L’approche du « budget base zéro » (BBZ) a récemment fait son apparition au sein du gouvernement wallon. L’objectif ? Améliorer la gestion publique des dépenses et des recettes via certaines techniques spécifiques inspirées du monde de l’entreprise. Élaborées et mises en oeuvre par des experts de cabinets de consultance externes, en quoi consiste cette méthode? Quels en sont les résultats? Et quels en sont les présupposés politiques par rapport à la politique budgétaire et à l’évaluation des politiques publiques ? Éclairage.
Fin 2019, le gouvernement wallon sous l’égide de son ministre du budget de l’époque 1, le MR Jean-Luc Crucke, annonce la réalisation d’un exercice de « budget base zéro » (BBZ). La décision suit un conclave budgétaire. Le gouvernement s’inquiète de son déficit et souhaite rassurer divers acteurs, notamment les agences de notation qui évaluent la dette publique wallonne. Le ministre du Budget explique à l’époque la différence entre l’approche BBZ et l’approche classique de constitution du budget. « Cette technique se différencie de la procédure budgétaire classique qui consiste à établir un budget à partir de celui de l’année précédente avec quelques variations. Elle implique que toutes les dépenses doivent être justifiées. L’élaboration d’un tel budget a pour objectif d’améliorer la gestion publique des dépenses et des recettes, via notamment la vérification de l’utilité et de la pertinence, la diminution de certaines dépenses et l’augmentation d’autres, ainsi que la mise en place des indicateurs de mesure permettant un contrôle de gestion efficace, et ce, en phase avec les objectifs de la DPR 2. » 3
Cette approche budgétaire, si elle est nouvelle en Wallonie et en Belgique, ne l’est pas au niveau international. Le BBZ prend sa source dans des techniques de « budgétisation axée sur la performance », développées aux États-Unis à partir de la Seconde Guerre mondiale. L’approche du BBZ est développée en 1969 au sein de la firme américaine Texas Instruments puis adoptée par le gouverneur de l’État de Géorgie et futur président des États-Unis Jimmy Carter 4. En Europe, ces techniques budgétaires se répandent surtout après 2010 sous la forme des « révisions des dépenses » (spending reviews), dans le cadre du Semestre européen. Les Country-specific recommendations 2018 et 2019 adressées à la Belgique par la Commission européenne lui demandent d’« améliorer l’efficacité et la composition des dépenses publiques à tous les niveaux de l’administration, notamment en procédant à des révisions de dépenses ». Le gouvernement Michel embraye dans cette démarche. Il organise avec la Commission une conférence sur le sujet, qui réunit des décideurs politiques et de hauts fonctionnaires 5. L’OCDE et la Commission offrent leur assistance technique 6. Les spending reviews sont intégrées dans le plan de relance belge de 2021, dans la plupart des entités fédérées et au fédéral 7.
Cet article se penche sur le projet BBZ du gouvernement wallon. Il en décrit la technique et les résultats. Il en interroge ensuite les présupposés politiques, d’une part par rapport à la politique budgétaire, d’autre part par rapport à l’évaluation des politiques publiques.
BBZ : technique et résultats
Le BBZ wallon affiche d’emblée deux objectifs. Il s’agit, d’une part, d’améliorer l’efficacité, l’efficience et la cohérence des dépenses publiques et d’autre part, de dégager des marges brutes d’investissement de l’ordre de 10 %, soit de 1,5 milliard d’euros. L’élaboration du BBZ est confiée à des consultants externes (Deloitte et Roland Berger). Ceux-ci le mettent en œuvre entre octobre 2020 et mai 2022.
Trois grands ensembles sont analysés : les dépenses de fonctionnement de la Région wallonne – il s’agit principalement des administrations – soit environ 3 milliards d’euros ; les dépenses d’intervention qui représentent environ 14 milliards d’euros et qui recouvrent presque l’ensemble des politiques publiques wallonnes 8 ; une minorité des recettes, soit 4 milliards d’euros. Concernant la révision des recettes, seuls les impôts régionaux et les recettes non fiscales sont pris en compte. Il s’agit de voir comment les augmenter sans créer de nouvel impôt, et donc d’améliorer le taux de recouvrement des recettes existantes, de diminuer la fraude fiscale et de développer de possibles nouvelles recettes non fiscales.
