générique » lorsqu’on lit un nom au genre masculin. Par conséquent, cette technique entretiendrait un biais vers des représentations mentales masculinisées. Pour une phrase comme Les musiciens sont descendus du train, les expériences montrent qu’elle favorise une image mentale de musiciens hommes plutôt que femmes ou mixtes.
Pour ces raisons, le recours au masculin générique est autorisé par le décret de 2021, mais il doit être strictement limité aux contextes où la mixité des personnes auxquelles on réfère est clairement établie, afin de ne pas renforcer un biais masculin.
Faire évoluer le débat pour sortir de la controverse
En somme, deux aspects de l’écriture inclusive font réellement débat : l’usage du point médian et le recours au masculin à valeur générique. Le point médian ne concerne que la langue écrite et il est aisé de rédiger un texte de manière inclusive sans y avoir recours. Par son caractère nouveau, le point médian peut aussi servir d’étendard à celles et ceux qui revendiquent un usage militant de l’écriture inclusive. Cependant, les recommandations officielles en limitent considérablement l’usage.
L’autre aspect polémique est l’usage du masculin à valeur générique. Si l’on comprend que l’usage de noms masculins entraine dans certains contextes une perception biaisée de la réalité, on peut se fixer des balises pour décider quand et comment l’utiliser. Par exemple, dans le milieu de l’éducation, il est important de nommer les formations professionnelles aux deux genres (électricien/électricienne, codeur/codeuse, pompier/pompière), car des études ont montré que l’absence de dénomination féminine entraine pour les jeunes femmes une diminution du sentiment de compétence ou de motivation pour les études menant à cette profession. Une fois que l’on comprend les enjeux de la communication inclusive, on peut décider où et comment avoir recours aux différentes techniques. #
(*) Professeure en Linguistique française à l’UCLouvain et membre du Conseil des langues et des politiques linguistiques
La langue, reflet du monde et des combats pour l’égalité
Espace où s’exercent les rapports de domination, la langue est aussi un lieu où se déploie la lutte féministe. Monique Wittig, théoricienne et militante féministe, observait en 1980 que « depuis une vingtaine d’années, la question du langage […] est entrée dans les discussions politiques des mouvements de lesbiennes et de libération des femmes. C’est qu’il s’agit là d’un champ politique important où ce qui se joue, c’est le pouvoir » 1.Mais si les résistances à la conjugaison du monde au masculin prennent de l’ampleur et se structurent sous la pression des mouvements féministes lors de la deuxième moitié du 20e siècle, les premières tentatives de négociation de la place des femmes dans la langue s’avèrent bien plus anciennes. Ainsi, Madame de Sévigné (17e siècle) répondait « je la suis » lorsqu’on lui demandait si elle était malade. Plus tôt encore, Marie de Gournay s’opposait à la masculinisation forcée de la langue. Son ouvrage « Égalité des hommes et des femmes » a été rédigé en 1622. Elle y dénonçait notamment le « deux poids, deux mesures » de l’éducation entre les filles et les garçons. Olympe de Gouges, révolutionnaire et dramaturge française, autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791 (contre-pied à celle, très masculine, de 1789), proposait quant à elle la féminisation des noms de métier (parmi ses nombreuses revendications en faveur de l’égalité hommes-femmes). C’est à cette même époque que le grammairien Nicolas Beauzée justifiait le choix de l’accord systématique au masculin par le fait que celui-ci était « réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle »... Auparavant, il existait pourtant la règle d’accord dit « de proximité », mais aussi celle de l’accord de majorité. Un siècle plus tard, Hubertine Auclert, journaliste et militante féministe, soutiendra que « l’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. N’est-ce pas à force de prononcer certains mots qu’on finit par en accepter le sens qui tout d’abord heurtait ? ». Elle en appellera ainsi à la féminisation urgente de la langue. « En mettant au point la langue, on rectifie les usages dans le sens de l’égalité des deux sexes. »
Aujourd’hui, la féminisation du langage reste un chantier au sein duquel la combativité féministe doit faire preuve de persévérance, mais aussi d’inventivité pour contourner les nombreux obstacles – tant linguistiques, institutionnels qu’idéologiques – qui barrent encore la route à l’égalité et à une transmission historique qui donne aux femmes leur juste place. # Stéphanie Baudot
1. Cité dans J. ABBOU, « La langue est-elle toujours un lieu de lutte féministe? De la contrefaçon sémiotique à la libéralisation », Recherches féministes, Volume 32, numéro 2, 2019.
Pour aller plus loin
. Le linguiste Daniel Elmiger publie régulièrement de courtes chroniques qui abordent tous les aspects liés au genre dans le langage : https://journals.openedition.org/glad/405
. Le podcast « Parler comme jamais » de la linguiste Laelia Vairon aborde parfois des questions liées au genre et à l’écriture inclusive.
. Un article sur les raisons des controverses liées à l’écriture inclusive publiée dans la revue en ligne The Conversation.
. Un site animé par des historiennes de l’Ancien Régime qui proposent des attestations de noms féminins utilisés dans l’ancienne langue française et souvent disparus aujourd’hui.
. Une chronique qui explique l’histoire des… quatre féminins existants pour le nom successeur.
. Global Media Monitoring Project (GMMP) est la plus grande étude sur le genre dans les médias du monde entier et la plus grande initiative de « plaidoyer » sur le changement de la représentation des femmes dans les médias : https://www.ajp.be/quest-ce-que-le-global-media-monitoring-project-gmmp/
. Le site Expertalia répertorie des experts et expertes pour tous les domaines afin s’assurer une plus grande visibilité aux femmes dans le paysage médiatique.
. La grammaire féministe d’axelle magazine.
1. https://www.stradalex.com/fr/sl_news/document/sl_news_breve20211207-2-fr
2. https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/equality-academy-communication-inclusive-et-responsable/
3. A.C. Simon et C. Vanhal, « Renforcement de la féminisation et écriture inclusive: étude sur un corpus de presse et de textes politiques », Langue française, 2022, vol. 215, n°3, p. 81-102.
4. http://siefar.org/la-guerre-des-mots-dictionnaire/les-mots-de-a-a-z-lettre-p/#Professeuse
5. https://www.lesoir.be/436184/article/2022-04-15/vous-avez-de-ces-mots-docteure-ou-doctoresse