Chaque catégorie de dépenses publiques fait l’objet d’une analyse qui a pour but d’identifier des leviers de marges de manœuvre. À leur tour, ces leviers sont catégorisés A, B ou C. La catégorie A regroupe les leviers qui sont validés par le cabinet compétent et qui relèvent de son autonomie de décision. Ils peuvent directement être mis en œuvre. La catégorie B reprend les leviers validés par le cabinet compétent, mais qui nécessitent une décision du gouvernement. Enfin, les leviers C désignent des propositions des consultants qui sont faisables techniquement, mais non validées par le cabinet compétent et qui nécessitent un arbitrage politique en gouvernement wallon. Cette catégorie C est temporaire et les leviers y attenant doivent, à terme, soit être abandonnés, soit faire l’objet d’une décision positive du gouvernement pour être mis en œuvre.
À la fin de l’exercice du BBZ, c’est-à-dire en juin 2022, 1.000 leviers ont été identifiés par les consultants. Ils représentent environ 1,4 milliard d’euros, juste en dessous de l’ambition de départ. 270 millions concernent les dépenses de fonctionnement, 1.013 millions les dépenses d’intervention et 66 à 126 millions, les recettes. Sur ce 1,4 milliard, un peu plus d’un milliard d’euros, soit plus de 70 % des leviers, appartient à la catégorie C. S’y trouvent des propositions très sensibles politiquement :
- privatiser le paiement des allocations familiales et suspendre leur indexation pendant un an ;
- renoncer à la plateforme du service citoyen ;
- diminuer la déductibilité fiscale des titres-services ;
- renoncer à des subventions ponctuelles pour une série d’associations et organismes ;
- augmenter l’âge d’éligibilité pour les réductions
de cotisations sociales « travailleurs âgés » ;
- désinstitutionnaliser les soins de santé des
personnes handicapées ;
- intégrer un volet performance des centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) dans leurs
modalités de financement...
Cette succincte analyse du BBZ wallon fait ressortir quelques traits saillants. Les plantureuses dépenses inefficaces qu’on pensait pouvoir rapidement 9 identifier ne se sont que très partiellement matérialisées. Plus de 70 % des marges de manœuvre identifiées par les consultants relèvent de la pure décision politique. On doit sans doute s’attendre à ce qu’une majorité de ces leviers meurent de leur belle mort, faute d’accord en gouvernement. Cela doit être mis en perspective avec les dépenses que la mise en œuvre du BBZ a déjà engendrées : environ 10 millions d’euros de frais de consultance et beaucoup de temps de travail de plusieurs centaines de fonctionnaires. 400 responsables d’« unité de décision » ont consacré 10 à 20 % de leur temps de travail pendant les 16 semaines que durait leur vague ; et 50 « champions BBZ » ont dédié 50 à 100 % de leur temps au programme BBZ pendant toute la durée des travaux.
BBZ ET POLITIQUE BUDGÉTAIRE
Les acteurs du BBZ wallon, ministre du Budget et consultants privés disent que le BBZ ne rime pas avec austérité budgétaire. L’objectif serait non pas de diminuer les dépenses, mais d’accroitre leur efficacité, c’est-à-dire de les faire glisser vers de meilleurs usages.
Cette vision rassurante est démentie par d’autres déclarations. Dès sa nomination comme ministre du Budget, Adrien Dolimont indiquait que « les marges [du BBZ] pourraient par exemple aider à rencontrer l’objectif des 150 millions d’économies annuelles nécessaires à assurer la soutenabilité de la dette » 10. Ces déclarations vont dans le même sens que les documents européens qui précisent que l’un des objectifs des spending reviews est bien de réduire la dette publique 11.
L’approche BBZ repose sur une vision néoclassique de la politique budgétaire. Elle part du présupposé que le ratio dette/PIB est trop élevé et menace la soutenabilité des finances publiques. Pour diminuer ce ratio, il faut équilibrer les recettes et les dépenses, donc s’interdire de financer les investissements publics par le crédit (émission de dette publique).
Par ailleurs, il faut s’interdire d’équilibrer le budget en augmentant les recettes, partant du postulat qu’une plus grande « pression fiscale » nuirait à la compétitivité. Pour diminuer le ratio dette/PIB, il faut aussi accroitre le potentiel de croissance. Dans cette vision d’économie de l’offre, les investissements publics sont efficaces parce qu’ils accroissent le potentiel de croissance. Les dépenses courantes (sociales notamment) abaisseraient le potentiel de croissance et sont donc présumées inefficaces. La conclusion est alors inéluctable. Les dépenses publiques efficaces ne pouvant plus être financées par la dette ni par la fiscalité, elles ne peuvent provenir que de la réduction des dépenses inefficaces. Le rôle du projet BBZ est de les identifier. Il est perçu comme étant une plus-value par rapport à des coupes linéaires.
Cette vision néolibérale réduit la gestion du budget de l’État à une gestion purement comptable, similaire à celle d’une entreprise privée. Comme on l’a dit plus haut, la technique BBZ provient du monde de l’entreprise, avant d’être transplantée au budget des États. Elle compare le budget d’un État au budget d’une entreprise privée, ce qui est un non-sens économique, car cela fait l’impasse sur le rôle et les caractéristiques spécifiques de la politique budgétaire : relance économique, capacité de l’État à maitriser sa dette grâce à la fiscalité et au contrôle des taux d’intérêt par les banques centrales.
On pourrait caractériser le BBZ et plus généralement les techniques de spending review comme un nouvel avatar de la gouvernance budgétaire européenne. Il s’agit ici, non plus seulement de définir des règles budgétaires « top down », mais d’ancrer cette vision budgétaire orthodoxe dans la culture et les pratiques des acteurs de terrain (ministres, cabinets, fonctionnaires), afin d’en assurer la pérennité. Les différents niveaux de pouvoir en Belgique annoncent que le BBZ sera un élément récurrent de leur cycle budgétaire. Si le BBZ ne signifie pas nécessairement aujourd’hui une réduction des dépenses, il n’en sera pas de même lorsque la pression de l’Europe se fera plus forte ou que des gouvernements de droite seront au pouvoir.
BBZ ET ÉVALUATION DES POLITIQUES PUBLIQUES
Les spending reviews n’ont pas seulement pour but de dégager des marges budgétaires, mais de « transformer la structure et la culture de l’État » 12. Il s’agit de redéfinir le rôle de l’État, de déterminer ce qu’il est censé faire et ne plus faire. Les missions de l’administration ne sont plus définies à partir de notions politiques telles que le sens du service public, la justice sociale, la gratuité, mais à partir d’indicateurs chiffrés de performance. BBZ hérite des méthodes d’évaluation et de pilotage du nouveau management public, c’est-à-dire de l’application aux services publics d’instruments développés dans le privé. Des batteries d’indicateurs chiffrés sont construits par les consultants pour évaluer de manière systématique et granulaire les services et instruments de l’administration, selon une approche de « performance totale ».
Cet alignement des référentiels sur ceux de l’entreprise financiarisée apparait de manière presque caricaturale dans certains documents des consultants. Par exemple, parmi les indicateurs utilisés pour évaluer l’efficacité des recettes fiscales on trouve ceci : « maximisation du rendement des actifs », « analyse du ratio cout/bénéfice », « benchmarking de la structure des recettes avec celles de la France et des Pays-Bas ». On est étonné qu’aucun débat n’ait eu lieu sur l’impact d’une telle approche, alors qu’une large littérature critique existe par rapport aux techniques du nouveau management public et des indicateurs de performance.
Avec BBZ, on assiste à une privatisation de l’évaluation des politiques publiques. Il n’y avait aucune fatalité à recourir à des consultants privés puisque des institutions publiques sont dédiées à cette tâche (telles que la Cour des comptes ou l’IWEPS 13). Le gouvernement wallon a préféré tenir ces institutions à l’écart et payer des sommes exorbitantes à des firmes privées. C’est d’autant plus choquant que les conditions concrètes d’une évaluation scientifiquement valide ne sont pas réunies.
Tout d’abord, un exercice d’évaluation ne peut débuter en en fixant des cibles prédéfinies de réductions de dépenses 14. C’est comme si un scientifique écrivait les résultats d’une expérience avant même qu’elle ait débuté.
Ensuite, il y a la vitesse avec laquelle l’évaluation a été menée, 4 fois 16 semaines. Une telle vitesse ne peut être atteinte qu’en utilisant des méthodes d’évaluation simplistes. L’évaluation des centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) dans le BBZ wallon permet d’illustrer les absurdités d’une telle approche. Cette évaluation se base essentiellement sur un questionnaire envoyé aux directions de CISP leur demandant de réagir par rapport à des phrases types telles que « le dispositif A est plus performant que le dispositif B ». Les utilisateurs et utilisatrices des CISP n’ont pas été invités à fournir leur évaluation.
Troisièmement, l’approche de BBZ est unidimensionnelle, basée principalement sur des performances couts-bénéfices, au détriment de critères sociaux. Lorsque ces critères existent, ils sont décoratifs. Par exemple, alors que le critère d’« accessibilité du service » apparait dans certains documents BBZ, cela n’empêche pas les consultants de conseiller au gouvernement wallon de renoncer à son projet d’une gratuité totale des transports publics pour certains bénéficiaires ou de pousser le FOREM à organiser une partie de ses formations pour les demandeurs d’emploi sous forme de vidéoconférences 15. Des propositions très peu conformes à l’accessibilité du service public.
CONCLUSION
Finalement, le principal impact de BBZ pourrait être plus culturel que budgétaire. La prolifération des indicateurs de performance amène à redéfinir l’État social, non à partir de missions démocratiques, mais comme simple prestataire de services. Elle conduit à « la désintégration de la performance et du progrès collectifs en un amas de performances individuelles, en évitant ainsi de s’interroger sur la manière de préserver le bien commun » 16. La prolifération des indicateurs est aussi une manière d’« embarquer » les fonctionnaires « champions de BBZ » dans cette nouvelle vision managériale et néolibérale du service public. Ils servent à construire des « données probantes », c’est-à-dire à occulter les aspects idéologiques d’une telle approche, afin de « faire taire les incrédules » 17. Cette néolibéralisation de la vision de l’État ne se fait pas sans résistance. Pour preuve, la réaction des responsables de l’agence wallonne compétente dans les matières familles, santé et handicap (AVIQ) qui ont vivement critiqué le manque de transparence du BBZ et la mise à l’écart des acteurs du secteur, parmi lesquels les syndicats. #
1. Jean-Luc Crucke est remplacé en 2022 par Adrien Dolimont, du MR également, sans que cela modifie la poursuite du projet BBZ.`
2. « Déclaration de politique régionale », soit le programme de politique générale du gouvernement wallon.
3. Parlement de Wallonie, CRIC n° 45, 9 décembre 2019.
4. P. Pyhrr, « The zero-base approach to government budgeting », Public Administration Review, 1977.
5. E. Boca, R. Ercoli et X. Vanden Bosch (eds.), « Spending Reviews: Some Insights from Practitioners », Commission européenne, Décembre 2020.
6. À travers le « programme d’appui à la réforme structurelle » (PARS). Ce programme a été créé en 2017 (règlement (UE) 2017/825).
7. Plan national pour la relance et la résilience, Belgique, 30 avril 2021.
8. L’ensemble des politiques wallonnes sont analysées exceptées les dépenses liées aux fonds budgétaires, à la gestion de la dette, aux cofinancements européens, à la gestion des conséquences de la crise du Covid-19 et les dispositifs réformés en cours d’exercice (APE, nouveau décret infrasports...).
9. L’analyse systématique des dépenses et des recettes a été réalisée en 4 vagues de 16 semaines.
10. Interview Le Soir, 31/01/2022.
11. Commission européenne, « Quality of public finance. Spending reviews for smarter expenditure allocation in the Euro area », 2016
12. Commission européenne, op.cit., p. 5.
13. Institut wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique.
14. Par exemple, le document de travail du 9 février 2021, rappelle que « l’ambition de BBZ est de libérer des marges de manœuvre » de 10-15 % pour les dépenses de fonctionnement/exploitation/investissement, 3-4 % pour certaines dépenses d’intervention, 8-12 % pour d’autres dépenses d’intervention.
15. Parlement de Wallonie, CRIC n° 201, 13 juin 2022.
16. F. Jany-Catrice, « A political economy of performance measurements », Social Work and Society, 2020. « [t]he disintegration of collective performance and progress into a collection of individual performances, thereby excluding consideration of how to preserve the common goods ».
17. I. Bruno, « Défaire l’arbitraire des faits. De l’art de gouverner (et de résister) par les “données probantes” », Revue française de sociologieéconomique, 2015.
(*) Service d’études et de formation de la Centrale nationale des employés (CNE)
© kjtmphotonew777953